Dans quelques jours, les Grecs sont appelés aux urnes pour élire un nouveau gouvernement, une élection anticipée où la tactique politicienne est portée à son paroxysme, non pas tant par un débat d'idées que par l'antagonisme des héritiers de deux familles historiques de la politique hellène qui y jouent leur destin ; une tragédie aux dépens de la démocratie !
Il y a un peu moins d'un an, en décembre 2008, la Grèce est sauvée de la faillite par les jeunes hooligans de la politique qui, mettant à sac le centre d'Athènes, détournent l'attention médiatique de la situation économique du pays. A l'époque, la Grèce devait proposer les obligations d'Etat à des taux qui atteignaient 4,65% pour attirer les investisseurs et trouver de l'argent frais. Des taux beaucoup trop élevés, de l'avis de tous les experts, qui conduiraient le pays droit au dépôt de bilan, surtout lorsque les autres pays arrivaient à se financer 1,5 point moins cher dans la même monnaie (zone euro). A défaut d'offrir la confiance aux investisseurs, la Grèce se devait de financer leur prise de risque !
Les émeutiers d'Athènes rentrent chez papa et maman pour les Fêtes de fin d'année, et le malaise de cette jeunesse s'épuise au rythme des journaux télévisés. Trois mois plus tard, rien n'a changé : pour pallier ses besoins, l'Etat grec se sert dans les caisses de l'Assurance-maladie, les hôpitaux publics n'arrivent plus à payer leurs fournisseurs, les pharmacies ne sont plus remboursées.
La crise économique internationale bat alors son plein et occupe le devant de la scène médiatique. Deuxième sauvetage de l'économie grecque, cette fois, par l'assouplissement des règles du gendarme de l'économie européenne, la Commission de Bruxelles. Il y avait déjà le fleuron du libéralisme européen, l'Irlande, qui risquait de suivre les destinées de Lehman Brothers (cette banque américaine d'où est partie la tempête financière). Si la Grèce, talonnée par l'Italie, l'Espagne et le Portugal tombaient à leur tour, c’eut été la panique générale assurée. La Banque Centrale Européenne se voit alors obligée de baisser les taux d'intérêt. Un bol d'air pour la Grèce et les autres pays fragiles, au prix d'un cran supplémentaire à la ceinture de leurs habitants.
A la fin de l'été, l'horizon politique s'assombrit comme les incendies ont noirci le ciel de l'Attique. Méfions-nous toutefois des fumées, plus visibles et beaucoup plus impressionnantes que le feu qui les produit. L'émotion est vive, les images des incendies font de nouveau le tour du monde, le spectre d'un remake des feux de septembre 2007 est habilement agité par l'opposition, les médias locaux et étrangers se mettent dans les starting-blocks pour récupérer le spectacle d'une Athènes encerclée par les flammes.
Les experts en écologie défilent sur les écrans honorant leur minute de gloire : Athènes sera inondée dans les prochaines années puisque les arbres ne retiendront plus les eaux de pluie et la boue, Athènes vivra dans l'enfer de la pollution et des maladies… Mais quelle déception, l'Attique connaît des incendies tous les ans, et les démons de l'Enfer ne lui sont toujours pas tombés sur la tête ! Mais arrêtons-nous là sinon on finira par nous soupçonner de faire l'apologie des incendiaires. Loin de nous cette idée, nous voudrions simplement qu'une écologie intelligente, plaçant les vrais enjeux environnementaux au cœur du débat public, se manifeste un peu plus souvent à la place de l'écologie émotionnelle.
Sur le terrain de l'économie, point de catastrophe non plus. Rien d'étonnant si l'on veut bien admettre que chez beaucoup d'économistes – pour autant qu'on puisse appeler ainsi les analystes boursiers – la spéculation est leur stimulant intellectuel naturel, et les scénarios-catastrophes, leur pain quotidien. Les jeux de Bourse sont peuplés de grands enfants qui aiment à se faire peur. Cela fait partie du système : pas de jeu sans enjeu, le torrent d'ordres à la corbeille fait monter l'adrénaline jusqu'à l'excès. Au moment des Jeux olympiques d'Athènes, en 2004, on avait déjà prédit la faillite de l'économie grecque. On annonçait des dettes colossales pour des générations et des générations de Grecs.
Que voulez-vous, l'endurance de la Grèce aux crises a des raisons que la raison ignore. Pas le Grec. Ses secrets, il les partage avec les dieux qui lui ont légué ces terres arides et, parfois, avec… les employés du fisc !
En dépit de cela, le Premier ministre Costas Caramanlis signe, début septembre, l'acte de dépôt de bilan de la Grèce. Non, pas économique, comme vous seriez en droit de le penser, mais, bien plus grave, politique ! Pour sa rentrée, il annonce, depuis la Foire internationale de Thessalonique, la démission de son gouvernement et la convocation d'élections législatives anticipées. Ce n'est une surprise pour personne. Depuis la restauration de la démocratie en 1974, rares sont les gouvernements qui ont été jusqu'au bout de leur mandat. Pour Caramanlis, lui-même, c'est le deuxième mandat qu'il s'auto-ampute de six mois ; la précédente mutilation, il se l'était infligée également une rentrée de septembre, voici seulement deux ans !
Mais, il ne faudrait pas croire que les hommes politiques grecs jouent aux samouraïs en se faisant hara-kiri en guise d'aveu de leur échec. Non, chez ces animaux-là, l'automutilation relève de l'instinct de survie plus que de la pulsion de mort. Ce qui est sûr, c'est que, pendant leurs vacances d'été, nos hommes politiques font le plein d'énergie ; seulement, malins, au lieu de la dépenser à la bonne gouvernance, ils préfèrent l'investir dans une campagne électorale avec l'espoir de prolonger leur séjour au Palais Maximou (la résidence du premier ministre), de deux ou trois années supplémentaires. Et, optimistes comme ils sont de nature, ils pensent que ces trois années seront suffisantes pour restaurer leur leadership sur leur famille politique. Car, ce n'est pas tant la réussite de leur gouvernement qui importe, mais le contrôle de l'appareil politique, condition sine qua non de leur survie dans la vie publique.
Et pourtant, la présente rupture dans le fonctionnement de la vie démocratique grecque ne s'inscrit pas dans la routine et la banalité des précédentes élections anticipées. En général, le scénario que nous venons d'évoquer se produit lorsque le gouvernement se trouve en position favorable dans les sondages ou, du moins, pense-t-il pouvoir inverser une tendance défavorable. C'était le cas, il y a deux ans, après les incendies du Péloponnèse, ça aurait pu l’être à l'issue des émeutes de décembre 2008. Mais, cette fois, Caramanlis aborde les élections dans une posture on ne peut plus défavorable. Les Grecs lui créditent les effets de la crise et ne lui pardonnent pas d'avoir méjugé les risques d'incendies en Attique, alors en pleine canicule. Ajoutons à cela, une gestion catastrophique des derniers scandales qui ont éclaboussé plusieurs de ses ministres de premier plan et une presse de droite inexistante après le dépôt de bilan, en juin, d’Eleftheros Typos, dernier quotidien conservateur à grand tirage.
En revanche, la démission du gouvernement Caramanlis et la convocation d'élections anticipées ressemblent à une méthode Coué à l'envers. Le leader du PASOK, l'autre grande formation politique du pays, le socialiste Georges Papandréou n'a eu de cesse de réclamer ces élections anticipées, dès le lendemain des… précédentes élections anticipées ! Pourquoi ? Y a-t-il eu fraude lors de ces élections ? Le gouvernement serait-il illégitime ? Que nenni ! C'était une revendication sans raison autre que celle d'un Papandréou persuadé qu'il serait meilleur roi à la place du roi. Ce fut le seul discours socialiste, répété à l'envi durant deux ans. Un pari de fou, mais un pari payant, puisque, enfin, le rêve de Papandréou a de grandes chances de se réaliser. Le temps presse…
A 57 ans, Papandréou se doit d'honorer la lignée familiale. Fils et petit-fils de deux premiers ministres qui ont fortement marqué l'histoire politique de la Grèce moderne, le dernier des Papandréou ne peut envisager de se retirer de la vie publique sans devenir un jour à son tour premier ministre. Or, les soutiens à l'intérieur du parti commencent à s'effriter, ses deux échecs successifs face à Caramanlis aiguisent l'appétit des autres cadres historiques du parti, malgré un plébiscite "populaire" au sein du PASOK, qu'il organisa, au cours d'une sorte de primaires sans adversaire, pour se maintenir au poste de premier secrétaire.
Aujourd'hui, c'est Caramanlis qui offre une planche de salut à Papandréou. Mais elle est en toc, graissée, et, bien glissante. Dans quatre mois, se tiendront très probablement de nouvelles élections anticipées ! Papandréou risque de se retrouver dans le rôle de l'arroseur arrosé.
Papandréou avait ses raisons de réclamer des élections anticipées, mais Caramanlis n'en avait aucune de les lui offrir, si ce n'est partager les mêmes soucis que son adversaire.
Costas Caramanlis, 54 ans, neveu d'un monstre de la politique grecque, son homonyme Konstantinos Caramanlis, artisan de la restauration de la démocratie après la chute des colonels, en 1974, il a l'avantage d'avoir été premier ministre, dès 47 ans, et, de tenir les rênes du parti, depuis 1997. Malgré cela, sa place à la tête de Nea Dimokratia, le parti fondé par son oncle, n'est pas assurée. Un autre ancien premier ministre, Konstantinos Mitsotakis, aujourd'hui âgé de 91 ans, n'a pas l'intention de mettre un pied dans la tombe tant qu'il n'aura pas vu sa fille, l'actuelle ministre des Affaires étrangères, Dora Bakoyannis, devenir chef du gouvernement. Et, si Papandréou, à gauche, ayant éliminé les ambitions de la jeune garde du parti, n'a plus que les vieux caciques à ménager, ce n'est pas le cas de la droite où plusieurs personnalités, comme Avramopoulos, Samaras et quelques autres, affichent ouvertement leur indépendance et attendent impatiemment leur tour.
Avec les difficultés accumulées en 2009, Caramanlis n'était plus assuré de conduire le parti aux prochaines élections, si celles-ci avaient lieu à leur échéance normale, c'est-à-dire dans deux ans. Il ne pouvait pas non plus appeler à des élections anticipées à mi-chemin de son mandat, en cédant aux injonctions de Papandréou.
Paradoxalement, c'est Papandréou, lui-même, qui passera à Caramanlis l'épée pour trancher le nœud gordien.
En février prochain, le mandat du président de la République arrive à échéance. En Grèce, le président – dont le rôle est surtout honorifique – est élu par la Vouli, l'Assemblée des députés, où une majorité des deux tiers est requise, ce qui oblige à un large consensus autour d'une personnalité. Le président actuel est Carolos Papoulias, ancien ministre socialiste. Caramanlis a proposé de reconduire M. Papoulias dans ses fonctions, ce à quoi Papandréou a répondu : « D'accord, bien sûr, pour un président socialiste à condition que j'aie mes élections anticipées ! », annonçant ainsi sans ambages qu'il votera certainement pour Papoulias, mais estimant que le pays a besoin de changer de premier ministre… il ne votera pas Papoulias. Dans ce cas, faute de majorité pour élire le président de la République, Caramanlis sera bien obligé de convoquer des élections anticipées !
La droite crie au scandale, au coup d'Etat constitutionnel, à la manipulation des principes démocratiques, mais Caramanlis finit par céder. Avec une première arrière-pensée : mettre sur le compte de Papandréou le coût politique des élections anticipées. Et si cela ne suffit pas pour empêcher une défaite programmée, qui entraînerait fatalement Caramanlis dans l'opposition, alors, il ferait du… Papandréou en février prochain, à l'occasion de l'élection du président de la République. La droite ne voterait pas le candidat présenté par les socialistes juste pour provoquer la chute de leur gouvernement.
Voilà, donc, les Grecs invités – et peut-être réinvités dans six mois – à se rendre aux urnes pour des élections sans véritable enjeu, si ce n'est celui d'arbitrer le destin politique de Caramanlis et de Papandréou. Eh bien, lorsque l'ego de deux hommes, dopés par leur passé familial – aussi glorieux soit-il – arrive à laisser un pays, en pleine crise économique et sociale, une année entière sans gouvernement, alors il n'est plus question de dépôt de bilan, mais déjà de faillite de la démocratie.
i-GR/AE