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Georges Aperghis : l'absurde du monde en scène

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Machinations musicales
L'univers mystérieux de Georges Aperghis, compositeur, metteur en scène et référence incontournable du théâtre musical.

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Georges Aperghis

Compositeur grec, auteur prolixe d’une œuvre multiforme, inclassable et atypique, Georges Aperghis est l’une des figures marquantes de la musique contemporaine. Né à Athènes, en décembre 1945, il s’installe, à 17 ans, à Paris, où il rencontre, quelques mois plus tard, Iannis Xenakis, dont l’influence est perceptible dans ses toutes premières pièces instrumentales. Depuis le début des années 70, il est la référence incontournable du théâtre musical. Ses œuvres sont régulièrement jouées à travers l’Europe. Machinations, spectacle emblématique créé en 2000, a été repris, en juin 2008, au centre Pompidou. Deux nouvelles œuvres ont été créées en octobre dernier, l’une, Teeter-Totter, en Allemagne, l’autre, Ismène, en Italie. Son premier théâtre musical, La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir, revient, en décembre, à Paris-Villette, avec une nouvelle mise en scène, dans le cadre de la saison du Théâtre de la marionnette. Entre deux créations, Georges Aperghis nous a reçus dans sa maison parisienne, près de l’Opéra-Bastille. Entretien.

i-GR – Parlez-nous de vos dernières créations, Ismène et Teeter-Totter.

Georges Aperghis – Ismène est un retour à mes racines, grâce à l’artiste belge Marianne Pousseur qui m’a demandé d’illustrer musicalement et vocalement le poème homonyme de Yannis Ritsos. J’en ai fait un spectacle pour voix seule. La personnalité d’Ismène, aux antipodes de celle de son illustre sœur Antigone, est admirablement incarnée par Marianne, dont je connaissais depuis longtemps le travail. Je l’avais invitée, en 1996, au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, à présenter Songbooks, de John Cage. Elle a également été mon interprète de Clytemnestre dans Dark Side, en 2003. Ismène, héroïne effacée, est le symbole de la femme-mère. Elle aspire à une vie familiale, sans aucun destin à accomplir. De la Grèce d’Œdipe, nous voici transportés dans le monde d’aujourd’hui. La tragédie antique fait place à celle de notre siècle. Ismène est une longue monodie sans instruments, qui veut fixer l’attention du spectateur sur un seul corps et surtout une seule voix, parlée, chantée, ou passant par tous les registres intermédiaires. Pour exprimer les idées et sensations présentes dans le poème, j’ai utilisé des moyens sonores ou visuels d’où naissent des résonances archaïques. Ce spectacle de la compagnie belge Khroma, créé, début octobre 2008, au Festival de Modène est joué, depuis le 13 novembre, au Théâtre de la Balsamine, à Bruxelles. Il est aussi une façon de rendre hommage à Yannis Ritsos, mort il y a dix-huit ans, presque jour pour jour.
Teeter-Totter, pièce de concert de quinze minutes, écrite pour deux pianos, cordes, flûtes et saxos, est, elle aussi, le fruit de mes investigations sur le discours discontinu. Son titre signifie « Bascule » : deux musiques, aux tempi qui s’affrontent ; on bascule de l'une à l'autre, grâce à différents jeux, alliant agressivité et douceur. Sa création mondiale, le 18 octobre 2008, au Festival de Donaueschingen, en Allemagne, a été exécutée par de jeunes solistes, le Klangforum Wien Ensemble.

i-GR – Vous avez écrit plus d'une centaine de pièces. Votre travail se partage entre l'écriture instrumentale, le théâtre musical et l'opéra.

G. A. – Quel que soit son genre, sa durée ou son instrumentation, une pièce représente un jalon pour avancer dans ma problématique : la discontinuité d'un discours. Je souhaite démontrer, par une réflexion sous-jacente, teintée d’humour et de satire, l’incohérence et l’absurdité de notre société. Machinations en est un bel exemple. La création du monde n’est pas un édifice pensé par un dieu. Rien n'est cohérent, tout est absurde. Je cherche à agencer des fragments et des bribes pour fabriquer un discours. Mais comment le gérer ? Au travers d’assemblages d’éléments semblables, on peut obtenir des discours très différents. Jusqu'où distendre ce discours sans le casser ? Les solutions sont nombreuses, et la façon de poser le problème, multiple ! Je ne crois qu’à l’instant présent, à ce que je fais au moment où je parle. Un concert terminé n'est plus qu'un souvenir. Il me fait penser à d'autres concerts, eux-mêmes souvenirs. Nous vivons dans une illusion permanente. De nouveaux modes de fonctionnements fragmentaires s’installent : on se contente de regarder quelques minutes d'un film, ou d'une émission de télévision, de lire quelques pages d'un livre et l’on estime en avoir vu ou lu la totalité…

« Avis de tempête », 2004

i-GR – Vous avez renouvelé votre pratique de compositeur avec la création de l’Atem (Atelier Théâtre et Musique)…

G. A. – Je l’ai créé en 1976, à Bagnolet. Il était important de déplacer la musique contemporaine dans des milieux plus populaires et d'observer les réactions. Nous y sommes restés jusqu'en 1991, puis nous avons transporté cette structure au Théâtre des Amandiers, à Nanterre. J'ai dirigé l’Atem pendant vingt et un ans. J’y ai réalisé plus d'une vingtaine de spectacles, dont La bouteille à la mer (1976), Société adoucie (1983), Conversations (1985), Énumérations (1988), Jojo (1990), H (1992), Sextuor (1993), et Commentaires (1996). Le théâtre musical est au cœur de mon activité, je travaille avec des musiciens et des acteurs sur des pièces que j’ai écrites ou sur celles d'autres compositeurs. Les spectacles prennent forme au fur et à mesure des répétitions. Ils s'inspirent du quotidien, de faits sociaux, qui, une fois remaniés, sont projetés dans un monde poétique, souvent absurde et satirique, saugrenu, parfois, et même dérisoire. Commentaires, par exemple, suggère que le commentaire importe davantage que le fait lui-même. L’action, on ne la voit qu’à travers les yeux de la télévision, on l'entend à la radio. Le commentaire devient l’action.

i-GR – Quelle est la place de la technologie dans votre quête d'innovation ?

G. A. – Le micro, la vidéo et l’informatique ont révolutionné ma façon de travailler. Le travail sur une voix, qui ne soit pas celle d’un chanteur d'opéra, mais une voix comme la mienne, qui ne porte pas, donne, grâce au micro, des résultats remarquables ; avec la vidéo, je peux zoomer sur une bouche, un œil, un nez, une main, et créer tout un univers. L'informatique prolonge ces instantanés : l'ordinateur les capte, fait entendre non plus une voix mais des effets vocaux particuliers et projette simultanément sur l’écran des images absolument remaniées. Sa virtuosité est intarissable : à partir d’une seule voix, il peut créer un chœur ; injecter des nuances de timbres extraordinaires. Au final, les sons qui constituent un spectacle musical ressemblent aux bruits que l'on entend à longueur de journée ou qui sont très proches de la guitare électrique des groupes pop. C’est passionnant d’utiliser la vidéo, le micro et l'ordinateur, surtout quand on le fait en direct, c'est-à-dire quand rien n’est encore écrit ou programmé sur papier.

URL de la vidéo
Nom
Machinations

i-GR – Machinations est une œuvre emblématique.

G. A. – Commandé par l'Ircam-Centre Pompidou et le secrétariat à la culture de Rhénanie-Westphalie, ce spectacle musical a été créé le 6 juin 2000 à Paris, dans le cadre du Festival Agora. J'ai écrit le texte en collaboration avec le philosophe François Regnault. Machinations est à la fois un conte de la naissance des langues et une sorte de traversée des temps, qui aboutit au programme des ordinateurs actuels. Sur la scène : quatre femmes, quatre voix, quatre manipulatrices face au public. Au-dessus de chacune d'elles, un écran vidéo. Leurs voix prononcent des phonèmes qui, peu à peu, s'organisent en bribes de discours, en même temps qu’elles font apparaître sur les écrans des objets usuels. Sur le côté, un homme devant son ordinateur scrute attentivement le jeu des quatre personnages, il manipule leur voix, leur phrasé et envahit les écrans en y injectant les graphiques des programmes de son ordinateur. Ce théâtre musical a rencontré un grand succès en France et en Allemagne. Il est joué régulièrement, en moyenne tous les deux ans. Il l’a été à Genève, Monaco, Rome, Salzbourg, et, à Paris, en juin dernier. Machinations s'inscrit dans la continuité de mon travail sur le texte.

Georges Aperghis

i-GR – Vous vous êtes aussi intéressé à la musique du langage.

G. A. – Ma première pièce autour du langage, Récitations, remonte à 1978. Conversations (1985) et Enumérations (1988) ont suivi. Pour Sextuors-l'Origine des espèces (1992), clin d’œil à Darwin, je me suis amusé à trouver des phonèmes, des syllabes ou des modes de parler de chaque espèce animale, du protozoaire – dirais-je presque ! – jusqu'à nous. La voix est un instrument. L’écriture vocale, une véritable dramaturgie. De la création pure, un jeu sans fin. Cette musique a un sens. Mettez quelques phonèmes côte à côte et lisez-les, vous leur donnerez toujours un sens. Parfois évident, parfois moins… En élaborant cette musique, j'enlève une partie du sens ou le sens tout entier pour que le spectateur ne soit pas prisonnier d’une image. Inutile de mettre sur papier ce que tout le monde comprend. Il faut donner un sens, le contredire tout de suite, faire croire au spectateur qu’il est sur la bonne voie… Pas de chance, c'était une fausse piste ! Je joue avec sa mémoire.
J'aime que les spectateurs interprètent à leur façon mes spectacles, qu’ils se racontent une histoire différente de celle que je leur propose, voire plein d'histoires plutôt qu’une seule linéaire. J’aime les faire réagir en étant le moins dirigiste possible. Je n’assène pas de vérités. Je fais confiance à leur imagination, à leur capacité d'associer des idées, des sons, des images. Même face à des textes comme Die Hamlet-Machine ou Tristes Tropiques, j’essaie de ménager des plages où ils puissent se perdre. Le texte alors sert de balise, comme par exemple trois vers de Baudelaire, qui semblent commenter ce qui se passe, mais qui, en fait, n'ont rien à voir.

i-GR – Vous dites que « La voix est un instrument »...

G. A. – Oui ! Mon travail sur la voix consiste à obtenir une mélodie jouée, et non chantée. Je fais donc davantage appel aux comédiens qu'aux chanteurs. La question du chanter ou du parler ne se pose plus. A force de travailler sur les deux, les passages se font naturellement. Enfant, quand j'étais malade, alité, je tendais l'oreille pour saisir la conversation des grandes personnes dans la pièce à côté, j'entendais un murmure avec des inflexions, des silences, de nouveau des voix, distinctes ou très basses, comme dans la musique, alors je laissais libre cours à mon imagination. A cette époque, je ne connaissais que la voix de variétés qui passait à la radio et la voix d'opéra. La découverte des voix du monde entier, la lecture des écrits d’Artaud furent une révélation. Entendre chanter quelqu'un qui n'a pas une voix travaillée, un pêcheur ou un paysan, est instructif et émouvant. Tout son être est engagé dans cet acte. Les chansons populaires grecques, asiatiques ou africaines, qui m'ont influencé – non par leur mélodie, mais par la façon dont elles sont chantées – ont une vérité intrinsèque. Les « miroloyia », par exemple, ces lamentations vocales dites par les femmes grecques lors des veillées funèbres ont un côté tragique, même si, parfois, les pleureuses ne sont pas forcément tristes puisqu'elles sont rétribuées pour leur prestation. Tout comme certains griots, en Afrique, qui racontent des histoires, ou qui vantent vos mérites. Une pièce de théâtre musical change davantage, en fonction de l'interprétation, qu'une pièce instrumentale. Pour Machinations, par exemple, j'avais prévu quatre chanteuses, mais la pièce devenait trop chantée. Aussi ai-je finalement choisi une chanteuse, une actrice, une flûtiste, et une altiste, qui, enceinte, fut remplacée par une danseuse. Quelle que soit leur formation, ces artistes ont l'intelligence de ces textes.

Georges Aperghis, partition de « Pub 2 »

i-GR – Votre père était sculpteur, votre mère, peintre. Et vous avez choisi la musique.

Georges Aperghis

G. A. – Elle s’est imposée à moi ! Je voulais me consacrer à la peinture. Enfant, j’ai fait des expositions, l’une, à 9 ans, l’autre, à 12, la dernière fois à 16 ans. Parallèlement, j’étudiais le piano depuis l’âge de 5 ans grâce à une amie de la famille qui me donnait des cours. C’est ainsi que, progressivement, la musique a pris le dessus. J'écoutais beaucoup de musique classique. Mon compositeur préféré est, depuis toujours, Beethoven. Vers 6 ans, j’ai eu le privilège de côtoyer, un ami de mon père, Yannis Papaioannou, un maître de la musique contemporaine, qui m’a notamment enseigné comment analyser une partition. C’était bien plus enrichissant que l’école. Aller en classe était fastidieux. J’étais un piètre élève. A chaque rentrée, je décidais de laisser mon cartable fermé. Je réussissais grâce à mes camarades qui me soufflaient les réponses. Mais en dernière année, j'ai échoué. Je devais redoubler. J'en ai discuté avec mon père qui s'est rallié à ma position : abandonner les études et partir pour Paris. J’avais 17 ans. La passion pour la musique me dévorait.

Georges Aperghis : distinctions
– grand prix Sacem de la musique symphonique, en 1974
– prix Paul Gilson, en 1978
– insignes de commandeur de l'Ordre national des Arts et des Lettres, en 1985.
– grand prix de la Ville de Paris, en 1988
– prix SACD, en 1994
– grand prix national de la musique, en 1998
– prix de la meilleure création de l'année pour Machinations, commande de l’Ircam (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique), en 2000
– prix du président de la République pour l'ensemble de son œuvre, remis, en 2002, par l’académie Charles Cros
– grand prix de la critique pour Avis de tempête, créé à l'opéra de Lille, en 2005
– prix de composition musicale de la Fondation Prince Pierre de Monaco, en 2007.

i-GR – Vous vous installez à Paris en 1963.

G. A. – Une année charnière, enrichissante et angoissante. Je quittai la Grèce : un déchirement, une blessure qui mettra longtemps à cicatriser. Mais l’émerveillement de Paris perdure en moi, même s’il s’est un peu estompé. 1963, c'est aussi l'année où se renforce mon intérêt pour la musique contemporaine : j’étais irrésistiblement attiré par cette forme d’expression.

i-GR – Quelle est votre formation musicale ?

G. A. – Le piano, sans être allé au conservatoire : je l'assimilais à l'école. Je me suis également intéressé aux percussions mais sans en jouer. J’ai toujours évolué en autodidacte. J’étais curieux de tout. J'écoutais les musiques du monde entier. J'allais presque tous les jours au concert, à l'Unesco, au musée de l'Homme qui proposait des concerts de musique asiatique. J’adorais aussi le rock : j’ai vu les Beatles, à l'Olympia ; les Rolling Stones, au Palais des Sports ; les Pink Floyd, aux Champs-Elysées. J’allais voir les compositeurs, mes travaux sous le bras. C’est ainsi que j’ai connu Iannis Xenakis.

i-GR – Rencontre déterminante !

G. A. – Oui, c’était en 1964. J'ai passé une année très fructueuse à ses côtés. Il était exigeant, sans complaisance et extrêmement amical. Je lui posais mille questions. Je regardais sa façon de procéder avec les instruments, avec les musiciens. J'ai eu accès à ses partitions. J'assistais à toutes ses répétitions, à tous ses concerts. J'observais sa manière de travailler. Les mathématiques étaient fondamentales pour lui. Il avait une formation d’architecte et de mathématicien. Pourtant, sa musique regorgeait d’émotion. Sa pensée était tellurique. A chaque œuvre, il recréait le monde. Un monde volcanique où toute la tragédie grecque semblait jaillir devant nous. C'était un génie. Nous sommes devenus amis et nous le sommes restés jusqu'à sa mort. Il m'a beaucoup influencé dans mes premières œuvres : Antistihis pour trois quatuors à cordes (1966), Anakroussis pour sept instruments (1967), Bis pour deux orchestres (1968).

Georges Aperghis

i-GR – Et la musique grecque ?

G. A. – Aussi curieux que cela puisse paraître, je ne l’écoutais pas. Sans doute parce que mes parents ne s’y intéressaient pas. Je n’ai donc pas vécu cet âge d'or des années 60 symbolisé par Mikis Theodorakis et Manos Hadjidakis. Manos, je ne l’ai rencontré qu’à Paris. A la fin des années 70, il m'a invité en Crète, près d’Heraklion, où se déroulait un Festival de musique en plein air. J’y ai joué une petite pièce, avec l'équipe de l’Atem. Je me souviens qu’au lendemain de notre prestation, je suis allé à la mairie encaisser notre cachet. On m’a remis de l'argent en petites coupures dans un sac en plastique transparent. Interloqué, je suis sorti dans la rue, hypnotisé par ce sac transparent. Rien de plus banal, pour les Crétois. Incroyable, pour moi !

i-GR – Quels sont vos rapports avec la Grèce ?

G. A. – Inexistants. Je suis parti très tôt, je n'y ai jamais travaillé, je n’y connais plus personne. Tous mes amis, mes repères sont à Paris. Ma femme, la comédienne Edith Scob, est française. Les quatre ou cinq fois où je me suis rendu en Grèce, j’accompagnais des ensembles français. Mon seul lien avec la Grèce, ce sont les nombreux étudiants qui viennent me voir. Cela me touche énormément.

i-GR – Vous n'avez jamais pensé y retourner après la chute des Colonels, en 1974 ?

G. A. – Non, n’ayant pas vécu les heures sombres de la dictature, mon seul désagrément a été d’attendre dix ans pour pouvoir y retourner, voir mes parents, parce que l'on m'avait confisqué mon passeport. Une peccadille au regard de la férocité du régime. A Paris, j'étais libre comme l'air, j'avais du mal à concevoir de pouvoir écrire de la musique alors que d'autres étaient en prison pour avoir composé une chanson, même si elle s’avérait plus pertinente qu'un acte politique. Plus de quarante ans se sont écoulés depuis que j’ai quitté Athènes. Comment renouer ? Le temps perdu est irrattrapable. La vie musicale grecque a suivi son chemin, je n'en fais pas partie. Pour moi la Grèce, c’est Hadjidakis, Theodorakis et tous les grands du bouzouki, comme Vassilis Tsitsanis. Ces artistes me bouleversent car ils ont su exprimer les joies et les peines de tout un peuple – et son impossibilité, parfois, d'aller de l'avant. Ils ont sacrifié leur carrière internationale. A mes yeux, ce sacrifice leur confère une bien plus noble grandeur que quelques tournées à travers le monde.

i-GR – Alors que les références aux textes classiques sont nombreuses dans votre œuvre, on ne trouve aucune référence à la musique moderne grecque qui nous mettrait sur la piste que vous êtes un compositeur grec…

G. A. – Ce serait illégitime pour moi ! Comme je vous l'ai dit, je connais peu de choses de la musique populaire grecque. Je ne saurais m’octroyer le droit de m'y référer. Après la dictature, j’avais un projet très précis, qui n'a pu voir le jour, un spectacle musical sur les Mémoires de Yannis Makriyannis. Ce grand héros de la guerre d'indépendance de 1821 a raconté comment la révolution et les grandes espérances qu’elle charrie sont toujours récupérées par la perfidie. A mon tour, je voulais mettre en évidence que ces mêmes comportements se répètent inlassablement…

i-GR – Il vous reste, donc, les tragédies antiques.

G. A. – Pas seulement la tragédie grecque, mais toute la culture qui nous précède. La question est de savoir jusqu'à quel point celle-ci peut répondre à nos problèmes actuels. Que peut-elle nous apprendre ? Que nous apporte Platon ? Le retour d'Ulysse a-t-il encore un sens ? Que signifie le geste de Médée ou celui d’Oreste ? Que représente le mythe de Faust ? Qu'est-ce que l'âme, qu'est-ce que le diable, aujourd'hui ? Tout dépend de l'approche du metteur en scène. Si la présence d'un texte découle d'une obligation à figurer au programme d'un théâtre, si la mise en scène n'est pas réfléchie, alors la reprise est dénuée de sens. Exactement comme on reprend des opéras, pour créer un fil conducteur, juste pour assurer la saison. Un texte, ancien ou contemporain, doit agir comme un catalyseur. Il est un élément déterminant au même titre que la voix, la scène et la musique. L’ensemble participe à la dramaturgie du spectacle. Depuis La tragique histoire du nécromancien Hieronimo et de son miroir – mon premier théâtre musical composé en 1971, pour marionnettes géantes, un mezzo-soprano, une actrice, un luth et un violoncelle – , mes recherches vont en grande partie dans ce sens. Les années 70 marquent le début de la formidable aventure du théâtre musical en France, au Festival d'Avignon. La tragique histoire du nécromancien… va de nouveau être montée, dans une nouvelle mise en scène, en décembre prochain, au théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, et sera ensuite jouée au Théâtre Paris-Villette, dans le cadre de la saison du Théâtre de la marionnette à Paris.

Georges Aperghis dans son jardin

i-GR – Quelles sont vos autres sources d’inspiration ?

G. A. – L’opéra, pour lequel j’ai une tendresse particulière. Histoire de loups, créé en 1976, pour huit voix solistes principales, quatre barytons et neuf instrumentistes, est inspiré de L’Homme aux loups, de Freud. De la nature de la gravité (1979-1980), pour sept chanteurs, est inspiré de Léonard de Vinci. Tristes tropiques, opéra en trois actes, l’est du célèbre roman homonyme de Claude Lévi-Strauss. Il a été créé à l'Opéra national du Rhin, en 1996. Catherine Clément, élève de l'anthropologue, en a fait l'adaptation et écrit le livret. Belle aventure ! Le livre foisonne de concepts qu'il fallait évoquer en quatre-vingt-dix minutes. Comment montrer les Indiens nus sur la scène ? Que représente la nudité sur une scène d'opéra ? Yannis Kokkos a fait la mise en scène et les décors : sublimes, comme à l'accoutumée. J’ai écouté d’innombrables enregistrements, Lévi-Strauss m'a passé ses disques. Mon objectif : créer une sorte d'affrontement entre la musique occidentale que Lévi-Strauss a porté en Amazonie et une musique amazonienne totalement réécrite. Tristes Tropiques n’a été joué qu’à Strasbourg. Ce spectacle est lourd à déplacer, il compte des dizaines de musiciens, chanteurs et choristes. Il a été question de le jouer au Brésil mais c’est resté lettre morte à cause du coût.
Pour Die Hamlet-Machine, j’ai utilisé le magnifique texte de Heiner Müller, qui se prête particulièrement bien au théâtre, même s’il ne contient pas de dialogues. J’en ai fait un oratorio, dont la première mondiale a eu lieu, le 30 septembre 2000, à Strasbourg. Il a été joué, lors d'une tournée européenne, en janvier 2001, au Megaron d’Athènes. Je n’ai pu y assister. Les musiciens m'ont rapporté le programme. En lisant la traduction grecque, le texte, déjà terrible en français, l’est davantage dans la langue d'Homère. Les mots grecs sont très forts, trop forts pour moi. J’ai éprouvé une sensation étrange alors que, durant un an, j'avais travaillé en français sur le texte du dramaturge allemand. Le français fait écran. Il atténue, adoucit. Il est plus supportable que ma langue maternelle.

i-GR – En quelle langue avez-vous travaillé Eschyle?

G. A. – Pour l’Orestie, il s’agissait plus d’une direction musicale d'acteurs. Je travaillais directement avec eux, et non sur des partitions écrites. Déterminer comment dire chaque temps, chaque mot, trouver le rythme ensemble étaient fascinants. Les acteurs grecs étaient réceptifs et admirables. J’ai eu aussi la joie de collaborer à nouveau avec mon ami Yannis Kokkos, qui a signé la scénographie et la mise en scène. Une atmosphère magique a plané sur les deux représentations de juillet 2001, à l'antique Théâtre d’Epidaure.
En 2003, j’ai repris l'Orestie, pour composer, cette fois, Dark Side, une pièce instrumentale pour mezzo-soprano et dix-huit musiciens, à partir des monologues de Clytemnestre, tirés d’Agamemnon. Elle a été jouée, en 2004, au Megaron d’Athènes. Cette même année, j'ai également composé Avis de Tempête, opéra pour soprano, deux barytons et une actrice-danseuse. J’ai écrit le livret avec le philosophe et musicologue Peter Szendy. Nous nous sommes inspirés de Melville, Kafka, Baudelaire, Shakespeare et Hugo. Du dispositif vidéo électronique gicle sur scène une tempête visuelle et sonore, miroir des tempêtes de notre monde.

i-GR – Racontez-nous l’histoire du Petit chaperon rouge…

G. A. – C’est un théâtre musical de quarante minutes, pour enfants et six instrumentistes, commandé par la Philharmonie de Cologne. Depuis sa création en 2001, il a été joué plus de trois cents fois. Il l’a également été à l'Opéra-Bastille. Je me suis fondé sur la première version de Charles Perrault, qui date de 1697, où il n’y a ni chasseur ni dénouement heureux. Je ne narre pas le conte, je l'enveloppe pour aller au-delà. J'ai construit cette pièce comme un jeu d'enfant où l'on s'échange les rôles… au son de deux pianos, deux clarinettes, un violon, et un tuba qui exprime le loup. Il y en a d'ailleurs plusieurs, comme il y a plusieurs chaperons rouges et plusieurs grands-mères, interprétés par les six musiciens acteurs et chanteurs de l'Ensemble Réflexe, un groupe de théâtre musical, né du rapprochement entre les élèves du conservatoire de Strasbourg, où j'étais en résidence en 1997 et 1998, et ceux de l’école du Théâtre national de Strasbourg.

Georges Aperghis

i-GR – ... et du Petit Poucet.

G. A. – Je me suis à nouveau inspiré de Perrault pour créer, en décembre 2007, à l'opéra de Lille, Happy End, pour ensemble, musique électronique avec un film d'animation, complètement dessiné en noir et blanc, signé par l'artiste belge Hans Op de Beeck et réalisé à Bruxelles. Happy End n’est pas aussi joyeux que le Petit chaperon rouge, authentique feu d’artifice grâce à la participation des enfants. L'idée était de transposer la forêt, sans la faire disparaître, à notre monde moderne, avec sa forêt de HLM, sa forêt de banlieue, sa forêt urbaine et ses grands escalators où l'on se perd dans les espaces. La caméra représente les yeux du Petit Poucet. Mais est-il si petit ? Est-ce un enfant ou un adulte ? En écrivant, j'imaginais Kafka, perdu à New York ou à Tokyo ou dans d’autres mégalopoles. Comment s'en sort-on, quand on a perdu les traces pour retrouver son chemin – autrement dit, quand on a perdu la mémoire ? Deux fables se chevauchent : le conte de Perrault, présent d’un bout à l’autre de ce théâtre musical, qui dure soixante minutes, et sa paraphrase. Le spectateur peut aisément capter les deux à partir du moment où de petites balises, comme des cailloux du Petit Poucet, parsèment le spectacle. Il peut s’y raccrocher, être en confiance et laisser son esprit vagabonder. Si ces contes n’avaient pas fait partie de l’imaginaire collectif, sans doute aurais-je construit différemment ces pièces...

i-GR – Vous travaillez beaucoup avec l'Allemagne. Est-ce à dire que les Allemands sont plus réceptifs à la musique contemporaine que les Français ou les Grecs ?

G. A. – La musique en général occupe une place très importante en Allemagne, en Autriche et en Suisse. On l'apprend dès la prime enfance. Les gens vont au concert comme on va à l'église. Dernièrement, j'étais à Salzbourg. Là-bas, on sent que l'on a une fonction. En France, par contre, on n’en a aucune. Ce n’est qu’une question d’éducation – laquelle n’est assurée ni par l’école ni par les médias. Peut-être Internet va-t-il combler cette lacune ? Si en Grèce ou en France, on apprenait dès le plus jeune âge à écouter, déchiffrer, comprendre la musique dite contemporaine, elle serait accessible à tous. Gardons nous des étiquettes, elles sont trompeuses : « musique contemporaine » signifie « musique du moment présent », or la musique contemporaine des années 50 est absolument différente de l’actuelle musique contemporaine. Quand le grand public entend ces mots, il les associe immanquablement à un exercice de style, abstrait, hermétique. Si les enfants en avaient chaque jour une approche de quelques minutes, très intenses, par le biais de jeux musicaux, ou sonores, ou en s’exprimant, par exemple, en tapant sur la table, cette musique ferait partie intégrante de leur vie. L’essentiel n’est pas de connaître l’histoire de la musique, d’en connaître les dates ou de savoir qui a composé quoi, mais de pratiquer directement. Je ne crois pas aux intermédiaires. Ce qui m'a profondément marqué, quant à moi, ce sont les moments de musique auxquels je ne comprenais rien !

i-GR – Sur votre site Web, vous proposez de télécharger gratuitement votre musique. Vos partitions sont en libre accès. Pourquoi cette prise de position alors que tout le monde parle de protéger les droits d'auteur ?

G. A. – C'est une longue histoire avec les éditeurs. Ils négligent le musicien. Quand celui-ci a besoin d’une partition, ils lui répondent qu’elle n'est pas chez eux, ou qu’ils la lui enverront dans les prochains jours. Dans le meilleur des cas, ils l’expédient des mois plus tard… quand le concert est terminé. J’ai donc décidé d’envoyer moi-même des photocopies aux musiciens. Pour les pièces de concert de moins de dix instruments, il n’y a pas d’éditeurs, elles sont en libre accès sur le Web. De même pour Happy End et Avis de tempête, qui peuvent être téléchargés gratuitement. Ma démarche est de rendre service aux jeunes musiciens qui, un peu partout dans le monde, veulent jouer mes pièces et ne peuvent le faire, faute de partitions – sans oublier ceux qui n’ont pas les moyens de les acheter. Au début, la Sacem a fait la grimace. Tant pis pour elle ! Quand j’achève une pièce, j’estime qu’elle appartient à tous. Qu’on la pirate, qu’on l’utilise pour la pub ou en fond sonore ne me gêne pas. C’est formidable qu’une pièce continue sa propre vie, hors du giron du créateur.

Propos recueillis par
Cassandre Toscani

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