Vie d'Ali pacha - Introduction
La célébrité européenne du vizir Ali, pacha de Janina, m'a déterminé à donner sur cet homme extraordinaire, un morceau de biographie complète, où la vérité de l'histoire ne fut pas défigurée par des exagérations et mensonges. La tyrannie, en elle-même, est assez odieuse sans qu'on ait besoin d'en altérer ou d'en outrer les proportions. Le tableau fidèle de la vie d'un tyran peut même offrir des leçons à des peuples qui, vivant au sein du repos sous le règne des lois, sont tourmentés par la maladie des révolutions politiques. Il est utile de leur montrer que les caractères pervers et les sentiments atroces découlent nécessairement de la tyrannie.
Nul doute qu'Ali pacha, pour peu qu'on le considère dans son élévation et dans sa chute, ne doive figurer, dans l'histoire contemporaine, comme un personnage du premier ordre. Son caractère offre des traits saillants et prononcés ; mais on le saisirait mal, si on le jugeait indépendamment du pays qui l'a vu naître, les circonstances où il a vécu, du gouvernement auquel il dut son élévation, et des mœurs guerrières et féroce des peuplades qui fut appelé à commander. Les Albanais ont chanté les hauts-faits de ce vieux guerrier couvert de cicatrices, de ce satrape blanchi sous les armes. Ils l'ont regardé, après Pyrrhus, comme l'un des héros les plus distingués de l'Épire. Ali racontait lui-même avec complaisance comment, de chef de bande, il était devenu visir ; il s'extasiait en croyant se voir revivre dans un de ses petits-fils, et il pensait en faire le plus bel éloge en disant que ce rejeton de sa race serait comme son grand-père, un brave voleur qui dévorerait ses frères et ses voisins. Au moins n'y avait-il aucune hypocrisie dont la vanité de ce moderne oppresseur de l'Épire : tous les conquérants n'ont pas été aussi bonne foi. Il racontait avec la même candeur la longue série des assassinats politiques au moyen desquels il s'était assuré le pouvoir, et son âme n'en était point émue !
Mais n'oublions pas que le mahométisme a porté au dernier point de dépravation les mœurs dures et sauvages des Albanais ou Épirotes de nos jours ; qu'Ali, se proposant de les discipliner et de les assujettir, se vit forcé d'étendre sur eux une main de fer, et qu'il ne fit qu'adopter le système de gouvernement propre au régime despotique.
Sans avoir lu Machiavel, il prétendait que pour être absolu et tranquille dans sa domination, il fallait que tous ses subordonnés fussent expropriés et tinssent leurs moyens d'existence que de sa volonté et de sa faveur. Quelle conformité avec ce que nous avons vu nous-mêmes ! On peut juger par la que, sans avoir besoin d'être érigées en préceptes, les grandes maximes de tyrannie sont de tous les temps et de tous les pays. Dans un siècle où l'usurpation, par la ruse ou par la force, joue un si grand rôle sur la scène du monde, la longue prospérité d'Ali ne peut manquer d'intéresser les partisans du gouvernement de fait.
Nous suivrons avec soin, dans tous les pas de sa carrière politique et militaire, le moderne satrape de l'Épire. Il sera curieux de voir comment il subjugua de proche en proche toutes les tribus albanaises, n'ayant eu d'abord d'autres éléments de puissance que son activité, son intelligence et son courage. Le tableau de sa cour, de ses exactions, de ses iniquités, de son gouvernement ; le récit de ses exploits, de ses intrigues ; le détail de ses relations politiques tantôt avec la France, tantôt avec l'Angleterre, selon que son intérêt lui en faisait une loi ; enfin la narration de sa révolte ou plutôt de sa proscription par le Grand-Seigneur et de sa catastrophe, au moment même où l'attention de l'Europe fut portée sur lui et sur la Grèce (s'efforçant de briser ses fers) ; tous ces traits réunis formeront un des morceaux de biographie contemporaine les plus piquants et les plus variés.
Nous le ferons précéder par quelques notions préliminaires sur l'Épire ancienne et moderne, sur le caractère de ses habitants et sur les révolutions dont elle a été le théâtre jusqu'à nos jours.
Située au nord de la Grèce, l'Épire, appelée aujourd'hui Albanie, est un pays âpre et rude, très-élevé, d'une température froide, offrant peu de plaines, mais des pâturages excellents ; ses lacs sont encaissés dans des montagnes couvertes de chaînes aussi antiques que le monde d'Épire signifie en grec continent où terre ferme ; elle fut ainsi appelée par les Grecs des îles Ioniennes qui l'avaient en regard et par opposition avec le pays qu'ils habitaient. Cette terre est comme un abrégé de tous les pays et de tous les climats, comme une miniature des régions sévères des Alpes et s'étend sur les bords de la mer, depuis les monts Acrocérauniens, pendant un espace de quarante-cinq lieues, jusqu'au golfe d'Ambracie, aujourd'hui d'Arta. Sa profondeur et de vingt-cinq à trente lieues environ, depuis le cap Chimerium jusqu'au Pinde.
La chaîne de ses montagnes et le niveau de ses vallées s'étagent en s'élevant depuis le rivage de la mer ionienne jusqu'à l'arête supérieure du Pinde, qui sépare géographiquement l'Épire de la Macédoine et de la Thessalie. Le Pinde, fameux dans les siècles mythologiques, pour avoir été consacré aux Muses, peut être classé dans les montagnes du second ordre.
Les habitants de l'Épire n'ont pas un caractère moins âpre et moins sauvage que leurs montagnes. Réputés robustes, braves et bons soldats depuis la plus haute antiquité, les Épirotes se divisaient en quatorze peuplades différentes dont quelques-unes dominèrent tour-à-tour.
La partie de l'Épire d'abord connue des Grecs, fut la partie orientale. Là, quelques villes éparses remplacèrent les premières bourgades où l'on ne s'était d'abord nourrit que de glands. Les Thesprotes, qui se rapprochaient de la mer, furent les plus promptement policés. Les Grecs regardaient les monts de l'ancienne Thesprotie comme la dernière région de la terre, terre des ténèbres, région antique des ombres, royaume de Pluton enfin. Ils s'y placèrent leurs enfers, à cause qu'étant placés eux-mêmes à l'orient, et par conséquent à l'opposite, ils voyaient chaque jour disparaître le soleil derrière ces montagnes. Là se trouvait le fameux marais achérusien, aujourd'hui vallon d'Oraco, d'où sortaient deux fleuves jadis redoutables, le Cocyte et l'Achéron ou fleuve noir. Ni l'un ni l'autre n'offrent plus rien de terrible aujourd'hui, si ce n'est que leurs eaux sont parfois troubles et infectes.
À l'orient des Thesprotes étaient les Molosses, peuples belliqueux, qui habitaient aux environ de Dodone, où était le fameux oracle établi par les Pelasges, temple d'abord rustique, élevé en plein air, consacré à Jupiter dodonéen, est environné de chênes qui rendaient des sons prophétiques. Un autre prestige consistait dans un vase d'airain sans cesse frappé par un automate armé d'un fouet à lame de fer que les vents mettaient en mouvement. De toutes les parties de la Grèce, on venait consulter le fameux chêne consacré à Jupiter, chêne qui prédisait l'avenir, et qu'il passait pour le plus ancien des arbres connus. Des colombes perchées sur ses branches rendaient les oracles.
Néoptolême, fils d'Achille, s'était emparé du pays
, devint la tige d'une longue suite de rois appelés Pyrrhides, du nom de Pyrrhus
, qu'il avait porté dans son enfance, et qu'il donna depuis à l'aîné de ses fils. Les princes qui lui succédèrent était tombés dans la barbarie, leur puissance et leurs actions restèrent ensevelies dans une profonde obscurité. Le premier dont l'histoire fasse mention est nommé par Plutarque Tarrutas, et par Pausanias Tarypus. Ce n'est point à lui, mais à Arybbas, son petit-fils, que Justin attribue la civilisation des Molosses. Ce prince avait été instruit lui-même à Athènes, où il s'était formé aux mœurs des Grecs et à la culture des lettres. « Plus il surpassait par ses connaissances tous ses prédécesseurs, dit Justin
, et plus il devint agréable à son peuple. Il fut le premier des rois d'Épire qui donna des lois à ses sujets, qui créa un sénat avec des magistrats annuels, et institua une forme solide du gouvernement. Néoptolême ou le premier Pyrrhus avait fondé le royaume. Arybbas donna aux Épirotes des mœurs plus douces et plus polies. »
Vie d'Ali pacha - Introduction
La célébrité européenne du vizir Ali, pacha de Janina, m'a déterminé à donner sur cet homme extraordinaire, un morceau de biographie complète, où la vérité de l'histoire ne fut pas défigurée par des exagérations et mensonges. La tyrannie, en elle-même, est assez odieuse sans qu'on ait besoin d'en altérer ou d'en outrer les proportions. Le tableau fidèle de la vie d'un tyran peut même offrir des leçons à des peuples qui, vivant au sein du repos sous le règne des lois, sont tourmentés par la maladie des révolutions politiques. Il est utile de leur montrer que les caractères pervers et les sentiments atroces découlent nécessairement de la tyrannie.
Nul doute qu'Ali pacha, pour peu qu'on le considère dans son élévation et dans sa chute, ne doive figurer, dans l'histoire contemporaine, comme un personnage du premier ordre. Son caractère offre des traits saillants et prononcés ; mais on le saisirait mal, si on le jugeait indépendamment du pays qui l'a vu naître, les circonstances où il a vécu, du gouvernement auquel il dut son élévation, et des mœurs guerrières et féroce des peuplades qui fut appelé à commander. Les Albanais ont chanté les hauts-faits de ce vieux guerrier couvert de cicatrices, de ce satrape blanchi sous les armes. Ils l'ont regardé, après Pyrrhus, comme l'un des héros les plus distingués de l'Épire. Ali racontait lui-même avec complaisance comment, de chef de bande, il était devenu visir ; il s'extasiait en croyant se voir revivre dans un de ses petits-fils, et il pensait en faire le plus bel éloge en disant que ce rejeton de sa race serait comme son grand-père, un brave voleur qui dévorerait ses frères et ses voisins. Au moins n'y avait-il aucune hypocrisie dont la vanité de ce moderne oppresseur de l'Épire : tous les conquérants n'ont pas été aussi bonne foi. Il racontait avec la même candeur la longue série des assassinats politiques au moyen desquels il s'était assuré le pouvoir, et son âme n'en était point émue !
Mais n'oublions pas que le mahométisme a porté au dernier point de dépravation les mœurs dures et sauvages des Albanais ou Épirotes de nos jours ; qu'Ali, se proposant de les discipliner et de les assujettir, se vit forcé d'étendre sur eux une main de fer, et qu'il ne fit qu'adopter le système de gouvernement propre au régime despotique.
Sans avoir lu Machiavel, il prétendait que pour être absolu et tranquille dans sa domination, il fallait que tous ses subordonnés fussent expropriés et tinssent leurs moyens d'existence que de sa volonté et de sa faveur. Quelle conformité avec ce que nous avons vu nous-mêmes ! On peut juger par la que, sans avoir besoin d'être érigées en préceptes, les grandes maximes de tyrannie sont de tous les temps et de tous les pays. Dans un siècle où l'usurpation, par la ruse ou par la force, joue un si grand rôle sur la scène du monde, la longue prospérité d'Ali ne peut manquer d'intéresser les partisans du gouvernement de fait.
Nous suivrons avec soin, dans tous les pas de sa carrière politique et militaire, le moderne satrape de l'Épire. Il sera curieux de voir comment il subjugua de proche en proche toutes les tribus albanaises, n'ayant eu d'abord d'autres éléments de puissance que son activité, son intelligence et son courage. Le tableau de sa cour, de ses exactions, de ses iniquités, de son gouvernement ; le récit de ses exploits, de ses intrigues ; le détail de ses relations politiques tantôt avec la France, tantôt avec l'Angleterre, selon que son intérêt lui en faisait une loi ; enfin la narration de sa révolte ou plutôt de sa proscription par le Grand-Seigneur et de sa catastrophe, au moment même où l'attention de l'Europe fut portée sur lui et sur la Grèce (s'efforçant de briser ses fers) ; tous ces traits réunis formeront un des morceaux de biographie contemporaine les plus piquants et les plus variés.
Nous le ferons précéder par quelques notions préliminaires sur l'Épire ancienne et moderne, sur le caractère de ses habitants et sur les révolutions dont elle a été le théâtre jusqu'à nos jours.
Située au nord de la Grèce, l'Épire, appelée aujourd'hui Albanie, est un pays âpre et rude, très-élevé, d'une température froide, offrant peu de plaines, mais des pâturages excellents ; ses lacs sont encaissés dans des montagnes couvertes de chaînes aussi antiques que le monde d'Épire signifie en grec continent où terre ferme ; elle fut ainsi appelée par les Grecs des îles Ioniennes qui l'avaient en regard et par opposition avec le pays qu'ils habitaient. Cette terre est comme un abrégé de tous les pays et de tous les climats, comme une miniature des régions sévères des Alpes et s'étend sur les bords de la mer, depuis les monts Acrocérauniens, pendant un espace de quarante-cinq lieues, jusqu'au golfe d'Ambracie, aujourd'hui d'Arta. Sa profondeur et de vingt-cinq à trente lieues environ, depuis le cap Chimerium jusqu'au Pinde.
La chaîne de ses montagnes et le niveau de ses vallées s'étagent en s'élevant depuis le rivage de la mer ionienne jusqu'à l'arête supérieure du Pinde, qui sépare géographiquement l'Épire de la Macédoine et de la Thessalie. Le Pinde, fameux dans les siècles mythologiques, pour avoir été consacré aux Muses, peut être classé dans les montagnes du second ordre.
Les habitants de l'Épire n'ont pas un caractère moins âpre et moins sauvage que leurs montagnes. Réputés robustes, braves et bons soldats depuis la plus haute antiquité, les Épirotes se divisaient en quatorze peuplades différentes dont quelques-unes dominèrent tour-à-tour.
La partie de l'Épire d'abord connue des Grecs, fut la partie orientale. Là, quelques villes éparses remplacèrent les premières bourgades où l'on ne s'était d'abord nourrit que de glands. Les Thesprotes, qui se rapprochaient de la mer, furent les plus promptement policés. Les Grecs regardaient les monts de l'ancienne Thesprotie comme la dernière région de la terre, terre des ténèbres, région antique des ombres, royaume de Pluton enfin. Ils s'y placèrent leurs enfers, à cause qu'étant placés eux-mêmes à l'orient, et par conséquent à l'opposite, ils voyaient chaque jour disparaître le soleil derrière ces montagnes. Là se trouvait le fameux marais achérusien, aujourd'hui vallon d'Oraco, d'où sortaient deux fleuves jadis redoutables, le Cocyte et l'Achéron ou fleuve noir. Ni l'un ni l'autre n'offrent plus rien de terrible aujourd'hui, si ce n'est que leurs eaux sont parfois troubles et infectes.
À l'orient des Thesprotes étaient les Molosses, peuples belliqueux, qui habitaient aux environ de Dodone, où était le fameux oracle établi par les Pelasges, temple d'abord rustique, élevé en plein air, consacré à Jupiter dodonéen, est environné de chênes qui rendaient des sons prophétiques. Un autre prestige consistait dans un vase d'airain sans cesse frappé par un automate armé d'un fouet à lame de fer que les vents mettaient en mouvement. De toutes les parties de la Grèce, on venait consulter le fameux chêne consacré à Jupiter, chêne qui prédisait l'avenir, et qu'il passait pour le plus ancien des arbres connus. Des colombes perchées sur ses branches rendaient les oracles.
Néoptolême, fils d'Achille, s'était emparé du pays
, devint la tige d'une longue suite de rois appelés Pyrrhides, du nom de Pyrrhus
, qu'il avait porté dans son enfance, et qu'il donna depuis à l'aîné de ses fils. Les princes qui lui succédèrent était tombés dans la barbarie, leur puissance et leurs actions restèrent ensevelies dans une profonde obscurité. Le premier dont l'histoire fasse mention est nommé par Plutarque Tarrutas, et par Pausanias Tarypus. Ce n'est point à lui, mais à Arybbas, son petit-fils, que Justin attribue la civilisation des Molosses. Ce prince avait été instruit lui-même à Athènes, où il s'était formé aux mœurs des Grecs et à la culture des lettres. « Plus il surpassait par ses connaissances tous ses prédécesseurs, dit Justin
, et plus il devint agréable à son peuple. Il fut le premier des rois d'Épire qui donna des lois à ses sujets, qui créa un sénat avec des magistrats annuels, et institua une forme solide du gouvernement. Néoptolême ou le premier Pyrrhus avait fondé le royaume. Arybbas donna aux Épirotes des mœurs plus douces et plus polies. »