Par Cassandre Toscani
Cardiologue, toujours en exercice à 76 ans, professeur émérite au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris, cofondateur du Centre des poisons et du Comité de bioéthique orthodoxe, Thomas Efthymiou est, depuis deux ans, président de la Communauté hellénique de Paris. Fils de réfugiés grecs, venus de Thrace orientale, cet Hellène, né à Paris, excelle dans l’art d’appeler un chat un chat. Il nous a accordé un long entretien, empreint d'amour pour la terre natale de ses aïeux, ciselé de touches de nostalgie et de poésie, constellé de critiques vis-à-vis de ses compatriotes, et, résolument tourné vers l'avenir.
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La Communauté hellénique de Paris
i-GR – Pr Efthymiou, vous êtes président de la Communauté hellénique de Paris et des environs, relatez-nous son histoire.
Th. E. – Association loi 1901, elle est fondée en 1923 suite à la vague d'immigration de réfugiés d'Asie Mineure qui ont ressenti le besoin vital de se retrouver entre eux. Auparavant les Grecs qui vivaient dans la capitale française, peu nombreux, étaient soit des intellectuels comme Jean Moréas, de son vrai nom Ioannis Papadiamandopoulos, soit des Kastoriani, fourreurs originaires de Kastoria, ville du Nord de la Grèce, soit des « sfougarades », négociants d'éponges naturelles dodécanésiens. Outre les réfugiés micrasiates, elle comprenait également des Grecs d'Egypte. Pendant la guerre, nous nous sommes rapprochés encore davantage. On se réunissait très souvent pour suivre les événements en Grèce. Je me souviens du 23 novembre 1940. Nous étions tranquillement installés quand le téléphone sonna. « Nous avons pris Koritsa ! », hurla notre compatriote qui avait soulevé le combiné. Notre fierté était indescriptible. Deux de mes oncles, Konstantinos et Panayiotis faisaient partie du bataillon entré à Koritsa, en Epire du Nord, infligeant ainsi une nouvelle défaite à l'armée italienne. Le comportement héroïque de nos soldats avait fait le tour du monde. Mon père aimait à nous raconter un sourire jusqu'aux oreilles une scène à laquelle il avait assisté sur le quai du métro des Tuileries. Alors qu'il attendait la rame, il voit en face de lui un officier vêtu d'une tenue inhabituelle. A Paris, nous connaissions les uniformes allemands. Intrigué, un titi parisien lui demande : « Ah ! Qu'est-ce que c'est comme uniforme ? » « Mais je suis un officier italien ! » Et le Français de lui rétorquer : « Ah ! Les Grecs vous ont repoussés jusqu'ici ! »
i-GR – Après 1945, le visage de la Communauté se métamorphose…
Th. E. – Il change radicalement avec l'arrivée des réfugiés économiques, qui fuient un pays exsangue. La population civile a terriblement souffert des trois invasions successives, italienne, allemande et bulgare ; elle a connu une famine meurtrière, amplifiée par la guerre civile, qui, à son tour, amène son lot de réfugiés politiques, qui pour la plupart s'érigent en victimes du monarco-fascisme. C'est alors que l'hellénisme à Paris commence à se politiser, creusant ainsi le lit des partis politiques grecs au sein de la Communauté.
i-GR – Vous qui n'appartenez à aucun parti, comment êtes-vous devenu président ?
Th. E. – Aux dernières élections, je me suis inscrit sur une liste, dite indépendante, sur laquelle figuraient de nombreux Grecs-Français de la deuxième génération ; l'esprit me plaisait. Par la suite, il s'est avéré que cette liste était dans la mouvance de Nea Dimokratia, parti de centre-droit. A mi-parcours, la tête de liste André Lang-Papadias, élu président, a dû se démettre. Les conseillers se sont alors tournés vers le plus âgé, en l'occurrence, moi. Leur raisonnement était simple : « Il a 74 ans, nous ne l'aurons pas longtemps sur le dos, et puis, notre cuisine politicienne ne sied pas à son palais. » Mes jours à la présidence étaient d’emblée comptés...
i-GR – Pourtant, vous briguez un second mandat…
Th. E. – Après deux ans de présidence, il me semble indispensable d’adapter les statuts : que le nombre de conseillers soit réduit à 12, au lieu des 21 actuels ; que ces conseillers soient pour moitié Grecs-Français, nés en France, au fait des us et coutumes du pays, et, pour moitié Grecs, afin de ne pas couper le cordon ombilical avec la mère patrie ; que la parité hommes/femmes soit respectée ; que la durée du mandat de quatre ans ne soit renouvelable qu'une seule fois. De plus, il est essentiel de responsabiliser le scrutin : voter pour un nom et non pour une liste. Le vote « à la grecque » me met hors de moi : il est honteux que des listes soient établies, puis, après le vote, certains – déterminés à l'avance – donnent leur démission pour que ceux, choisis par le parti, deviennent conseillers. Cette influence des partis politiques grecs, absolument néfaste sur la Communauté, est l'une des raisons de l'éloignement des Grecs-Français des deuxième et troisième générations.
i-GR – Quel serait le rôle idéal de la Communauté hellénique de Paris ?
Th. E. – Tout d'abord, qu'elle ne soit pas exclusivement gréco-grecque, qu'elle s'ouvre aux Grecs-Français ou Français-Grecs pour maintenir, en France, l’héritage de leur famille et de leur lieu d’origine, en particulier, celui des vieilles terres ioniennes et byzantines, « ottomanisées », puis, turquifiées. Ces Hellènes qui, comme moi, gardent leur hellénité par choix personnel, représentent une authentique force en faveur de la Grèce, qui, pourtant, se montre incapable de l'exploiter. La Communauté devrait également seconder ceux qui ont maille à partir avec l'administration, française ou consulaire ; visiter les malades isolés ; apporter un soutien moral et matériel aux personnes seules ; développer les loisirs, le sport, les soirées dansantes, les projections cinématographiques pour faire connaître les films d'hier et d'aujourd'hui ; établir un annuaire onomastique des Grecs en France ; enfin, mettre au point des actions communes, à la suite de catastrophes naturelles ou de manifestations de protestation.
i-GR – Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Th. E. – Œ uvrer à la création d'un établissement d’enseignement gréco-français, de la maternelle aux portes de l'université, comme le Lycée espagnol Luis Bunuel. Créer, à Paris, un cimetière orthodoxe, à l'instar de celui des Russes, des Chinois ou des Portugais, car les Grecs enterrés en France sont éparpillés un peu partout. Enfin, donner une nouvelle impulsion à la Fédération des communautés grecques de France, boudée par nombre d'entre elles, en raison de leur orientation politique ou des querelles de clochers. Notre avenir passe par le regroupement de toutes les associations : grecques, chypriotes et philhellènes.
Enseignement de la langue et grec ancien
i-GR – Et l'enseignement de la langue ?
Th. E. – Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mon père s'est battu pour que l'on ait des professeurs dignes de ce nom. Jusque-là, des cours étaient dispensés, les jeudi et samedi, soit par des prêtres, soit par des étudiants, soit par des volontaires. Pendant un temps, j'en ai moi-même donné. Aujourd'hui, les professeurs sont diplômés, envoyés par le ministère de l'Education grec, mais, dans l'ensemble, ils ne manifestent aucun enthousiasme. Dans cette nomination, ils n'y voient que leur intérêt personnel : double salaire par rapport à celui de leurs collègues en Grèce, agrémenté de divers avantages. L'action de la Communauté se limite à gérer les cours en avançant les frais, qui ne sont pas toujours intégralement remboursés par Athènes, et à trouver des écoles qui nous prêtent leurs locaux.
i-GR – Ce n'est pas bien sorcier...
Th. E. – A première vue, non. Malheureusement, le comportement de certains enseignants et élèves grecs rend cette recherche difficile. Pour étayer mon propos, un exemple emblématique : une école primaire, rue Victor Cousin, dans le Quartier latin, met à notre disposition ses locaux. Formidable ! Au cours de l'année, le directeur, plutôt philhellène, nous écrit à plusieurs reprises pour nous faire part de ses observations : dans la cour de récréation, les professeurs fument et bavardent entre eux au lieu de surveiller les enfants ; ces derniers ne respectent pas le matériel des élèves réguliers de l’école. Après le passage des nôtres, qui ne retrouve pas une gomme, qui un crayon, qui un stylo, ce qui crée une kyrielle de petits incidents détestables. Résultat : le directeur s’est vu contraint de nous refuser l'accès de son école.
i-GR – La fréquentation de ces cours est-elle satisfaisante ?
Th. E. – Pas vraiment, au regard de l'hellénisme qui semble exister à Paris. Les responsables ? D’abord, les parents qui pensent qu'en allant, en Grèce, en vacances, chaque année, leurs chérubins apprendront leur langue. Douce illusion ! Le grec familial et familier est lacunaire, alors qu’étudié, il peut aisément devenir la troisième langue au baccalauréat et améliorer ainsi la moyenne. Ensuite, les enseignants, dénués de passion, inaptes à motiver les enfants, incapables de résister au conformisme ambiant. Lorsque, moi-même, j'ai présenté l'examen pour obtenir le Diplôme de connaissance de la langue grecque, je n'ai obtenu qu’une note moyenne, l'examinateur estimant que je ne parlais pas la langue d'aujourd'hui ! On m'a souvent reproché de m'exprimer en katharevoussa, en langue pure. Et pourtant, je parle la langue de ma grand-mère, analphabète, comme la quasi-totalité du peuple, jusqu'à la moitié du siècle dernier, qui mettait toutefois un point d'honneur à s'exprimer correctement... Une scène émouvante me revient en mémoire. Ma grand-mère avait tellement honte de ne savoir ni lire ni écrire qu'elle avait demandé à ses enfants de lui apprendre à dessiner sa signature. Le jour où je l'ai accompagnée à la Préfecture de police pour retirer sa carte verte de résident privilégié, elle se concentra, tira la langue et fièrement y apposa sa signature.
i-GR – La katharevoussa nous mène directement au grec ancien.
Th. E. – Tout d'abord, le grec ancien et le grec moderne ne sont qu'une seule et même langue qui a évolué au fil des siècles. N'en déplaise aux hellénistes distingués et autres intellectuels, Homère disait « thalassa », le Grec d'aujourd'hui dit « thalassa ». Homère disait « ouranos », le Grec d'aujourd'hui dit « ouranos ». Le socle est identique. Pour savourer mon plaisir, je vous cite, d’une part, le Smyrniote Georges Seferis, prix Nobel de littérature, en 1963 : « Depuis l'époque où Homère s'est exprimé jusqu'à ce jour, nous parlons, soupirons et chantons dans la même langue. » et, d’autre part, le linguiste et auteur de la grammaire de référence par excellence, Manolis Triantaphyllidis : « Notre langue, moderne et ancienne, ne sont qu'une seule et même langue, parlée sans interruption par la nation grecque pendant des milliers d'années, de bouche en bouche, de père en fils, elle a changé à force d'être parlée, jusqu'au moment où elle a pris sa forme actuelle de langue maternelle, point de départ, elle aussi, d'un nouveau développement. »
i-GR – Pourquoi s’obstine-t-on alors à considérer le grec ancien comme une langue morte ?
Th. E. – La responsabilité en incombe en grande partie à la Grèce. A ses politiques, au ministère de l'Education, aux ambassadeurs de l'Unesco, qui se désintéressent totalement de la question. Les représentants de l'Eglise ne sont pas en reste. Et puis, il y a cette grotesque prononciation établie par un érudit hollandais dont la préoccupation première visait à dispenser les Occidentaux d’apprendre l'alphabet grec, se contentant de transcrire phonétiquement la langue. Après mai 68, lors d'un colloque organisé à la Sorbonne sur l'apprentissage des langues classiques, j'étais intervenu : « Vous vous plaignez que leur apprentissage n'intéresse plus personne, que les établissements les suppriment de leur programme, pourquoi ne changez-vous pas la prononciation d’Erasme ? » Robert Flacelière, helléniste de haut niveau, me répliqua avec dédain : « La tradition universitaire française s'y oppose ! » Quant à l'échange verbal avec Mme de Romilly, il s'apparente davantage à un dialogue de sourds. « Le grec ancien, Madame, n'est pas une langue morte. » « Monsieur, vous ne parviendrez pas à me persuader. » « Je ne cherche pas à vous persuader, j'essaye de sauver le grec ancien. » Que voulez-vous, ils défendent bec et ongles leur pré carré. Il leur importe davantage d'être le meilleur helléniste de France que d'être compris par les autochtones, se donnant ainsi l'illusion d'être les seuls détenteurs de la langue d'Homère… Quelle vanité !
Stratégies turques
i-GR – Et la terre d’Homère ne fait plus partie de la Grèce d’aujourd’hui…
Th. E. – Ainsi en a décidé l’Histoire. Après trois mille ans, l’Ionie, en Asie mineure, est devenue turque.
i-GR – En France, la Turquie est à l'honneur du 1er juillet 2009 au 31 mars 2010. Comment jugez-vous le faste déployé pour cette Saison ?
Th. E. – Au début de l’été, un encart dans Le Figaro annonçant la Saison de la Turquie en France m’a fort contrarié, d’autant qu’il était question d’illuminer la tour Eiffel aux couleurs de ce pays. Il est vrai que la France a une tradition turcophile, qui remonte au XVIe siècle, lorsque François Ier s’allia à la Sublime porte pour créer un contrepoids à l’empire d'Autriche, les Turcs étant arrivés jusqu’à Vienne… Par le passé, cette tradition était même enseignée au lycée. Lors d'un cours d'histoire, je fus indigné par l’alliance de la France et de l’Angleterre avec la Turquie pour attaquer la Russie, lors de la guerre de Crimée. Les raisons en étaient nombreuses : garder les Lieux Saints, interdire la descente des Russes orthodoxes vers Constantinople et, donc, leur accès à la mer Noire, qui risquait d’entraver les entreprises françaises et anglaises installées au Proche et au Moyen-Orient. Que la tour Eiffel, monument symbole de Paris dans le monde entier, scintille aux couleurs sanglantes de la Turquie– dont l'armée, ne l'oublions pas, occupe près de la moitié de Chypre – montre combien les intérêts économiques sont puissants. Malgré tout, j’ai écrit au président Sarkozy un courriel, qui n'a reçu qu'une réponse convenue. Des initiatives similaires ont été lancées par les associations chypriotes.
i-GR – Croyez-vous à l’efficacité de ces pétitions ?
Th. E. – Il y a plus de vingt ans, un soir où le président Mitterrand parlait à la télévision et répondait aux questions des téléspectateurs, j'avais réussi à faire poser une question sur Chypre. Auparavant, j’en avais informé, par téléphone, l’ambassadeur de ce pays, à l’époque M. Michaïlidis, qui en resta pantois et préféra le silence radio… J’ai pris alors mon carnet d'adresses, appelé tous mes amis, leur ai transmis la question – toujours la même – sur Chypre et leur ai demandé d’appeler, comme moi, et de convier leurs amis à en faire autant. Devant le grand nombre d'appels arrivés au standard de l'émission, la question fut sélectionnée. Mitterrand y répondit par quelques généralités. Le cours de l'Histoire ne fut, certes, pas changé, mais, au moins, nous étions parvenus à égratigner cette indifférence qui accable, depuis 1974, l'île d'Aphrodite. La propagande turque contre Chypre et la Grèce revêt des formes très subtiles qui finiront, avec le temps – si l'on n'y prend pas garde – par imposer la reconnaissance d'une situation condamnée internationalement.
i-GR – Etayez votre propos.
Th. E. – Pendant les vingt-cinq années où je fus médecin-conseil de l’OCDE, j'ai eu tout le loisir d’admirer la courtoisie, la prestance, le comportement des diplomates turcs, qui arrivent toujours à faire passer leurs messages, à faire montre d’une civilité supérieure à celle des Européens qu’ils cherchent à égaler et... à dépasser. C’est ainsi qu’aujourd’hui, à l’heure où nous parlons, les Turcs sont parvenus à présenter officiellement dans le cadre des « Journées turques à Paris » une production théâtrale sous l’égide de la… République turque de Chypre du Nord, sans qu’aucun officiel français ne bronche, alors que tous les Etats, l'Union européenne, le Conseil de l'Europe, les Nations Unies, la Cour européenne des droits de l'homme ne reconnaissent qu’un seul Etat légitime : la République de Chypre, membre de l'Union européenne depuis 2004, dont le Nord est toujours occupé militairement par les Turcs. La RTCN est un Etat autoproclamé le 15 novembre 1983, reconnu uniquement par la Turquie. Le monde entier vient de fêter les vingt ans de la chute du mur de Berlin, Nicosie reste la seule capitale au monde coupée en deux par un autre mur de la honte, la « ligne verte ».
i-GR – Et, au sujet de la Saison de la Turquie en France ?
Th. E. – Ce n'est pas tant le pays invité que nous contestons, mais le contenu de certaines manifestations, dont la vérité historique laisse à désirer, et, qui peut être pris pour argent comptant par qui n’est pas diplômé en histoire ou en archéologie. Ce que nous contestons, c'est la façon sournoise et perfide dont se pare la Turquie pour se proclamer plus européenne que les Européens afin d’accélérer son entrée dans l'Union européenne. En juillet dernier, à Marseille, lors de l’ouverture de cette Saison, marquée par l’arrivée de la réplique du bateau – battant pavillon turc – qui amena, 2600 ans avant Jésus-Christ, les Grecs de Phocée jusqu’au Lacydon, l’actuel Vieux-Port, où ils fondèrent la ville de Massalia, les Turcs ne sont pas loin de nous faire croire que les Phocéens, venus de l’antique Ionie, étaient leurs ancêtres !
i-GR – Aux stratégies internationales de la Turquie, les Arméniens réagissent plus vivement que les Grecs…
Th. E. – J’ai beaucoup d’amis arméniens. Effectivement, ils sont plus réactifs et assidus que mes compatriotes. Je le déplore et ne le comprends pas, car nombre d'entre eux sont issus de parents réfugiés, nés sujets ottomans. L’oubli n'est pas la meilleure façon de contrer le révisionnisme politique et historique turcs, car il s'étend aussi à notre passé antique. Outre le fait d’exploiter habilement les sites d’Ionie, la plus grecque des terres grecques, d'où a démarré notre civilisation, sur les rivages asiatiques de la mer Egée, les Turcs les présentent comme des vestiges... romains. Pas seulement dans les manifestations de la Saison en France, mais aussi sur place. A deux reprises, je suis allé à Ephèse ; à chaque fois, je me suis heurté au guide, qui parlait de cette antique cité grecque, dans un français parfait, comme d’une ville romaine. Aux diverses questions que je lui posais : « Pourquoi toutes les inscriptions, et, en particulier, celles de la bibliothèque, sont-elles gravées en grec ? »« Pourquoi Paul de Tarse, autrement dit saint Paul, écrivit-il son épître en grec ? », il se contentait de répondre par un haussement d'épaules. Cette Saison, réglée comme du papier à musique, présente la Turquie comme un pays à la fois beau telle une peinture orientaliste, agréable pour les estivants occidentaux, et, si « européen » en Asie.
i-GR – Que pensez-vous de l'accord historique, signé le 13 octobre dernier, à Zurich, par les ministres des Affaires étrangères de Turquie et d'Arménie visant à normaliser leurs relations ?
Th. E. – Signé sous pression et sous l’œil bienveillant de l’Américaine Clinton, de la Suissesse Calmy-Rey, du Russe Lavrov et du Français Kouchner, cet accord n’est rien d’autre qu’un brillant nuage de poudre aux yeux. Mal vu par les deux peuples, et, surtout, par la diaspora arménienne, il confirme une fois de plus la naïveté des diplomates occidentaux. Cette comédie me rappelle celle d’octobre 1930, quand le chef du gouvernement Venizelos se rendit à Ankara pour signer un traité... d'amitié, de neutralité et d’arbitrage, ainsi qu'un protocole de parité navale, et une convention commerciale.
Efthymiou le médecin
i-GR – Vous êtes médecin, cardiologue toujours en exercice à 76 ans. Quel fut votre parcours avant d'entrer à la faculté ?
Th. E. – A trois ans, mes parents me mettent à la maternelle pour que j'apprenne le français. Pendant la guerre, je présente le DEPP (Diplôme d'Etudes primaires préparatoires). Je fréquente le Lycée Condorcet, jusqu'au jour où je suis renvoyé pour indiscipline. Je fais Bac première au Lycée Charlemagne. A 16 ans, mon père m'envoie étudier, pendant neuf mois, à Londres, au Lycée Français. De retour à Paris, je passe le baccalauréat de Philosophie et Lettres. Je suis les cours du professeur Jean Brun, inoubliable philosophe de l'Antiquité, qui a tant écrit dans la collection Que sais-je ? Bien que je sois un disciple assermenté d'Hippocrate, je suis passionné de littérature et de philosophie ; il ne se passe pas un jour sans que je ne lise un poème.
i-GR – Vous choisissez pourtant de faire médecine.
Th. E. – Grâce à une bourse d'études. Pour moi qui ne suis pas issu d'une famille de médecins, c'était une grande chance. Je suis l'aîné de cinq enfants, mon père était tailleur. Pour être admis à la seule Faculté de médecine qui existait alors à Paris, on devait fréquenter pendant un an la faculté des Sciences, et puis, passer le Certificat de biologie, physique et chimie. Dès le matin du premier jour de cours, on allait à l'hôpital, et, l'après-midi, à la fac. J'allais à l'Hôtel-Dieu. Les salles des malades étaient grandes, elles accueillaient quarante ou soixante lits. Dès que j'ai pu, j'ai fait des piqûres et des remplacements, comme beaucoup d’étudiants. Deux possibilités se présentaient à moi : décrocher une place d’interne dans un hôpital en province ou présenter les concours.
i-GR – Les concours vous attirent...
Th. E. – Un vrai défi ! Nous étions quelque 350 candidats. Nous passions les concours, salle Wagram, sur des tréteaux. Un sur cinq réussissait. Je suis reçu. Première étape donc l'externat des Hôpitaux de Paris, c'est-à-dire l'Assistance publique. Nous avions une petite rémunération basée sur notre présence. Stade suivant : la course aux patrons. Chaque stage durait six mois. J'ai été très intéressé par l'accouchement, pas par la gynécologie. En 1957, à l'Hôpital Tenon, chez feu mon maître le Professeur Janin, j'ai fait soixante-quinze accouchements. J'ai été fasciné. Pour la première fois de ma vie, j'assistais à un phénomène naturel, heureux, et, limité dans le temps. Le premier enfant que j'ai aidé à naître a été appelé Nasser... Puis, c'est le service militaire, durant la guerre d'Algérie. Je me porte volontaire pour l'Afrique du Nord. Survient le putsch d'Alger. De Gaulle décide que tous les élèves officiers, volontaires, sont des activistes. Je reste donc en France. Je fais mes dix-sept mois à l'Ecole d'application des transmissions, à Montargis, j’étais médecin de bataillon. Retour à la vie civile. Je présente le concours le plus difficile à l'époque pour un étudiant en médecine : l'internat des Hôpitaux de Paris. Je fais partie des heureux élus.
i-GR – Et, vous vous orientez vers la cardiologie.
Th. E. – A vrai dire, plusieurs spécialités m’intéressent : la chronobiologie, la pharmaco-toxicologie, la neuropsychiatrie et la cardiologie. Pendant quatre ans, je suis assistant de pharmacologie, et, je fais des stages dans les autres disciplines. En 1961, interne à Lariboisière, je soutiens ma thèse de toxicologie sur le sulfate de diméthyle, ayant traité, au Centre des poisons de Paris – dont je suis l’un des cofondateurs – un ouvrier épirote souffrant d’une intoxication professionnelle due à ce produit chimique, présent dans l'industrie du parfum. Je réussis à le guérir. Fin de mon internat. Promotion 1963. Dans l'annuaire des anciens internes des Hôpitaux de Paris est accolé à mon nom celui du village de mon père : Efthymiou de Sammakovo, juste pour éviter toute confusion avec un autre confrère homonyme. Néanmoins, cette inscription unique a acquis, au fil du temps, une dimension émotionnelle. Mes premiers remplacements de médecin, je les fais à Crépy-en-Valois, chez un Crétois, mon ami le Dr Pelandakis. L'heure du choix arrive. Le hasard me mène au service du Professeur Lenègre, le plus grand cardiologue de la génération de nos maîtres.
i-GR – Vous participez à la préparation de la troisième greffe cardiaque française.
Th. E. – Le Professeur Lenègre fait appel à trois de ses élèves, deux cardiologues et un troisième, pluridisciplinaire, moi, pour redémarrer une très grosse clinique de préparation opératoire et de convalescence opératoire et médicale cardiologique, à Gasville, près de Chartres. J'y travaille pendant sept ans tout en étant chef de clinique toxicologique au Centre des poisons. A la fin des années 70, j'y prépare, avec les deux confrères, la troisième greffe cardiaque française à l'Hôpital Foch. Je me souviens de ce patient, un peu exubérant. On lui avait greffé un cœur de femme. Il est mort à la suite d'un rejet. Les anti-rejets n'existaient pas encore. Aujourd'hui, les greffes diminuent de plus en plus, de nouveaux médicaments ont fait leur apparition, les cœurs artificiels se perfectionnent. Les premières vraies réussites sur les rejets ont été réalisées sur les greffes de rein, et, c’est un autre Grec, l'un des frères Oeconomos, Nicolas, qui a participé à la première greffe de rein réussie, en France, à l’hôpital Necker. L’autre Oeconomos, Doros, était un neurochirurgien réputé. Notre communauté était particulièrement fière de ces succès.
i-GR – Vous n'êtes pas de ceux qui se contentent d'une carrière ronronnante...
Th. E. – Question de tempérament ! En 1973, je réussis le concours de chef du service de médecine interne à mi-temps à l'hôpital Marcellin-Berthelot de Courbevoie. J'y reste de 40 à 67 ans. Parallèlement, je suis médecin de l'OCDE pendant vingt-cinq ans. J’ai également ma propre clientèle en cabinet de groupe. J'exerce toujours. J'aime à dire que mon cabinet, c'est « ma danseuse » ; il n'a jamais été mon gagne-pain. Je suis aussi professeur émérite au Collège de Médecine des Hôpitaux de Paris. J'ai été conseiller à l'Ordre des médecins de Paris. Je suis cofondateur du Comité de bioéthique orthodoxe et coadministrateur de l’Institut Saint-Serge de théologie orthodoxe russe.
i-GR – L'évolution technologique en médecine, comment l'avez-vous perçue ?
Th. E. – Quand j'ai démarré, en cardiologie, on faisait encore des radioscopies. La chirurgie cardiaque existait, on opérait le rétrécissement mitral. Ensuite, sont arrivés les valves et la chirurgie des maladies coronariennes, la chirurgie cardiaque à cœur ouvert et les pontages. Le grand tournant, pour moi, fut l'apparition de l'imagerie : l'échographie, le scanner, l'I.R.M. Les cathétérismes ont régressé, de même que l'absorption des rayons tant par le thérapeute que par le patient, la régression des inconvénients anesthésiques, le développement de la biologie, les progrès incroyables de la thérapeutique. Ceux de la chirurgie ne nous étonnent même plus. Une greffe cardiaque dure douze heures. Banal ! J'ai vécu l'apparition et l'évolution de la cancérologie : autrefois, les femmes qui n'avaient qu'un seul sein étaient légion ; maintenant les trois-quarts de mes malades, opérées du sein, ont une plastie pratiquement invisible. Je me tiens au fait des nouveautés. Je me rends régulièrement, une ou deux fois par semaine, au staff des grands services hospitaliers, où l'on discute les cas difficiles, et, comme je suis le plus ancien, on m’invite à m'asseoir au premier rang, et, quelquefois, on m’écoute parce que j'ai gardé la réputation d'être un clinicien.
i-GR – Vous souhaiteriez que les parents grecs fassent de même quand vous évoquez le bilinguisme pour leurs enfants ?
Th. E. – D'autant que les travaux du Dr Ellen Bialystok du Centre de recherche sur l’âge et le cerveau Baycrest, à Toronto, publiés dans la revue Neuropsychologia, et, repris dans Le Quotidien du Médecin, du 15 janvier 2007, confirment que le bilinguisme peut retarder jusqu'à quatre ans le déclin intellectuel, la démence sénile, la maladie d'Alzheimer, etc. Sur 184 patients – 91 monolingues et 93 bilingues – qui ont consulté pour des troubles cognitifs, les signes de démence sont apparus, pour les premiers, à 71,4 ans, et, pour les seconds, à 75,5 ans ; le bénéfice mental de la diglossie subsiste même après l’élimination d’autres facteurs sociaux et culturels. Aucune des thérapeutiques actuelles n'obtient ce résultat. Parmi les bilingues examinés, les chercheurs ont dénombré vingt-cinq langues, les plus fréquentes étant le polonais, le yiddish, l'allemand, le roumain et le hongrois. Toutes les études sur le bilinguisme précoce démontrent l'absence de risque intellectuel pour nos enfants. Au contraire, ceux-ci deviennent aujourd'hui facilement tri, voire « tetraglosses » : grec à la maison, français partout ailleurs, apprentissage de l'anglais, voire d'une quatrième langue.
Célébrités d'antan
i-GR – Vous avez connu nombre de personnalités. Quelles sont celles qui vous ont marqué ?
Th. E. – Le premier nom qui me vient à l'esprit est incontestablement celui de notre pédiatre Angueliki Papaïoannou, ancienne interne des Hôpitaux de Paris. Elle a soigné toute notre génération. Elle était de la promotion 1927, à une époque où très peu de femmes se présentaient à ce concours. Elle était originaire de Constantinople. Son père était le secrétaire de notre patriarche Basile III. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle a beaucoup œuvré, au sein de la Croix-Rouge grecque, en compagnie de quelques dames patronnesses dont la mère de Spyros Mazarakis, lecteur de grec à l’École des Langues orientales, au début du XXe siècle. Cet intellectuel, originaire de Céphalonie, avait la particularité de prononcer les « r » à la française. « Cela faisait plus distingué », disait-il. Il était l’un de mes patients, décédé à l'âge de cent ans. Pour recueillir des fonds, ces dames avaient organisé une soirée de bienfaisance, à la salle Pleyel, à Paris. La vedette de ce concert n'était autre que Georges Guétary, de son vrai nom Lambros Worloou, un Grec d’Alexandrie, neveu du pianiste classique Tasso Janopoulo, l’accompagnateur du violoniste Jacques Thibaud. Guétary, qui, déjà, à la fin des années 30, avait chanté avec Mistinguett au Casino de Paris, fit son tour de chant. A la fin du spectacle, je me souviens, devant l'enthousiasme de la salle, il entonna deux chansons grecques, chantées a cappella, la berceuse Kouna paramana to paidi et une chanson traditionnelle Kato sto gialo kato sto periyiali. Un triomphe !
i-GR – Quels étaient ses rapports avec la communauté ?
Th. E. – Pour ainsi dire aucun, à l'instar des intellectuels comme le philosophe-psychanalyste Castoriadis, le chef d'orchestre Corraface, père du comédien, ou l'universitaire Ahrweiler. Nous ne les intéressions pas. La seule fois où certains ont fait entendre leur voix, c'était lors d'une manifestation contre la dictature des colonels. De même, lors de l'invasion de Chypre par l'armée turque, Nana Mouskouri avait organisé, au Théâtre des Champs-Élysées, une soirée spéciale à laquelle participait aussi Maria Callas.
i-GR – Et l'écrivain Clément Lépidis ?
Th. E. – Clément Lépidis, nom de plume de Kleanthis Tselepidis, était un des nôtres, et, un ami cher que j’ai soigné jusqu’à la fin de sa vie. Avant de devenir, à 45 ans, le chantre de Belleville, il avait travaillé dans la chaussure comme son père. Dans ce quartier vivait une très grosse communauté de réfugiés grecs et arméniens, qui avaient dû fuir l'Asie Mineure pour échapper aux massacres perpétrés par les Turcs. Il était très ami avec mon oncle Anastassis, champion de lutte gréco-romaine et finaliste des championnats d’Europe. Ses racines, ses souvenirs d'enfance et d'adolescence, il les a évoqués notamment dans Des Dimanches à Belleville et dans le roman L’Arménien, prix de l'Académie française.
i-GR – Quelques mots sur Jean Marco.
Th. E. – L'infortuné Jean Marco, de son vrai nom Jean Marcopoulos, le chanteur fétiche de l'orchestre de l’Arménien Jacques Hélian. Un vrai crooner. Les critiques et le public l'adoraient. Il était né, en 1923, à Constantinople. Sa famille s'était installée, quelque temps plus tard, à Paris. Il a fait partie des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Il était auteur-compositeur-interprète et jouait de la guitare. Malgré sa passion pour le monde artistique qu'il a fréquenté très jeune, il avait appris le métier de tailleur. En 1953, il était fin prêt à prendre son envol avec son propre groupe de dix musiciens. Tout lui souriait. Jusqu'à cette nuit funeste où un terrible accident de voiture lui a fauché la vie, à 30 ans. Il est inhumé au cimetière de Belleville.
i-GR – Un autre artiste était promis à un brillant avenir...
Th. E. – Qui s’est également tué dans un accident de voiture, à 34 ans. Le beau Theo Sarapo, dont la voix séduisit Edith Piaf, qui le prit sous son aile, et, l'épousa, en octobre 1962, en l'Eglise orthodoxe grecque Saint-Stéphane, dans le XVIe arrondissement. La cérémonie fut célébrée par patir Meletios. Theo, diminutif de Theophanis, était fils de coiffeur, d'une famille connue à Paris, les Lamboukas.
Racines familiales et Constantinople
i-GR – Vous aimez à souligner que vous êtes un Hellène de l'étranger, comme vos parents...
Th. E. – Aucun membre de ma famille n'est jamais né sur le territoire de l’Etat grec actuel. Je ne suis pas un « Helladitis », un Grec de Grèce, mais un Hellène de l'étranger. La branche paternelle est originaire de Thrace orientale, de Mikros Haimos, village voisin de celui de Georges Michailidis, ami de mon arrière-grand-père, et, véritable patronyme du grand écrivain et poète grec Georges Vizyinos, dont le nom de plume évoque sa terre natale, Vizyi, aujourd'hui Vize, en Turquie. Mon arrière-grand-père maternel est né à Odessa, en Ukraine, et, sa femme, mon arrière-grand-mère, à Chimarra, en Epire du Nord. Les deux familles se sont unies en Thrace. Mon grand-père paternel Thomas Evguenikou a étudié à la Grande Ecole de la Nation, la plus ancienne et la plus prestigieuse école orthodoxe grecque de Constantinople, fondée en 1454, appelée aujourd’hui La Grande Ecole-Lycée grec du Phanar. Une partie de la famille de mon père vit encore à Kosti, patrie des Anastenarides, les fameux danseurs sur les braises, et, à Vassiliko, petit port byzantin, désormais en Bulgarie, qui, sous le régime communiste, avait été rebaptisé Mitchourina et aujourd’hui porte le nom de Tsarevo.
i-GR – Une région où les Bulgares étaient sans pitié.
Th. E. – Ils étaient pires que les Turcs. Ils ont contraint les Grecs à taire leurs traditions et à bulgariser leurs patronymes. Mes parents et moi sommes allés voir cette branche de ma famille, en 1973, après soixante ans de séparation. Nous avons eu droit à la présence d'un agent de la Militsia dans notre voiture. Villages frontaliers obligent ! Mon oncle Panayotis, cousin germain de mon père, vivait à Vassiliko. A l'heure du déjeuner, les hommes se sont installés autour de la table, les femmes se tenaient debout, derrière eux. Comme à l’accoutumée, mon père fit son signe de croix, suscitant émotion et curiosité. Ma tante Maroula, elle, habitait la dernière maison de Kosti, à deux-trois kilomètres de la frontière. Au cours de notre balade, nous avons traversé un pont, ma mère s'est arrêtée et nous a dit : « C'est ici que les Bulgares ont décapité oncle Stathis. » C’était le frère de mon grand-père maternel Periklis Kiakidis. Les Bulgares étaient aveuglés par la Macédoine. Ils le sont toujours. Quand je pense qu’ils ont reçu, sans même avoir tiré un seul coup de feu, une partie de la Macédoine et de la Thrace qui appartenaient aux Grecs... De même les Turcs, qui ne se sont ralliés aux Alliés qu’à la veille de la fin des hostilités, en déclarant la guerre à l'Allemagne, ont, eux aussi, été très bien traités.
i-GR – Les Turcs ont organisé deux déportations massives en Thrace orientale au début du XXe siècle.
Th. E. – A la première, mon père, apprenti-tailleur d’habits de type européen, réussit à échapper ; il se trouvait à Constantinople. Lors de la seconde, encore plus terrible, mon grand-père paternel Thomas périt, dans l'un de ces camps de travail forcé, où les Turcs concentraient les chrétiens survivants et les obligeaient à construire des routes côtières stratégiques, entre Trébizonde et le Bosphore, sous les ordres des officiers du génie prussiens. Lors de la première guerre mondiale, la Turquie s'était rangée du côté des Empires centraux, c'est-à-dire l'empire allemand, l’Autriche-Hongrie et le royaume de Bulgarie, contre la Triple-Entente, France, Grande-Bretagne et Russie. Les Turcs craignaient, d’une part, la descente des armées du tsar par le Caucase et, d'autre part, la Bulgarie, enfant chéri de l'empire russe. La Russie tsariste voulait Constantinople. Les Grecs ne devaient en aucun cas la reprendre pour éviter un nouvel empire byzantin. Moscou se considérait comme la troisième Rome. Dans ces camps, des milliers de Grecs et d'Arméniens sont morts, victimes du travail forcé, de la faim et du typhus exanthématique.
i-GR – Comment avez-vous appris la triste fin de votre grand-père ?
Th. E. – Grâce à l’un de ses compagnons du camp, un Arménien de Constantinople, qui assista mon grand-père dans ses derniers instants et l’enterra. Quelques jours plus tard, un caïque en direction de Constantinople longe la côte. A sa vue, ceux qui savent nager se jettent à la mer pour le rejoindre. Les gardes kurdes du camp se mettent à leur tirer dessus. Tous sont tués, à l'exception de ce compagnon. Le premier matelot, voyant la scène, lui jette une bouée de secours. Le téméraire Arménien réussit à l’attraper. Il a de la chance, le caïque est grec... A Constantinople, mon père a pris sa décision : s’enfuir pour Londres. A la veille de son départ, il rentre du travail quand il voit, à l'entrée de la maison, un pauvre hère en haillons, terrorisé et affamé. Passé l'instant de surprise et de peur, mon père lui demande ce qu'il veut. « Je cherche la maison de Thomas Evguenikou. » « Entre, je suis son fils. » Et, de conter le calvaire de mon grand-père, qui, sentant sa dernière heure proche, pria ses compagnons, si d'aventure l'un ou l'autre parvenait à se sauver et à se rendre à Constantinople, d’aller prévenir sa famille de ne plus l'attendre... Alors, d'une voix étranglée, ma grand-mère murmura : « Nous ne devons jamais oublier que des mains arméniennes ont clos les paupières de mon époux et l'ont porté en terre, un jour d’été de 1917. »
i-GR – Votre père s’embarque donc pour l'Angleterre.
Th. E. – A la suite de la seconde déportation, mon père s'embarque clandestinement pour Londres. Excellent tailleur, il se dit que son métier y vaut son pesant d'or. Au cours de la traversée, il sympathise avec un Chypriote, M. Evanguelou. Ils décident de voyager ensemble. Arrivés à Marseille, ils prennent le train jusqu'à Paris, puis, Dieppe. De nouveau le bateau. Ils débarquent à Newhaven. Contrôle d'immigration. A l'officier anglais, M. Evanguelou répond : « C'est mon cousin, il vient pour étudier. » « Comment cela se fait-il ? Vous ne portez pas le même nom ! » De plus, mon père à l'époque s'appelait Evguenikou. Pour échapper à la conscription turque après la mort de son père, il a pris le nom de son grand-père Efthymios. De là, Efthymiou. Mais ses papiers n'étaient pas en règle. L'officier fait ouvrir sa valise et voit des dictionnaires. Il le laisse passer. Ils arrivent à Londres. Le Chypriote l’héberge, lui écrit sur un bout de papier : « I’m a tailor. I want a job. » Mon père met son plus beau costume, prend le bout de papier et se met en branle. Il ne connaît pas l'anglais. Sa seule richesse : son métier. Il a 17 ans. De tailleur en tailleur, il finit par en intéresser un. L'Anglais s'approche de lui, palpe le revers de sa veste, considère les boutonnières, la finition. Et, en fin connaisseur, lui dit : « Good… ». Mon père avait trouvé du travail, il sautait et pleurait de joie…
i-GR – Pourquoi quitte-t-il Londres pour Paris ?
Th. E. – Il retourne chez le Chypriote, passe une bonne nuit. Le lendemain matin, tout s'effondre. Il est incapable de retrouver la boutique. Tout est à recommencer. Il retrouve du boulot chez un autre tailleur, un Juif anglais qui le protège tout en l'exploitant. Trois mois plus tard, les autorités le convoquent et l’interrogent : « A quelle faculté vous êtes-vous inscrit ? » Mon père tente de se justifier. Son patron intervient, une petite enveloppe en guise d’arguments… Mon père reste encore six mois à Londres. Ensuite il est expulsé. Direction la France. Il débarque à Paris, se retrouve rue des Petits Carreaux, fait la connaissance de Tzoulios Cambadelis, le grand-père du député, qui proposait à de jeunes Grecs un coin pour dormir. Mon père n'y reste pas. L'argent qu'il gagne en travaillant chez Larsen, un tailleur anglais, il l'envoie à sa mère, à Constantinople, qui doit élever ses quatre sœurs et son frère cadet de dix-sept ans, Anastassis. A l'église, il rencontre un compatriote, originaire de son village, Nikos Hatzopoulos, coiffeur, rue de Bellechasse. Il lui raconte son histoire. Celui-ci lui dit spontanément : « Ecoute Dimitri, si tu veux ne pas payer de loyer, tu peux dormir dans mon salon de coiffure ; en échange, tu nettoies, et tu pars quand j'ouvre. » Un arrangement qui le comble d'aise. Mon père y a dormi assez longtemps, pendant qu’il travaillait chez Mr Blake. Je l’ai connu cet Anglais. Avec le temps, il a ouvert un atelier, place de la Madeleine, dans le VIIe arrondissement, au-dessus de l’actuel Fauchon. Mon père était enchanté de voir tous les jours la Madeleine, elle lui rappelait les temples grecs. Jusqu’après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il était persuadé de son retour à Constantinople. Il lui était inconcevable que l'Occident l’abandonne aux mains des Turcs...
i-GR – Votre père décide alors de se marier.
Th. E. – Vers 30 ans, il écrit à sa famille restée au village de lui rechercher une femme pour convoler en justes noces. Mon père y retourne pour les fiançailles, suivis d’un échange épistolaire pendant trois ans. En 1931, sa future femme Anthie Kiakidou, ma mère, accompagnée de sa mère, ma grand-mère Chaïdo, arrive à Paris. Patir Vassilakis célèbre la cérémonie en la cathédrale Saint-Stéphane. Deux ans plus tard, je viens au monde, à Paris. En 1934, mes parents décident de me faire baptiser en Grèce. Train de nuit jusqu'à Marseille, où je fais mes premiers pas à Notre-Dame-de-la-Garde, ma mère en était particulièrement fière ; puis, embarquement sur le Patris II pour le Pirée. Je reçois le sacrement du baptême en la chapelle de l’hôpital Evangelismos, à Athènes. Retour à Paris. En 1936, 1939 et 1942 naissent mes trois sœurs, et en 1945, mon frère. Il faut attendre 1947 pour retourner de nouveau en Grèce.
Eglises grecques de Paris et religion
i-GR – Vous avez évoqué la cathédrale Saint-Stéphane…
Th. E. – Elle est aussi appelée la « Megali Ekklissia » (Grande Eglise). Située dans le XVIe arrondissement, elle est édifiée grâce à une famille de grands évergètes, les Skylitsides ou Schilizzi, originaires de Trieste, des Hellènes de l'étranger aussi. Selon la tradition, quand les Grecs de Paris voulaient prier, ils se rendaient en l'église orthodoxe russe, Saint-Alexandre-Nevski, rue Daru, dans le VIIIe. Un jour, l'aîné des trois frères Schilizzi s'assoit sur une stalle. Un Russe l'interpelle : « Pardonnez-moi, Monsieur, c'est mon siège. » Cette récrimination émeut le frère Schilizzi, qui se dit : « Pourquoi n'aurions-nous pas, nous aussi, notre propre église ? » En pensée, la première pierre est posée. La famille achète un terrain, rue Georges Bizet. L'aîné démarre la construction. A sa mort, le deuxième frère prend le relais. Et, le cadet l’achève. L'église Saint-Stéphane est inaugurée en grande pompe le 22 décembre 1885. Elle devient aussitôt le centre de l'orthodoxie hellénophone et de la communauté grecque de Paris. Elle abrite aussi la première école grecque de la capitale. De nombreuses personnalités et hommes d'Etat, de passage en France, s'y recueillent. En 1953, elle devient siège d'évêché. Elle se retrouve sous les feux des projecteurs lors du mariage d'Edith Piaf avec Theo Sarapo, en 1962, et, lors des obsèques de Maria Callas, en 1977. Noire de monde, elle l’est également lors de la venue historique de Sa Sainteté Bartholomeos Ier, accompagné de dix évêques et de nombreux prêtres, à l'occasion du centenaire de la cathédrale, qui, depuis, est classée au titre des monuments historiques de la Région Ile-de-France.
i-GR – Un demi-siècle après Saint-Stéphane, une deuxième église, Saints-Constantin-et-Hélène, est inaugurée.
Th. E. – Les réfugiés ne cessent d'affluer des côtes d'Asie Mineure. L'édification d'une deuxième église s'impose. A Pâques, tous les orthodoxes, croyants ou pas, se rassemblent en ce lieu traditionnel de rencontre. En 1924-1925, les rues Pierre Ier de Serbie et Georges Bizet sont envahies. Assiste également à la liturgie l'ambassadeur Nikolaos Politis, ancien ministre des Affaires étrangères de Venizelos. Face à ce flot de réfugiés, il décide de procéder à la régularisation des sans-papiers grecs, dont faisait partie mon père. Il leur enjoint donc de se rendre au consulat accompagné chacun de deux témoins pour se faire enregistrer. Il les invite aussi à construire une deuxième église. Les travaux ne commenceront qu'une bonne décennie plus tard, étant donné l'extrême pauvreté de ces réfugiés. Mon père participe financièrement à la création de cette deuxième paroisse, rue Laferrière, dans le IXe arrondissement. Elle est inaugurée en 1936. Les Grecs de Paris l’appellent affectueusement la « Mikri Ekklissia » (Petite Eglise). Les fondateurs l’ont agrandie en rachetant bien plus tard la cour, devenue le pronaos. Son premier prêtre, qui est aussi son premier archimandrite, Patir Paradissis donne à l’église les noms de son grand-père Constantin et de sa grand-mère Hélène. J’en suis resté un paroissien à peu près régulier. J’essaie d’y activer l’école du dimanche, deux fois par mois, pour transmettre quelques rudiments d’orthodoxie aux enfants qui ne comprennent pas toujours la liturgie, risquant ainsi de rester en dehors des rites de notre église. Mon père était le dernier survivant des vingt-cinq membres fondateurs à avoir assisté, en 1986, au cinquantenaire de l'église. Depuis, un Efthymiou fait partie de la commission. J'ai eu cet honneur. Maintenant y siège mon frère Periklis.
i-GR – Un troisième lieu de culte orthodoxe, en Ile-de-France, voit le jour dans les années 80.
Th. E. – La paroisse de la Présentation du Sauveur au Temple, à Sartrouville, inaugurée, le 24 juin 1984, par Mgr Meletios. Une chapelle existait déjà, attenante à l’hospice grec, construit, sous son impulsion dans les années 60, sur un terrain légué par une bienfaitrice grecque. Je connais fort bien ce lieu. Mgr Meletios m'avait demandé, en 1963, après le départ du Dr Papaioannou, qui visitait régulièrement les malades de l’hospice, de prendre le relais. J'étais très touché de discuter avec ces vieux Constantinopolitains ou Smyrniotes, que je connaissais depuis mon enfance. La communauté grecque de Sartrouville était très importante ; elle comptait surtout des Karamanli, réfugiés d'Asie Mineure, assez soudés. La plupart d'entre eux, surtout ceux sans famille, sont morts en ce lieu.
i-GR – Mgr Meletios a joué un rôle très important au sein de l'Eglise orthodoxe de France.
Th. E. – Jeune prêtre à Saint-Stéphane, patir Meletios obtient que l'Eglise orthodoxe de France ne dépende plus du métropolite de Thyatira, dont le siège était la Greek Orthodox Cathedral of Saint Sophia, à Londres. Ainsi, en 1963, l'église Saint-Stéphane devient le siège de la Métropole orthodoxe grecque en France, rattachée canoniquement au Patriarcat œcuménique de Constantinople. Mgr Meletios en devient le premier métropolite de France.
i-GR – Croyez-vous en Dieu ?
Th. E. – Je suis croyant pratiquant. Parfois le doute m’assaille, parfois j'éprouve le besoin de me fondre dans le mysticisme chrétien. J'ai toujours fréquenté l'église orthodoxe. Lors de mon séjour estudiantin, en 1949, à Londres, j'allais régulièrement à la cathédrale Sainte-Sophia. A vingt ans, j'entrepris un voyage en pèlerin vers le mont Athos, à une époque où personne ne s'y rendait. Un périple émouvant à plus d'un titre : la découverte de la Chalcidique, où les marques de la guerre civile étaient encore visibles ; la flânerie à Stagyre, le village d'Aristote, et la révélation de la Sainte Montagne, de son cadre, de ses bibliothèques, de ses monastères. Heureux ceux qui ont fait le choix de s'y retirer ! La religion fait partie intégrante de notre vie, de nos rites communautaires. S'en éloigner constituerait un indéniable appauvrissement. Mes enfants ont reçu une éducation religieuse, parce qu'il ne peut y avoir d’opinion sans connaissance. Libre ensuite à chacun de croire ou pas.
i-GR – Foi et religion vont-elles de pair ?
Th. E. – En mémoire de ma grand-mère paternelle Kalouda, que j'accompagnais à l'église, et, de mon père, très croyant, je reste fidèle à notre « Petite Eglise ». Ma foi intérieure, je la dois en premier lieu aux prêtres grecs, qui avaient le feu sacré. A patir Poulakis, prédécesseur de patir Meletios, à l’Eglise Saint-Stéphane, homme paisible, très cultivé, éminemment respecté, et, si regretté quand il a dû retourner en Grèce. A patir Andreas, un Chypriote, qui a officié, pendant des années, à l'église Saints-Constantin-et-Hélène, professeur de patrologie à l'Institut Saint-Serge, ou encore à patir Paradissis, qui, le jeudi et le samedi, nous enseignait le grec sur des textes qu’il tapait et polycopiait pour pallier le manque de livres. Je la dois, surtout, aux moines russes, authentiques croyants. Ils avaient conquis mes parents aussi. A leur enterrement, ces derniers ont souhaité des dons plutôt que des fleurs. Selon leur volonté, la somme récoltée a été répartie, de façon égale, entre le Patriarcat de Constantinople, l’église Constantin-et-Hélène et l'Institut Saint-Serge, dont sa très belle paroisse, en bois, rue de Crimée, dans le XIXe, avait tant ému mon père dans sa jeunesse. Elle lui rappelait l’église de son village natal Sammakovo. Mon premier mariage, avec une Française catholique, a été célébré en l'église orthodoxe russe de Sainte-Geneviève-des-Bois. Dans ma vie hospitalière, je n’ai jamais manqué de rendre une visite amicale à un patient grec, russe ou arménien. En signe de réconfort.
i-GR – Pouvez-vous concevoir la séparation de l'Eglise et de l'Etat en Grèce ?
Th. E. – D'emblée, mon point de vue est influencé par ma naissance, ma formation, ma vie en France et par l'histoire de ma famille. Si mes deux parents, nés sujets ottomans, par les aléas de l'Histoire, ont pu recevoir, vivre, et transmettre la tradition byzantine, composante majeure de l’hellénisme, c’est bien grâce à notre religion chrétienne orthodoxe et au Patriarcat de Constantinople. On a trop souvent reproché à la religion orthodoxe son césaropapisme. Pas toujours à tort. Si la Grèce pouvait suivre l’exemple français, ce serait dans l’ensemble une bonne chose. Après l’épanouissement glorieux de notre théologie et nos sept conciles, durant le millénaire byzantin, l’Eglise grecque a subi le joug ottoman, puis, s’est détachée du Patriarcat de Constantinople ; elle s’est institutionnalisée, sclérosée, figée. Une telle séparation serait bénéfique au clergé, en particulier au bas-clergé marié, qui pourrait ainsi, à l'instar des pasteurs réformés, épurer le sens de sa mission…
Grèce moderne et hellénisme
i-GR – Vous dites que l'orthodoxie est une composante majeure de l’hellénisme…
Th. E. – Et vice versa l'hellénisme fait partie de la tradition orthodoxe : la religion nous a maintenus unis, nous a protégés, nous a tant coûté avec la quatrième croisade. L'orthodoxie est sans conteste enfant de Constantinople. J’y suis profondément attaché. Elle fait partie intégrante de mon identité. Elle rapproche tous les Grecs.
i-GR – Y compris des Chypriotes grecs ?
Th. E. – La question chypriote est une flèche douloureuse dans le talon de l'hellénisme. La culpabilité et la trahison de la Grèce, au fil des ans, expliquent en grande partie le destin tragique de l'île d'Aphrodite. La plupart des Grecs l'ont délaissée complètement. Le 24 juillet 1974, jour de l'invasion de Chypre par l'armée turque, la Grèce entière est en train de fêter le retour de Constantin Caramanlis, à Athènes. Célébrer le rétablissement de la démocratie était légitime. Le faire sans aucune retenue, sans même une pensée pour les Chypriotes, m'a plongé dans un profond tourment. Depuis, je me suis toujours senti davantage Chypriote que Grec de Grèce.
i-GR – Vous avez tenté de le prouver...
Th. E. – Je voulais partir comme volontaire à Chypre. L'armée turque était en train de commettre des exactions en terre grecque, elle tuait, violait, exécutait sommairement des prisonniers de guerre, chassait de leurs maisons des familles entières, cela m'a rappelé les souffrances des miens. Je ne pouvais rester passif. J’avais 40 ans, libre de toute obligation militaire. Les autorités chypriotes avaient accepté mon volontariat, les grecques, pas. Je me suis malgré tout rendu au Pirée. J'étais le seul Grec parmi quelques Chypriotes qui attendaient pour rentrer chez eux. Malgré mon insistance renouvelée, on a refusé de me laisser embarquer de peur que le navire soit contrôlé par les Turcs durant la traversée ! De retour à Athènes, où la fête battait toujours son plein, je vois place Syntagma, devant le Parlement et la tombe du Soldat Inconnu, une poignée de Chypriotes arborant quelques calicots implorant un peu de retenue face à la tragédie, en train de se dérouler sur leur île. Peine perdue... Rentré à Paris, je participe à une manifestation. Nous ne sommes pas nombreux. Nous partons de Saint-Augustin, passons devant l'American Express et l'Olympic Airways. La dispersion a lieu place du Palais-Royal. Notre mot d'ordre : « Pas de Turquie à Chypre. », est mis à mal par des Grecs de passage, qui tirent la couverture à eux : « A bas la dictature, à bas le fascisme. » Nous, les Grecs de l'étranger, nous en avons éprouvé une grande amertume. La dictature était tombée. Chypre avait plus que jamais besoin de soutien.
i-GR – Hormis Chypre, quels autres griefs adressez-vous aux Grecs ?
Th. E. – Ce qui me blesse profondément, c'est leur mépris envers notre culture plurimillénaire, nos traditions, notre langue. Comment peut-on massacrer à ce point la langue d'Homère ? Partout en Grèce, des caractères latins à foison. Les panneaux publicitaires en sont parsemés. Les devantures des kiosques sont tapissés de revues dont la plupart des titres fleurent bon l’imitation : « Playboy », « Max », « Art & Hobby », « Real Food », « Business Woman », « Houselife », « Cosmopolitan », etc. Par moments, j'ai l'impression de flâner dans les rues de Paris ou de Londres. Même loin du centre-ville, je suis agressé par les enseignes de commerçants écrites exclusivement en anglais : « Pharmacy » ! Comme si la croix verte n'était pas suffisante pour indiquer au touriste étranger, égaré, où se procurer ses médicaments ! Discours identique pour les chaînes de télévision : « Mega Channel », « Alter », « Star Channel », « Seven », « Skaï » ! Sur la même longueur d'onde, les radios d'informations : « Real FM », « Flash 96 », etc. Des mots américains plein la bouche. Je suis consterné d'entendre un cardiologue grec me parler de « triplex », au lieu d'utiliser le terme grec pour échocardiogramme.
i-GR – N'est-ce pas inhérent à l'évolution linguistique ?
Th. E. – La langue évolue depuis trois mille ans. Mais que cette évolution soit de bon aloi, qu'elle se concrétise d'une manière pertinente et sensée, dans la continuité de son histoire. Les corps étrangers greffés finiront par être rejetés. La langue grecque est extraordinairement riche. Que les esprits chagrins, de grâce, ne m'accusent pas de prôner en faveur d'une langue sclérosée. Le temps viendra où les Grecs emboîteront le pas aux Français, qui ont fini par légiférer pour protéger leur langue, en France, et, à travers le monde. Le plus bel exemple en est celui des Québécois.
i-GR – Vous êtes donc optimiste.
Th. E. – Comme la Grèce est désormais le seul lit de l'hellénisme, elle ne peut se fourvoyer. Elle doit poursuivre son ouverture au monde mais intelligemment. Athènes doit cesser de se regarder le nombril, ôter ses œillères et promener son regard au-delà de l'Attique, et, par-delà ses frontières. Les descendants d'Alexandre le Grand devraient réviser leur géographie et abandonner l'idée de « se rendre en Europe » quand ils visitent les pays occidentaux. La Grèce est au sud du Vieux Continent et fait partie de l'Union européenne depuis vingt-huit ans. Trop absorbés par leur « xenomanie » n'auraient-ils pas encore réalisé que la face nationale de leur monnaie de deux euros représente précisément l'enlèvement d'Europe par Zeus, métamorphosé en taureau ? Ils doivent également arrêter de gémir : « Nous sommes un petit pays. », « Les grands nous briment. » A ces jérémiades, je leur rétorque invariablement : « La Belgique et le Luxembourg, deux des six pays fondateurs, sont bien plus petits que la Grèce. Les petits pays ne manquent pas au sein de l'Union européenne, et, nombre d’entre eux n'ont rien à envier aux grands. »
i-GR – C'est un réquisitoire en bonne et due forme...
Th. E. – Qui aime bien châtie bien.
i-GR – Quelles sont vos relations aujourd'hui avec la Grèce ?
Th. E. – J'y vais régulièrement, j'y ai toujours de la famille : beaucoup de cousins germains. Deux vivent à Athènes, les autres sont pour la plupart à Thessalonique. Comme les Nikoleri, photographes connus de Sammakovo. Des photos de mon oncle Thodoros Nikoleris figurent dans la collection permanente du musée de la Photographie de Thessalonique. Sa petite-fille Chryssa a participé, en 2008, au Festival international de la photo biennale de Thessalonique. Nous sommes une grande famille, nous nous connaissons, mais nous avons vécu, mûri et vieilli loin les uns des autres. L'été dernier, nous avons enterré notre dernière tante originaire de notre village. Elle avait 95 ans. Ces réunions de famille sont l'occasion de nous remémorer tous ceux qui ne sont plus et de connaître ceux qui nous survivront. En dépit de mes critiques, je suis content d'être en Grèce, d'entendre ma langue, de contempler ses merveilles. A chaque séjour, les traditionnelles questions ne manquent pas : « C'est mieux en France ou en Grèce ? » « Vous vous sentez plus Grec ou Français ? » « Ni l'un ni l'autre, je suis Grec-Français. » Très tôt, j'ai pris conscience de ma spécificité. Je la conserverai jusqu'au bout. Je remercie le ciel d'avoir réussi à la transmettre à mes enfants.
i-GR – Que pensez-vous des Grecs qui modifient leur nom ?
Th. E. – Cette modification du nom, qui se fait bien souvent en même temps que la naturalisation, est justifiée pour favoriser une prétendue intégration. Elle répond toujours à un intérêt quelconque, que ce soit pour bénéficier des avantages d’une double nationalité ou pour dissimuler ses origines. Je pense à la famille Choraphas-Corraface : le nom a gardé sa consonance grecque, mais l'orthographe a été francisée. Je pense surtout à Spiro Agnew. Un jour, en vacances, en Grèce, je suis allé me faire raser chez le barbier que fréquentait le premier cousin d’Anagnostopoulos que je connaissais. En me voyant, le barbier m'a fièrement lancé : « Que ressentez-vous maintenant que vous avez un Grec, vice-président des Etats-Unis ? » Stupéfait, je lui ai rétorqué : « Ah bon ! Depuis quand le considérez-vous comme Grec ? Il s'appelait Anagnostopoulos, il se fait appeler Agnew ; il était orthodoxe, il a choisi la confession protestante ; il est venu en Grèce, il ne s’est même pas rendu à Gargaliani, sa ville d'origine, pour voir sa maison paternelle, et, vous le considérez comme Grec ! » Pourtant, ce républicain, fils d'un restaurateur immigré, a très bien exploité politiquement ses origines.
i-GR – Un immigré qui a peut-être vécu les conditions de voyage relatées dans America, America…
Th. E. – Je n’en sais rien, mais America, America, de Kazan et Politiki Kouzina, de Tassos Boulmetis, sont deux films qui m’ont profondément marqué. Le premier évoque les souffrances des Grecs d'Asie Mineure, le deuxième celles des Grecs de Constantinople. Les deux films montrent un hellénisme qui n'existe plus, qui n’est plus qu'une série d'icônes, de souvenirs et de sensations pour les survivants. J'ai été très touché qu'un certain Ilias Kazantzoglou relate le calvaire et la tragédie de millions d'immigrés à travers l'histoire de sa propre famille, et, surtout qu’il n'en ait rien oublié une fois devenu Elia Kazan. A sa sortie, en 1963, nous sommes allés voir le film, en famille, au Studio 28, à Montmartre. La scène où le protagoniste du film, le jeune Grec, prêt à partir pour l’Amérique, reconnaît son ami arménien arrivant à Constantinople, lui demande : « Tu as faim ? » « Oui, j'ai faim. », lui répond-il. Nous avons alors entendu notre père chuchoter : « Moi aussi, j'avais toujours faim, là-bas. » L'émotion nous a étreints. Nous étions incapables de nous reprendre, de penser à autre chose pendant plusieurs jours, d'autant que cette petite phrase sortie spontanément ne s’adressait pas à nous. Notre père ne nous a jamais parlé des privations qu'il avait connues. C'était un homme fier.
i-GR – En définitive, qu'est-ce pour vous l'hellénisme ?
Th. E. – Pour moi, il s'est toujours confondu avec les catastrophes et les massacres, bulgares et turcs, avec les déportations et l’exode de nos villages. Ma famille lui a payé un lourd tribut. Mon hellénisme, c'est l’antiquité, l'époque d'Alexandre le Grand, l'empire byzantin, duquel, de par mes origines, je me sens le plus proche. Il englobe la mythologie qui enchevêtre notre tradition, notre histoire, nos plus profondes émotions, notre façon d'être, notre façon de penser. L'hellénisme est comme une sculpture qui porte les stigmates de la profanation des hommes ou de l'outrage du temps. Quand on tourne autour d'elle, on ne voit qu'une partie à la fois, tantôt intacte, tantôt altérée, avec ses zones d'ombre et de lumière. Il est comme la Victoire de Samothrace, emprisonnée au Louvre, qui rêve de grand large. Il est comme les marbres du Parthénon, détenus au British Museum, qui ne songent qu'au retour à la mère patrie, avides de sentir son soleil réchauffer leurs veines.
Entretien avec
Cassandre Toscani
Eglisse rue la ferriere
Mon grand-père Jean Nicoviotis, tailleur, faisait parti des fondateurs de l'église, émigré en 1905 venant d'Almiros, décédé en avril 47. Mon fils aîné et prêtre à l'eglise orthodoxe de Moissenay. Cdt.