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Chez les Grecs de Toronto

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J'ai enfin réussi à faire un tour à Greektown. D'ailleurs, pas besoin d'aller à Greektown pour rencontrer des Grecs à Toronto. En plein downtown, les premiers Torontois que j'ai rencontré c'étaient des Grecs ; originaires de Kalamata, Péloponnèse, ils tenaient un stand de sandwich et boissons sur le pont qui mène à Rogers Center, le stade des Blue Jays, l'équipe locale de baseball. À 10 heures du matin c'était l'heure du réapprovisionnement et le moment idéal pour faire un brin de causette pendant leur courte pause.

Comme beaucoup de villes en Amérique du Nord, Toronto, donc, a aussi son Greektown. Cela n'a rien d'exceptionnel, ce n'est qu'un quartier communautaire parmi d'autres ; il a Little Italy, Chinatown,Little Tibet, etc. Attention, "communautaire" n'a pas le même sens qu'en Europe. Loin d'être des ghettos, les communautés, ici, sont le socle de la culture nationale commune au lieu d'être perçues - à tort ou à raison - comme un danger à la cohésion nationale. D'ailleurs, s'il n'y avait pas les enseignes des échoppes - avec leur alphabet particulier, pour le grec et le chinois notamment- et si on n'entendait pas quelque bribes de conversation en langue maternelle ici et là, rien ne distinguerait ces quartiers d'un quartier moyen des villes nord-américaines.

C'est un peu vite dit car les Grecs de Toronto mettent un zèle particulier à rappeler au passant qu'il se trouve à Greektown et pas ailleurs ; au point que leur quartier ressemble à une ville grecque le jour de la fête nationale ! En commençant par un arc qui surplombe l'entrée à chaque extrémité de l'artère principale, la Danforth Avenue, pour souhaiter la bienvenue à "l'étranger". Ensuite, le drapeau grec qui flotte à côté du drapeau canadien sur chaque poteau d'éclairage. Et comble, les noms des rues écrits bilingues, en grec et anglais ! L'avenue est décorée de nombreux bacs à fleurs qui portent la marque "Greektown", car ici plus que marquer le territoire, les signes nationaux sont une marque de fabrique, un état d'esprit qui rend le quartier "friendly" et lui donne un air de fête permanent.

Cette positive attitude n'empêche pas un grain de nostalgie. J'ai eu un peu du mal à dénicher une église grecque pourtant indiquée par une belle flèche sur Danforth. Mais, c'était une flèche devant une autre église, une grande, imposante, sur la fameuse avenue. J'ai pensé alors que c'était celle-là d'autant qu'elle avait un kampanario, un clocher, qui n'était pas sans rappeler les clochers des églises grecques.

Étant donnée la réputation de mégalomanie des Nord-américains, il ne serait pas étonnant qu'une belle église comme ça trône au milieu du Greektown. Son nom, Church of the Holy Name, n'avait pas grande chose de grec mais je tente tout de même ma chance. Porte close. Et finalement, non, l'église emblématique au milieu de Danforth Ave est catholique. Au deuxième passage devant le panneau qui indiquait l'église de Sainte Irène, je décide de suivre bêtement la direction indiquée. Je n'ai eu à marcher que quelques dizaines de mètres pour me trouver enfin devant la modeste chapelle de Aghia Eirini, qui de plus est ouverte !

Peu après, une dame, la soixantaine bien avancée, arrive. Histoire d'entamer la conversation, je lui demande si on est dans l'église principale de la communauté. Elle m'apprend qu'il y au moins cinq autres églises orthodoxes dans le quartier. En l'absence du pope pour une confession dans l'intimité du confessional, c'est avec l'anonyme étranger que je suis que la gentille dame partage le chagrin : elle a quitté la Grèce à l'âge de 20. "Nous n'avons pas eu le temps de jouir de notre pays", me dit-elle. Mais si après tout elle s'est faite à la vie à l'étranger, elle peine à voir les familles de la communauté se déchirer. "Dieu merci, pas la mienne", précise-t-elle, "mais il y en a beaucoup autour où les membres se déchirent dans des disputes sans fin".

Ainsi va la vie derrière la façade joyeuse et bon enfant de Greektown on the Danforth. En cherchant meilleure fortune sur les terres du Canada, avec leur hospitalité légendaire et la bonne humeur traditionnelle, les compatriotes ont aussi exporté dans leur nouveau pays le mal qui depuis l'Antiquité ronge notre race : la dichonia, la discorde. Après avoir allumé chacun notre cierge, nous nous quittames sur le vœux que la Vierge veille et protège ces familles démunies.

Dans le train du retour vers downtown, je me demandais ce que je pouvais retenir de cette visite au Greektown. Bien sûr j'ai eu à fréquenter la communauté grecque à Paris, à rendre visite à celle de Bruxelles ou à faire des virées dans les quartiers grecs en Allemagne, mais, c'était une première dans un pays nord-américain. Je pensais à ces Torontois qui ne se disent pas bonjour dans l'ascenseur de leur immeuble, pas même entre collègues le matin en arrivant au travail, et je repensais à cette dame croisée une heure plus tôt, dans la petite chapelle orthodoxe à des milliers de kilomètres de Grèce, qui se souciait du mal des autres, et me disais que malgré leurs défauts les immigrés Grecs avaient encore un peu de chaleur et de compassion à apporter dans un monde résolument et définitivement individualiste.

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