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Le dilemme d'Aphrodite enchaînée

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Par iNFO-GRECE,

"Je n'en veux pas à ceux qui ont remis au débat le cas des Mytiléniens, ni je loue ceux qui méprisent le fait que sur les grandes questions on puisse en débattre plus d'une fois", dit Diodotos face à l'assemblée des Athéniens devant se prononcer sur la sentence à appliquer aux Mytiléniens en révolte, considérés alliés des Spartiates. En voilà des propos, vieux de 25 siècles, rapportés par Thucydide, qui tranchent avec la précipitation actuelle de la communauté internationale à régler le sort de Chypre, sinon pour toujours du moins pour longtemps.


L'île d'Aphrodite divisée en deux depuis l'invasion de l'armée turque en juillet 1974, ses deux communautés grecque et turque, sont appelées demain 24 avril, à se prononcer définitivement sur le plan instituant un nouvel Etat fédéral, concocté par le Secrétaire Général des Nations Unies Kofi Annan. La pression avait été sans précédent pour que les représentants politiques des deux communautés de l'île, ainsi que ceux de la Grèce et de la Turquie, acceptent le plan portant le nom du Secrétaire Général. Cela n'a pas suffi pour faire converger les points de vue et l'ONU procède à ce qui avait été annoncé, la tenue de référendums séparés auprès de chaque communauté. Le tout bâclé en moins de trois mois.


Utopie de l'esthétique pure, d'un nouvel hymne national sans paroles, d'un drapeau où les couleurs ne s'assemblent que pour le plaisir des yeux. Utopie d'un peuple sans cœur et sans mémoire
Pour revenir sur les propos de Diodotos, il est vrai qu'en 30 ans d'actualité de la question chypriote, le débat avait été rouvert plusieurs fois ; les tours des pourparlers se succédaient et se ressemblaient sans avancée significative. Ce qui a mis à bout la patience de l'ONU. A l'approche de l'adhésion officielle de Chypre à l'Union Européenne, le 1er mai prochain, se croyant devant un nœud dont les fils devenaient inextricables, Kofi Annan a décidé de le trancher d'un coup d'épée. Si ces images nous renvoient aux récits antiques, en réalité, la méthode et les solutions onusiennes, nous font entrer de plein pied dans la post-modernité, dont elles préfigurent l'utopie.

Utopie, uchronie pourrai-t-on dire, des peuples sans Histoire, condition, veut-on y croire, de cohabitation sans… histoires. Utopie de l'Etat rationnel, dont les moindres détails de fonctionnement peuvent être régis par un texte de 9000 pages. Utopie de l'esthétique pure, d'un nouvel hymne national sans paroles, d'un drapeau où les couleurs ne s'assemblent que pour le plaisir des yeux. Utopie d'un peuple sans cœur et sans mémoire qui aurait décidé de se reconstruire par la raison. Utopie d'un homme nouveau sans chair ni sang. Utopie d'un nouveau Nouveau Monde où le Compromis et la Négociation se substitueraient à la Justice.

Cela ne nous ramène qu'un peu plus près de Diodotos dont la sagesse des propos est guidée non point par une morale humaniste s'apitoyant devant l'extermination en vue des Mytiléniens, mais bien par l'intérêt "objectif" de la cité. "Nous dépenserons de l'argent pour assiéger et punir Mytilène", dit-il. "Et après l'avoir emporté, que nous restera-t-il ? Une cité ruinée avec personne pour payer le tribut qui fait notre fortune et notre force ! Ne nous comportons pas comme des juges sévères, regardons quels sont nos intérêts !" Quel réalisme et quel sang froid, cette colombe de Diodotos ! Peu avant, il venait de donner la définition du Politique : "nous ne sommes pas dans une Cour de Justice pour nous prononcer en fonction du droit, mais devant une Assemblée Politique pour défendre nos intérêts".


A nous de comprendre pourquoi ce qui est bon pour l'Amérique - la soif de justice, la victoire du Bien sur le Mal - n'est pas bon pour Chypre laquelle doit se contenter d'une solution à base de vulgaires calculs comptables
Nous voilà clairement mis devant l'épineux dilemme entre justice et intérêt. Mais ces hésitations qui faisaient le sel des débats athéniens, semblent définitivement tranchées par l'administration de Kofi Annan. Oublions les rancœurs et le sang versé, regardons l'avenir : Turcochypriotes, les portes de l'Union européenne vous sont ouvertes et ses caisses pleines d'euros sont toutes pour vous, cessez de vous complaire dans la misère anatolienne et à agir en serviteurs fidèles de votre maître Denktash ; Grecochypriotes, qu'avez-vous à perdre ? que valent votre honneur, vos maisons en ruine, abandonnées et pillées par les envahisseurs, le sang de vos enfants tombés sur le front et vos filles violées, devant la paix et la sécurité que l'ONU et les puissances protectrices vous garantissent pour l'avenir ? Turcs, retenez vos militaires et l'Europe de vos rêves sera bientôt à vous ; Grecs, rangez vos livres d'histoire et cessez de vous galvaniser avec vos gloires antiques et vos quatre siècles de survie sous l'occupant ottoman. Regardez comment maintenant vous pouvez vivre en Paix dans l'avenir. Des eurodollars pour les uns ; la Paix pour les autres. A chacun selon ses besoins : aux mendiants et aux pillards, l'or ; aux victimes, aux philosophes et aux idéologues, la garantie de la paix. Dans la post-modernité onusienne, la Justice sait se faire ironique, surtout lorsqu'elle est bénie par les Etats-Unis. A nous de comprendre pourquoi ce qui est bon pour l'Amérique - la soif de justice, la victoire du Bien sur le Mal - n'est pas bon pour Chypre laquelle doit se contenter d'une solution à base de vulgaires calculs comptables.

Soit, soit… pourrait-on balayer d'un revers de la main. Dans un sens ou dans l'autre… Mais puisque Diodotos - Annan nous invitent à une réflexion politique, il ne serait pas inutile d'examiner, non pas tant la fiabilité des arguments, mais celle de leurs auteurs. Qui s'est donné la peine d'accoucher sur du papier d'un Etat ex-nihilo ? Un homme entouré d'experts au nom d'un organisme qui a été d'autant plus faible et incapable d'agir avec justesse que le monde avait le plus besoin que qu'il s'affirmât avec force. Enumérons-nous les cas traités par l'ONU ces dernières années, surtout que son Secrétaire Général n'a jamais été aussi acclamé et que ses talents de négociateur "unanimement" reconnus. A-t-il su empêcher en 1995 le massacre des Bosniaques par les Serbes à Srebrenica ? Désarmés sous la promesse de la protection onusienne, les Bosniaques tombaient par milliers. Kofi Annan était alors sous-secrétaire général chargé des opérations de maintien de la Paix. Pas plus qu'il ne sut éviter le génocide rwandais un an plus tôt, alors que tout indique qu'Annan avait été informé plusieurs mois auparavant des plans des Hutus contre les Tutsis. Affaire conclue par 800.000 morts. Le temps passe et Kofi Annan devient Secrétaire Général de l'ONU et même prix Nobel de la Paix. Des leçons du passé ? Pour quoi faire, quand seul l'avenir compte. Annan se démène et parcours le monde pour préparer l'avenir des régions en conflit. Quel avenir a-t-il garanti, depuis, au Kosovo ? à l'ancienne République Yougoslave de Macédoine, en Irak ou dans les nouveaux fronts africains ? Des succès médiatiques, laissant la bouilloire sur le feu. Mais alors que dans n'importe quel gouvernement, institution ou entreprise -du moins dans le monde occidental- le patron en aurait tiré les conséquences pour moins que cela et qu'à défaut de résolutions personnelles il serait renvoyé à la case départ par le jeu électoral, Annan reste imperturbable entouré toujours de la même aura qu'aucune protestation ne vient ternir. Il en va ainsi dans les coulisses feutrées de la diplomatie internationale. Et puis, justement dans la situation délicate où se trouve l'ONU, un accord sur Chypre redorerait son blason.


Et demain ? Demain ne fait pas partie de l'avenir. Demain, les jeunes chypriotes musulmanes pourront-elles se reconnaître dans le corps et la légende de cette Venus nue, née des écumes de l'Egée, qui élut l'île pour domicile ? Ce qui est sûr, c'est que demain, dans dix mois, Raouf Denktash, le dictateur de l'Etat turc autoproclamé de Chypre du Nord, sera Président de Chypre et la représentera aux réunions des chefs d'Etat de l'Union Européenne
Voilà donc l'homme à qui Chypre doit se fier. Et, à la même ONU, qui trente ans durant a été incapable de faire respecter ses propres résolutions exigeant de la Turquie le retrait de ses troupes de l'île, elle doit aujourd'hui faire confiance pour l'application des termes du plan Annan. En arrière plan, les Etats-Unis et la Grande Bretagne, pressés d'en finir avec la question chypriote mettent leur poids sur la balance ; ceux-là même qu'il y a trente ans n'ont pas su empêcher ni le coup d'Etat des colonels grecs, ni l'invasion de l'île par l'armée turque à l'origine de la partition actuelle. Colonels grecs et militaires turcs étaient alors complètement dépendants des Etats-Unis et membres tous deux d'un autre organisme international, l'OTAN !

Qu'importe, tout cela n'est que de l'Histoire et du passé. Regardons l'avenir. Les fils du passé sont inextricables comme un noeud gordien. Suivons l'exemple de notre Alexandre le Grand, tranchons-les ! L'image sera belle, elle fera le tour de la planète, ce sera la paix ! On fera la fête, on s'embrassera sur les places publiques. Et demain ? Demain ne fait pas partie de l'avenir. Demain, les jeunes chypriotes musulmanes pourront-elles se reconnaître dans le corps et la légende de cette Venus nue, née des écumes de l'Egée, qui élut l'île pour domicile ? Ce qui est sûr, c'est que demain, dans dix mois, comme prévu dans le plan Annan, Raouf Denktash, le dictateur de l'Etat turc autoproclamé de Chypre du Nord, par le jeu automatique de l'alternance au pouvoir, sera Président de Chypre et la représentera aux réunions des chefs d'Etat de l'Union Européenne. Demain, il n'y aura pas débat sur l'élargissement de l'Union Européenne à la Turquie, parce que son adhésion fait partie du marchandage pour décrocher la bienveillance turque sur le plan Annan et qu'il faudra tenir ses engagements.

D'ailleurs les débats sont inutiles, s'ils ne servent pas à construire des solutions alternatives. Or, demain samedi les Chypriotes ont à choisir "entre le plan Annan, la meilleure solution possible, ou pas de solution de tout". Voilà notre Diodotos- Annan pris dans sa contradiction. Mais on n'en est pas à une près. Aucune contradiction à ce que l'ONU impose un référendum à un pays souverain, reconnu et de plus démocratique en court-circuitant ses représentants politiques. Une première ! Aucune contradiction à ce que le Conseil de Sécurité des Nations Unies soit appelé à adopter des résolutions et des mesures sur l'après plan Annan, c'est à dire à anticiper sur l'issue du scrutin et à se prononcer sur une situation qui n'existe pas encore. Une autre première !

Mais comme nous l'avons dit, demain ne fait pas partie de l'avenir. Il ne s'agit pas d'une contradiction. Il s'agit d'un paradoxe, et les paradoxes sont constitutifs de l'utopie, de toutes les utopies, et qui plus est de l'utopie postmoderne que cherche à inaugurer la méthode Annan. Comme dans la fameuse injonction "Parlez librement", Chypre enchaînée doit se prononcer librement -objectivement, lui assène-t-on- sur un avenir qu'elle n'a pas construit, ni choisi. Circulez, il n'y a rien à voir. Un bon bluff publicitaire, éclatant, festif, qu'en tant que tel ne durera pas longtemps. Seulement, nous le savons, les spots publicitaires ne sont pas qu'une pause agréable sans effets sur nos comportements face à… l'avenir.

Athanassios Evanghelou

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