Il faudrait croire que quand l'Union européenne tape fort sur la table, c'est pour que l'on ne voit pas ce qui se passe sous la table. C'est ainsi en tout cas que l'on doit comprendre le revirement des ministres des Affaires étrangères qui appelaient hier à l'arrêt des négociations et faisaient preuve aujourd'hui d'une extrême retenue à prononcer des sanctions à l'encontre de la Turquie pour non application du Protocole d'extension de l'Union douanière à Chypre, pays-membre de l'UE, alors même que cette obligation découle des conditions d'avancement du processus d'adhésion de ce pays.
Ainsi donc le Conseil des Affaires générales de l'UE, réunissant les 25 ministres des Affaires étrangères des pays-membres, est parvenu à un accord - ce dont chacun peut se réjouir - sur la réponse à donner à la Turquie suite au rapport négatif de la Commission européenne sur les progrès accomplis par le pays candidat.
En revanche, la réponse est en fait une non-réponse puisque les ministres s'en sont tenus au minimum des recommandations de la commission, à savoir le gel de huit chapitres sur les 35 que contiennent les négociations, certes les plus importants puisqu'ils concernent la libre circulation des biens, le droit d'établissement et liberté de fournir des services, les services financiers, l'agriculture et développement rural, la pêche, la politique de transport, l'union douanière, et enfin les relations extérieures. Le signal fort que beaucoup attendaient, voire réclamaient, comme la France, l'Allemagne, l'Autriche, la Grèce et naturellement Chypre, n'a pas eu lieu. La France, initialement sur la ligne dure, le ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, réclamant même l'arrêt des négociations, est revenue sur une position plus nuancée défendant finalement le texte de la Commission, "un point d'équilibre qui ne conduit pas à une rupture avec la Turquie", selon la déclaration du ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy .
Les huit chapitres sont gelés tant que la Turquie n'aura pas ouvert ses ports et aéroports aux navires et aux avions en provenance de Chypre. Le principal toutefois était ailleurs "Au bout du compte, il n'y aura pas de sommet turc jeudi et vendredi", a dit soulagée le ministre finlandais des Affaires étrangères, Erkki Tuomioja, dont le pays assure la présidence tournante de l'UE, allusion faite à la rencontre prochaine des chefs d'Etat et de gouvernement.
Mais si les ministres voulaient arriver à tout prix à un compromis afin d'éviter que la question turque ne vienne envenimer le Sommet européen en fin de semaine, en ne fixant aucun ultimatum à la Turquie pour l'application du "protocole d'Ankara", ils prennent le risque que le problème s'éternise et se revienne à leur table à chaque réunion, au moins jusqu'en 2009, première étape importante des négociations. Et c'est bien ce que recherchait la Turquie, consciente qu'elle est qu'à chaque négociation il y a toujours un bakchich à demander en échange.
Déjà hier, d'accusée qu'elle était, la Turquie a réussi à passer au rang d'accusateur, introduisant à la discussion, le commerce en direct avec le Nord de Chypre qu'elle occupe. En langage diplomatique, la fin de l'occupation de l'île est devenue "sortie de l'isolement des Chyproturcs", un isolement sous-entendu du fait des Chypriotes-Grecs, et non bien sûr de l'entêtement turc à autoproclamer sur les territoires occupés un Etat reconnu par la seule Turquie. De plus, c'est bien ce que demandait la Turquie qui figure dans les conclusions des "25". L'application du protocole d'Ankara contre le commerce avec le Nord de Chypre. Et les Britanniques qui applaudissent à la victoire et surtout à la perspective de pouvoir jouer sur l'antagonisme entre Chyproturcs et Chypriotes-Grecs pour mieux négocier le maintien de leurs bases militaires sur l'île. "Je suis désolée de vous décevoir, […] Le train (turc) est en fait toujours fermement sur ses rails", s'est félicitée la secrétaire au Foreign Office, Margaret Beckett, à l'issue du Conseil des Affaires générales.
Il reste à Chypre la consolation qu'outre les huit chapitres gelés, aucun des autres chapitres ouverts ne pourra se clôturer si la Turquie persiste à ne pas ouvrir ses ports et aéroports au commerce en provenance de l'île. Et aussi, la… satisfaction d'Athènes. En effet, le ministre des Affaires étrangères, Dora Bakoyannis, a fait part lundi soir à l'issue de la réunion du conseil des Affaires générales de l'UE, de sa satisfaction au sujet de la solution de compromis concernant l'orientation européenne de la Turquie, soulignant que "la décision adoptée aujourd'hui montre une position unie et commune des 25 membres de l'UE et adresse un message clair à l'intention de la Turquie".
Enfin, les négociations se poursuivront dans le cadre en vigueur de la Conférence intergouvernementale, c'est-à-dire que la possibilité de Chypre à exercer son droit de veto ne lui a pas été retirée. Il ne manquerait plus que cela. Le gâteau, certes, à la Turquie, mais, au moins, sans la cerise !
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