Dans La Foule délinquante, publié à Turin en 1891, puis, l'année suivante en France, sous le titre de La foule criminelle, l'italien Scipio Sighele expliquait les émeutes, qui secouaient alors le Nord de l'Italie, par le pouvoir de suggestion des meneurs ; "non, c'est par désir d'être aimé des autres que l'individu se laisse suggestionner", répondra Freud, quarante ans plus tard… Jusqu'où ces analyses qui, à l'époque, portaient sur la plèbe, valent-elles, aujourd'hui, pour les gosses de bonne famille qui, début décembre 2008, ont mis Athènes à sac?
Certes, les "anti-pouvoir", comme ils aiment se désigner les groupes qui animent la place d'Exarcheia et ses alentours, et que la presse a un peu vite assimilé à des anarchistes - comme s'il suffisait de clamer "ni dieu, ni maître" pour être encarté dans la mouvance anar - ne vont pas apprécier qu'on parle de "chefs" et de "meneurs". Pas davantage que le "pouvoir", intellectuel et politique, qui aimerait voir dans l'organisation de ces émeutes un effet de la crise économique et le résultat d'une organisation "horizontale et égalitaire", propre aux nouvelles technologies de la communication !
Bien sûr, tant que le "processus" l'emporte sur le "résultat", que l'effet l'emporte sur la source et l'image sur la réalité, on ne peut que constater que le croisement des SMS téléphoniques, des messages sur les forums Internet et des centaines d'"amis" derrière les rideaux des "réseaux sociaux" du web, n'obéissent à aucune structure ni à autre logique que celle de la spontanéité des échanges. Spontanéité impulsive, équivalente à celle de la main cliquant sur la souris devant une image clignotante.
Mais, mais… Il y a la réalité. Non pas celle de la vitesse de la propagation de l'information, mais celle de la réponse à l'information. Et, là, nous restons perplexes. L'accrochage d'un groupe de jeunes avec deux policiers, au croisement des rues Mesologgiou et Tzavela, près du quartier d'Exarcheia, au centre d'Athènes, qui se soldera par la mort d'un adolescent recevant une balle tirée par un des policiers, a lieu peu après 21h. Trois heures plus tard, Athènes, Thessalonique en Macédoine, Ioanina en Epire, Patras dans le Péloponnèse, Chania en Crète, brûlent sous une pluie de cocktails Molotov.
L'information circule dans un espace virtuel où la géographie est celle des antennes de la téléphonie mobile et des routeurs des réseaux informatiques. Autrement dit, l'information se propage en "temps réel". A cette nuance près, qu'elle n'atteint son destinataire qu'à condition que celui-ci décroche le combiné ! Et, si c'est généralement le cas avec les téléphones mobiles, avec Internet il en va tout autrement. Samedi soir n'est pas l'heure privilégiée où la plupart des jeunes se connectent à Internet, à leur messagerie ou à leur profil "facebook". Or, pour toucher une frange suffisante de jeunes pour créer un effet de mobilisation, il faut passer par le Net. Sinon, il reste le mobile et ses SMS, mais cela nous ramène sur la piste des meneurs et leur jeu dans l'espace physique.
De même, la réponse à l'information, la mobilisation, elle a lieu dans ce même espace physique, où les contraintes sont liées à la géographie et au temps. Commençons par les contraintes du temps, et en premier lieu le temps calendaire : nous sommes en une heure avancée d'un samedi soir. Beaucoup d'étudiants, en Grèce, quittent l'espace d'un week-end la ville de leurs études ou de leur travail pour rejoindre famille et amis dans leur lieux d'origine. Ceux qui restent, ou qui sont originaires de la ville, sont occupés par la traditionnelle sortie du samedi soir.
Cela va dans le sens d'une facilitation de la mobilisation puisque des groupes de jeunes sont déjà constitués pour la nuit. Mais on peut parier que, à cette heure-là, la ferveur militante est plutôt en berne, devant se disputer la nuit à la ferveur festive du samedi soir. A moins de supposer que des groupes organisés se tenaient prêts en attendant un signal déclencheur. La réaction simultanée et identique dans des villes aussi éloignées géographiquement que différentes par leur taille, ne peut être expliquée que par le fait d'une organisation soigneusement préparée des incidents.
L'autre élément qui renforce cette hypothèse, ce sont les moyens d'action : barrages, poubelles brûlées et cocktails Molotov. Rien de spécial jusqu'ici : il s'agit des moyens habituels utilisés par les "anti-pouvoir" à la fin de la plupart des manifestations en Grèce. Sauf que ce samedi soir 6 décembre, il ne s'agissait pas d'une manifestation mais d'une réaction "spontanée". Une manifestation est annoncée plusieurs jours à l'avance et les spécialistes du débordement des rassemblements politiques ont largement le temps de préparer leur "arsenal" pour les échauffourées avec les forces de l'ordre. Certes, un cocktail Molotov n'est pas chose compliquée à fabriquer, mais on ne dispose pas en instantané et en quantité, un samedi soir, quand les commerces sont fermés pour s'approvisionner en matière première, et, surtout, on ne les amène pas dans sa poche dans les bars et les cafeterias, comme les cow-boys portaient leur pistolet.
Voilà pourquoi tout laisse croire que l'opération avait été préparée et que des groupes structurés se tenaient prêts dans les différentes villes. Cela suppose aussi que l'incident déclencheur, lui-même, soit préparé et provoqué. Les deux policiers en cause ont été pris à partie par un groupe de 30 personnes ! Tout le monde ne rencontre pas des groupes de 30 personnes dans les rues d'Athènes, à l'exception des touristes sortant d'un car. Cela ressemble davantage à une embuscade qu'à une rencontre du hasard. Que les organisateurs de l'embuscade ne s'attendaient pas à la mort d'un adolescent, et, pis, parmi les leurs, ne change rien dans le plan de rechercher un accrochage violent avec la police qui aurait servi de déclencheur de l'alerte générale.
Le temps que la situation s'éclaircisse à Athènes, que la victime soit transportée à l'hôpital et que sa mort se confirme, nous arrivons à minuit, une heure où un maximum de jeunes se trouve dans la rue, soit dans la transhumance entre les bars du soir et les clubs de nuit, soit sur le chemin du retour vers la maison. Et, c'est là que la mécanique du hooliganisme se met en place. Le football grec connaît bien le phénomène. Mais le hooliganisme, s'il doit son appellation au monde du ballon rond, ne concerne pas que les stades. Ses principales caractéristiques sont, d'une part, la haine de l'arbitre et, d'autre part, le comportement violent de petits groupes qui, par leurs exactions, essaient de se distinguer en présence d'une foule.
La haine des jeunes "anti-pouvoir" n'a rien à envier à celle que nourrissent les hooligans envers l'arbitre d'un match de foot. Les policiers, comme les arbitres, sont, dans ce cas, l'incarnation même de l'injustice, des agents à la solde du camp adverse. Quand à la foule, dans les stades ou dans les meetings politiques, elle joue, pour ces groupes, le même rôle. Elle protège, mais, surtout, elle témoigne de la bravoure des groupes les plus violents. Un miroir glorifiant, renvoyant cet "amour des autres" dont parle Freud, qui permet à chaque participant de se sentir le héros d'un récit qui alimentera les discussions des jours et des jours après… en même temps qu'il nourrit l'espoir d'entraîner derrière soi la meute.
Et la politique dans tout ça ? Eh bien, elle est absente ! Absente des slogans, pénurie des revendications. Les profits injustes du capitalisme, la violence excessive de la répression, la crise économique, les scandales politiques, sont autant de chiffons rouges qui excitent en amont le mouvement mais aucunement des projections en aval susceptibles de fournir une base de revendication. No futur ? Pas si simple. Les structures traditionnelles qui se disputent la transformation de la foule en public éclairé, disons en corps électoral, se chargent à donner un semblant de cohérence au mouvement et, médias aidant, à se poser comme l'expression de celui-ci.
Ces structures traditionnelles, les partis, les syndicats, les organisations de jeunesse estudiantine et lycéenne, ne sont pas disposées à admettre qu'une insurrection "anarchiste" puisse prendre une telle ampleur, rencontrer un tel écho. Depuis les décennies que la gauche rêve du grand soir, celui-ci ne pouvait être provoqué par les groupuscules "sans foi, ni loi".
Et voilà que surgit "la génération des 700 euros", même si avec 700 euros on vit bien mieux à Athènes qu'à Paris et peu importe si les jeunes initiateurs des événements proviennent des milieux aisés de la nomenclature athénienne ; les fameux "connus inconnus", comme les désigne régulièrement, et ironiquement, la presse locale - la même qui les place aujourd'hui à l'avant-garde de la protestation sociale -, en allusion aux protections dont ils jouissent, par famille interposée, dans les cercles du pouvoir. Et, en voici le parallèle avec les incendiaires des voitures de la banlieue parisienne, sur la seule similitude des flammes dans les images. Et, en revoilà, un autre parallèle avec le mouvement lycéen en France et la génération CPE, sur la seule similitude du mot "génération" et de l'âge des participants. Et pour emballer le tout, un fond de crise internationale.
Qu'importent les faits, les micro-faits, internes au mouvement comme on vient de les exposer, puisque le récit fonctionne, puisque il donne une explication. On a raconté jadis que, l'homme ne pouvant rester sans explication des forces de la nature auxquelles il était soumis, il se devait d'inventer un dieu. Comment pourrait-il rester, aujourd'hui, sans explication des mobiles d'une violence sociale à la quelle il assiste derrière ses écrans de télévision ? Et cette violence est encore plus dure à supporter qu'elle passe en boucle, commentée par des journalistes forcés à inventer sur le champ des expressions coup de poing - des "scènes de western", a-t-on attendu dans une intervention en direct du correspondant de France 2 ! Moi, je ne me souviens que des duels entre le shérif et le cow-boy et point d'émeutes ni de foules, mais il y a peut-être des films que j'ai manqués… Et, puisqu'il est question de cinéma, je n'ai que Orange mécanique de Kubrick à suggérer pour comprendre les ressorts de la violence gratuite d'une certaine jeunesse. Mais, c'était il y a bien longtemps, moins loin, toutefois, que les westerns…
Dans une réédition en 1901 de La foule criminelle, Scipio Sighele, qui commençait à délaisser ses travaux sociologiques au profit du journalisme, parlait des "nouvelles formes de suggestion" que représentent les organes de presse et notamment le journaliste de la "littérature des procès", nouveau meneur d'un lectorat "plâtre mouillé sur lequel sa main met son empreinte", rapporte Armand Mattelart dans Histoire des théories de la communication. Espérons que nous n'en sommes pas là… Mais déjà, la surreprésentation des événements les fait passer dans le champ de l'autonomie, là où ils ne représentent rien d'autre qu'eux-mêmes, où l'image se suffit d'elle-même, incapable de référer en un événement objectif. Ce qui avait fait dire au sociologue et essayiste Jean Baudrillard, s'exprimant à propos de la guerre au Koweït, que "la guerre du Golf n'a pas eu lieu". Mais on avait préféré, à l'époque, le prendre à la lettre et se moquer de son contresens que de s'interroger sur le sens de son aphorisme.
Oui, la révolte des jeunes grecs, aussi marginaux politiquement que soient ses initiateurs, sont le signe d'un malaise social. Sauf que ce que nous percevons dans nos télévisions ce n'est pas ce signe mais une image totale, autonome, "tautistique" dirait mon ancien professeur Lucien Sfez, dans sa Critique de la communication. Comme dans la pub moderne où les images ne sont pas les images des produits ; elles "sont" les produits. C'est dans ce glissement que réside la force du récit qui tend à rendre idéologiquement cohérents les événements qui ont secoué Athènes et les autres villes grecques. Et comme tout récit qui amasse des signes épars pour en faire des symboles, il a une force opérante, une force de propagation. Restera à voir la résistance de celle-ci dans le temps : l'écho du récit, dépassera-t-il la durée d'une campagne publicitaire ou s'installera-t-il durablement, tel une nouvelle religion ?
i-GR/AE
photos : ANA-MPA