Nous avons rencontré Yesim à Paris lors de son passage pour l'avant-première de son film. C'est son deuxième film. Le premier racontait aussi une histoire qui prenait à rebrousse-poil la Turquie moderne, celle de l'Etat-Nation homogène. Autre minorité, plus à l'Est. Les Kurdes. Et l'amitié impossible d'un ouvrier turc et d'un jeune marchand ambulant kurde. « Aller vers le soleil » est présenté au Festival de Berlin où il obtient le Prix de l'Ange Bleu (Meilleur film européen) et le Prix de la Paix. Premier succès qui ouvre la voie pour le deuxième long métrage de Yesim.
Cette fois, pour « En attendant les nuages », ce sera chez elle, là où elle a grandi, dans la région côtière de la Mer Noire. « J'y ai passé toute ma jeunesse. J'y ai fait mes études et si aujourd'hui j'habite Istanbul, je continue à y retourner régulièrement », nous confie-t-elle. Des études d'architecture, puis d'histoire de l'art où elle porte un intérêt particulier aux relations entre culture et identité, aux luttes sociales et les rapports de classe. Un intérêt qu'elle va confirmer dans ses premiers courts-métrages.
i-GR – Vous connaissez, donc, bien la région. L'histoire du film est une histoire contemporaine. Est-ce qu'il y a encore des Grecs-Pontiques qui y vivent ?
Yesim Ustaoglu – Oui, quelques-uns…
i-GR – Est-ce qu'ils vivent comme décrit dans le film, en se cachant ?
Y. U. – Oui, on rencontre toutes les situations. Il y en a qui ont été complètement assimilés : ils sont musulmans, ils ne parlent plus grec, parfois ils ne savent même plus leur origine ; et, il y en a qui sont pleinement conscients de leur passé, mais ils évitent de le crier tout haut. Mais quelque soit leur cas, ils ont tous les mêmes chansons, les mêmes traditions.
i-GR – Qu'est ce qui vous a motivé à raconter l'histoire d'une grecque pontique ?
Ainsi apprendra-t-on sur son ami, qui « se considère comme part de la Turquie, citoyen Turc, mais culturellement il se sente Grec. [...] Je me suis toujours intéressée aux patchworks qui composent l'histoire et la culture de la Turquie. Je considère qu'il est très dommage que l'idée d'une nation implique que les autres cultures soient rejetées. »
« En attendant les nuages »
Synopsis
Ayshe est née Eleni, fille de Grecs indigènes de la région orientale de la Mer Noire dans le Nord de la Turquie. Devenue orpheline durant l’exode des populations Grecques Orthodoxes Pontiques, elle a été adoptée par une famille musulmane turque. Par peur, Ayshe n’a plus jamais parlé de son passé. Seule Ayshe et son jeune frère ont survécu à l’exode de l’hiver. Tandis qu’elle était adoptée par une famille turque compatissante, il était retenu dans l’orphelinat de la ville. Quand il a été déporté, Ayshe aurait pu partir avec lui mais jeune et effrayée, elle a préféré rester dans la sécurité de son nouveau foyer et de sa nouvelle famille. Sa décision de vivre comme une « authentique » turque a fini par la hanter pour le restant de ses jours. A la fin de sa vie, elle tente d’exorciser la culpabilité qu’elle ressent pour avoir abandonné son frère.
Fiche technique
film 35mm en turc, 87' couleur, 2005
Production : France, Allemagne, Grèce, Turquie
Réalisation : Yesim Ustaoglu
Scénario : Yesim Ustaoglu, Petros Markaris d'après Tamama. The Missing Girl of Pontos de Giorgos Andreadis
Acteurs : Rüchan Caliskur, Ridvan Yagci, Dimitris Kaberidis, Oktar Durukan, Feride Karamen
Nous voilà sur le terrain politique...
i-GR – Est-ce qu'il y a des traces des répressions passées parmi les Pontiques vivant en Turquie ?
Y. U. – Après la première guerre mondiale, la vie est devenue très difficile pour toutes les minorités. Les Arméniens, Grecs et autres minorités ont été chassés hors de Turquie, souvent dans des conditions terribles. Plusieurs ont été déportés et ont péri dans des marches forcées, comme on en évoque dans le film avec le frère d'Ayshe/Eleni. Ceux qui ont réussi à survivre n'y sont parvenus qu'en se convertissant à l'Islam et en gardant secrète leur identité pour le restant de leur vie.
i-GR – Le film est déjà sorti en Turquie. Quelles ont été les réactions ?
Y. U. – Le film a été présenté à Istanbul, au Festival. Il y a eu toute sorte de réactions, ce qui montre que la société évolue lentement. Plusieurs personnes ont réagi négativement, mais en même temps le film a permis à d'autres personnes de se reconnaître dans cette histoire et d'explorer leur identité.
i-GR – Comment s'est passé le montage financier du projet ?
Y. U. – Après mon premier film, cela a été plus facile. J'ai travaillé avec le même producteur, Setareh Farsi, un iranien d'Allemagne. Il a réussi à monter le projet avec des partenaires allemands, français, japonais et grecs. Nous avons bénéficié du soutien du plan européen Média, et des centres du cinéma en France et en Grèce.
i-GR – Pour les comédiens, à part le grec Dimitri Kaberidis, vous avez fait appel à des comédiens turcs…
Y. U. – Oui, il y a Rüchan Caliskur, une actrice très connue en Turquie qui vient du Théâtre d'Etat d'Istanbul. C'est son premier rôle au cinéma. Il y a aussi 3-4 autres professionnels et le reste de la troupe est formé des gens des villages où j'ai tourné. Le film a été tourné à l'endroit même où l'action se déroule, notamment dans la région de Trebolu sur la côte nord, à 90 km de Trabzon.
i-GR – Quelle a été la réaction de Rüchan Caliskur à votre proposition ?
Y. U. – Elle a très bien réagit. Dès qu'elle a lu le script, elle m'a appelé. Ensuite elle a travaillé dur pour comprendre le personnage d'Ayshe et… pour apprendre à parler le grec !
i-GR – Une partie du tournage a eu lieu en Grèce, à Thessalonique…
« A Kalamaria, plus précisément. Là où se sont installés les exilés Grecs Pontiques après les événements de 1923. »
i-GR – Le film est basé sur le livre de Giorgos Andreadis, Tamama. Comment l'avez-vous connu ?
Y. U. – Vous savez, le livre avait été traduit en turc. Ensuite j'ai rencontré Andreadis qui m'a beaucoup aidé dans mes recherches, dans les archives à Thessalonique, etc. J'avais tellement à apprendre a propos de l'histoire des Pontiques… Ensuite, après une première version du script, j'ai rencontré Petros Markaris avec qui nous avons établi la version définitive du scénario.
i-GR – Vous connaissiez déjà la Grèce avant le film ?
Y. U. – Oh oui, J'ai été plusieurs fois en tant que touriste, mais aussi au Festival du Film de Thessalonique où j'avais présenté mon précédent film.
i-GR – Et, alors ?
Y. U. – Ca a toujours été magnifique. Je suis allée plusieurs fois à Rhodes. Vous savez c'est tout près des côtes turques. J'ai eu à chaque fois un excellent accueil et j'ai maintenant des très bons amis. Bien sûr il arrive que des fois on me titille a propos des relations greco-turques, mais c'est toujours amical.
i-GR – Justement, a propos de la Turquie… La grande question du moment c'est sa candidature à l'Union Européenne.
Y. U. – La Turquie traverse actuellement une période très difficile. Des problèmes économiques, de classes sociales, de problèmes de minorités, tout cela ensemble c'est dur mais en même temps cela crée une nouvelle dynamique. C'est une très longue route que d'entrer dans l'Union Européenne. Il n'y a rien qui presse surtout si l'Union Européenne doit dicter les changements. La Turquie a une chance de changer elle-même et de chercher à développer une meilleure culture ; développer sa propre culture et éviter l'uniformisation est plus important que l'intégration européenne. »
i-GR – Vous voulez dire que l'adhésion à l'Union Européenne n'est pas une priorité ?
Y. U. – L'Union Européenne a ses propres problèmes. Elle doit réussir l'intégration de ses immigrés et des réfugiés. Elle doit apprendre comment négocier avec eux, et avec les autres.
On l'aura compris, Yesim Ustaoglu est une européenne à sa manière. La nostalgie des chants d'enfance, des coutumes des Pontiques de la région où elle a grandi, la richesse multiculturelle de son pays, elle ne voudrait pour rien au monde les voir sacrifiés sur l'autel de la mondialisation, dont l'Europe, craint-elle, est le vecteur. Pour elle, la Turquie doit d'abord faire la paix avec son passé pour que toutes ces cultures, turques, kurdes, arméniennes, grecques, lazes, s'épanouissent et se vivifient. C'est à condition que l'Europe crée ce cadre, que l'adhésion de la Turquie à l'UE lui paraît être une bonne chose. Ayshe, l'héroïne de « En attendant les nuages » a attendu 50 ans dans le silence avant de partir à la recherche de son frère, Niko. Les retrouvailles n'ont pas été d'une grande joie. Niko ne se souvenait plus d'Ayshe.
Propos recueillis par
Athanassios Evanghelou
Photos François Vila
Paris, mars 2006
Pontioi, les Grecs du Pont-Euxin
Les liens des Grecs pontiques avec la Grèce remontent à la préhistoire, à la légende de Jason et des Argonautes et à celle d'Hercule. Connue sous le nom de Pont Euxin, la mer Noire a depuis l’antiquité constitué, pour les Grecs, le « pontos » (i.e. la mer) par excellence pour la navigation, le commerce des produits alimentaires et des matières premières. C’était aussi vers ses rivages que se dirigèrent des vagues de migrations successives qui ont conduit à la création d’un réseau de colonies côtières qui hellénisèrent le bassin pontique où les colons coexistaient avec les peuples riverains.
Cette situation privilégiée continua à l’époque romaine et jusqu’aux invasions des différents peuples barbares qui bouleversèrent l’hinterland mais laissèrent aux Byzantins de Constantinople et de Trébizonde la maîtrise de la mer et du commerce, même quand les Scandinaves s’y aventuraient jusque dans la mer Egée. Ce sont les Génois qui en s’introduisant dans le trafic de la Mer Noire, après 1204, modifièrent ce paysage fortement hellénisé que les Ottomans avec les peuples Turco-tatares finirent, sur la longue durée historique, par l’intégrer dans leurs empires.
Sur les rives sud de la mer Noire, dans le Pont ottoman, c’est par l’échange de populations de 1926 que se terminèrent les guerres opposant la Grèce à la jeune république turque. Un génocide y avait, auparavant, réduit la présence arménienne tandis que les pertes grecques sont estimées à 350 000 personnes, soit la moitié de la population. Ceux qui ont survécu aux marches forcées et aux massacres, se sont installés soit en Grèce, soit ils ont rejoint l’Union soviétique sur les rives nord.
Sur la côte Nord, l’Ukraine côtière, la Crimée, l’Azov et le Kouban, la première guerre mondiale et la Révolution d’Octobre achevèrent de consolider la présence Russe - sous ses formes soviétique et socialiste – mais elle arrêta un commerce qui, entre temps, s’était considérablement industrialisé (houille, fer, textiles, chimie.). Depuis, on ne parla plus de Grecs et d’hellénisme dans le bassin pontique. C’est depuis la Perestroïka et, surtout, depuis la disparition de l’Union soviétique, que quelques centaines de milliers de personnes se sont « soudain » manifestées pour réclamer le statut et l’identité de Grecs.
Une autre partie des Grecs du Pont qui a échappé aux massacres turcs de 1916 et de 1923 a pris la voie de l’exil vers les pays de l’Europe, dont la France. Ceux qui sont arrivés en Grèce, ont trouvé un pays qui avait énormément du mal à leur fournir des conditions décentes d’accueil. C’est alors qu’après la deuxième guerre mondiale, nombreux seront ceux qui partiront chercher meilleur fortune dans l’immigration, notamment en Allemagne.
En partie, d’après Sophie Dascalopoulos et Nicolas Vernicos, (Université de l’Egée), Grecs en Russie.
Voir également :
- Bruneau Michel, Les Grecs pontiques: Diaspora, identité, territoires, CNRS Editions
- Dalègre Joëlle, Grecs et Ottomans 1453-1923, L’Harmattan
- Les Associations des Pontiques dans le monde : http://www.efxinospontos.org/links