Des milliers de Chypriotes grecs et turcs traversent depuis deux jours la ligne verte qui divise l'île (euphémisme onusien pour désigner la ligne rouge qui sépare le secteur libre de chypre du secteur sous occupation turque) après les restrictions levées par le régime du chef chyproturc Raouf Denktash. L'Etat autoproclamé de la République Turque de Chypre du Nord a pris les autorités chypriotes de court, au lendemain de la visite du Premier ministre grec Costas Simitis sur l'île, première étape de sa tournée des nouveaux pays de l'Union Européenne en tant que Président en exercice du Conseil européen, après la signature solennelle du Traité d'adhésion à Athènes le 16 avril.
Soumis à une pression populaire sans précédent depuis l'été dernier et désigné responsable de l'échec des pourparlers conduits par le Secrétaire Général des Nations, Raouf Denktash, dans une ultime manœuvre pour revenir sur le devant de la scène, a créé la surprise en levant unilatéralement une partie des restrictions qui interdisaient aux Chypriotes-grecs de retourner dans leurs villes abandonnées au moment de l'invasion de l'île par l'armée turque il y a 30 ans ; mais surtout empêchaient les Chypriotes-turcs de fuir le régime dictatorial dans lequel ils étaient soumis.
Mercredi, dès le premier jour de la levée des restrictions, près de trois mille Chypriotes-turcs se sont rués vers le sud libre et deux mille Chypriotes-grecs ont fait le chemin inverse. Le mouvement continue depuis avec le même rythme quotidien. Le "gouvernement" de Raouf Denktash a indiqué qu'il s'agissait d'un geste de bonne volonté en vue de rebâtir la confiance entre les deux communautés. Un geste qui selon le chef chyproturc bénéficie du soutien de la Turquie et qui "aiderait la paix et la stabilité sur l'île".
Les gouvernements successifs de la République de Chypre déconseillaient jusqu'ici aux Grecs de se rendre au Nord de l'île afin d'éviter une reconnaissance implicite des autorités turco-chypriotes ; ces dernières imposant un visa marquant leur contrôle sur le territoire. Mais devant l'ampleur du mouvement des deux côtés, la République de Chypre a dû s'adapter à la situation. Ne pouvant empêcher aux Grecs de profiter de l'opportunité qui leur était offerte de revoir leurs terres abandonnées, elle devait en même temps faire face à l'afflux des Turcs demandant un passeport. En effet, les Chypriotes-turcs sont considérés comme sujets de la République de Chypre, au même titre que les Chypriotes-grecs. Et à ce titre, justement, disposent du droit à un passeport désormais européen ! Ainsi au moment où Denktash tente de se faire reconnaître maître au Nord de l'île en accordant une autorisation d'entrée au territoire aux Chypriotes-grecs, ses "sujets" chypro-turcs courent vers l'administration du Sud pour décrocher leur passeport européen, donnant ainsi une idée de ce qu'attend l'Union Européenne le jour où la Turquie deviendra membre de l'Union Européenne.
Les Chypriotes-grecs peuvent pour le moment voyager au Nord où il leur est permis de rester jusqu'à minuit, sur présentation de leurs passeports. Quand aux Chypriotes turcs ils voyagent au Sud sur preuve de leur identité chypriote, mais il est difficile de contrôler qu'aucun des nombreux colons importés de l'Est de la Turquie pour renforcer la proportion de la population turque sur l'île ne profite de la situation. Les premiers reportages font état d'un important trafic de contrebande.
Denktash et Athènes piégés dans leur stratégie
L'effet recherché par Denktash de reconnaissance de son "Etat" a plutôt réussi, la plupart des médias occidentaux présentant favorablement l'initiative unilatérale de la "République Turque de Chypre du Nord" et laissant entendre qu'en face il y avait une "République Grecque de Chypre du Sud" qui empêchait jusqu'ici le libre franchissement de la "ligne verte" gardée par les casques bleus de l'ONU. Beaucoup de ces journalistes ignoraient (à cause de leur jeunesse ?) ou pire ne se sont pas souvenu, en tout cas ils n'ont pas regardé plus loin que la dépêche diffusée par Denktash, qu'il y a quelques années n'importantes manifestations de Chypriotes-grecs pour pouvoir accéder librement à leurs demeures occupées par les Chypro-turcs au Nord s'étaient soldées par des violents incidents et quelques morts. Qu'aujourd'hui ils puissent le faire "librement", on ne peut effectivement que s'en féliciter ! Fut-ce au prix de la "reconnaissance implicite" du régime de Denktash et de l'acceptation de l'état de faits ? C'est là toute la question qui laisse perplexes les responsables politiques de l'île.
Rien de plus normal que dans ce contexte leurs déclarations et leurs prises de positions soient contradictoires. Certains se félicitent, d'autres essaient de décourager le mouvement vers le Nord en rappelant le risque politique que cela comporte. Pour le moment, ils doivent gérer au plus pressé et assurer le meilleur accueil aux citoyens chypriotes qui sont les Chyproturcs qui passent au Sud beaucoup plus massivement que les visites journalières des Grecs se rendant au Nord pour lesquels elles doivent s'assurer qu'elles s'effectuent en toute sécurité. Les Chyproturcs bénéficient de leur citoyenneté chypriote au Sud et de leur passeport chypriote qui leur ouvre les portes de l'Europe et de l'immigration légale. Les Chypriotes-grecs se rendant au Nord ont un statut de touriste qui leur permet de constater que leurs biens ont effectivement été confisqués et de faire connaissance avec les familles turques qui occupent leurs maisons "sans même avoir changé les meubles", comme indiquent les premiers témoignages.
Il reste tout de même un air "bizarre" dans cette affaire. Si la République de Chypre a été effectivement surprise par l'initiative de Denktash, cela ne semble pas être le cas d'Athènes ni de Washington qui suivent de près la situation. D'abord cela se produit au lendemain de la visite du Premier ministre grec Costas Simitis sur l'île, le 19 avril, à la suite de la signature du Traité d'adhésion des 10 nouveaux membres de l'Union Européenne, dont Chypre, le 16 avril à Athènes. Il apparaît improbable que Denktash ait pris une décision aussi rapide et l'ait mise à exécution sur le champ. Ensuite, le ministre grec des Affaires étrangères Georges Papandréou, avant même que les autorités chypriotes arrêtent une position sur les événements, saluait depuis Bruxelles l'initiative de Denktash, l'attribuant à l'effet de l'adhésion de l'île à l'UE et y voyant l'expression de la volonté populaire. Quelques heures après c'était à Richard Boucher, porte-parole du ministère des Affaires étrangères des Etats-Unis (State Department) de qualifier les événements d'évolution positive. Quelque chose se tramerait-il sur Chypre que la République chypriote ignorerait ?
Malgré les réticences de la Commission Européenne et des Chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne s'étant exprimé sur le sujet lors du Conseil européen de Copenhague en décembre 2002, le gouvernement grec, s'était engagé auprès de la Turquie d'œuvrer durant sa Présidence du Conseil européen pour l'accélération de l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne. La charge de la Présidence tournante qu'assume Athènes prend fin en juin prochain au profit de l'Italie. Il ne reste que peu de temps à Athènes pour prouver à son voisin d'avoir œuvré dans le sens des engagements pris. En étant jusqu'ici intransigeante sur Chypre, la Turquie a réussi à y focaliser toutes les attentions, et à obtenir ainsi un ticket européen à moindres frais. Il suffira en effet un petit geste de la Turquie sur Chypre, pour que toutes les questions de démocratisation, de respect des minorités et des droits de l'homme, comme le respect des critères économiques dictés par la Commission européenne pour la convergence des candidats à l'adhésion à l'UE, passent aux oubliettes. Mais, comme d'habitude, Athènes oublie qu'elle n'est pas seule au monde et que ses décisions n'ont pas la portée qu'elle s'imagine. Il reste aussi que le cours des choses sous la pression de la rue déborde les plans des meilleurs stratèges. Avec des directions souvent imprévisibles, mais pas forcement inintéressantes, surtout lorsqu'il s'agit de conquérir des territoires de liberté.