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Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, vers le milieu du quatrième siècle avant l'ère vulgaire, par J-J Barthélémy (suite 8)

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[i] Anacharsis 8

La révolution produite par le retour de ces princes fut éclatante, et fondée sur les plus spécieux prétextes. Parmi les familles qui, dans les plus anciens temps, possédèrent l'empire d'Argos et de Mycènes, les plus distinguées furent celles de Danaüs et de Pélops Du premier de ces princes étaient issus Prœtus, Acrisius, Persée Hercule; du second, Atrée, Agamemnon, Oreste et ses fils.

Hercule, asservi, tant qu'il vécut aux volontés d'Eurysthée, que des circonstances particulières avaient revêtu du pouvoir suprême ne put faire valoir ses droits; mais il les transmit à ses fils, qui furent ensuite bannis du Péloponnèse. Ils tentèrent plus d'une fois d'y rentrer ; leurs efforts étaient toujours réprimés par la maison de Pélops, qui, après la mort d'Eurysthée, avait usurpé la couronne leurs titres furent des crimes tant qu'elle put leur opposer la force; dès qu'elle cessa d'être si redoutable, on vit se réveiller, en faveur des Héraclides, l'attachement des peuples pour leurs anciens maîtres et la jalousie des puissances voisines contre la maison de Pélops. Celle d'Hercule avait alors à sa tête trois frères, Témène, Cresphonte et Aristodème, qui, s'étant associés avec les Doriens, entrèrent avec eux dans le Péloponnèse, où la plupart des villes furent obligées de les reconnaître pour leurs souverains.

Les descendants d'Agamemnon, forcés dans Argos, et ceux de Nestor, dans la Messénie, se réfugièrent, les premiers en Thrace les seconds en Attique. Argos échut en partage à Témène, et la
Messénie à Cresphonte. Eurysthène et Proclès, fils d'Aristodème, mort au commencement de l'expédition, régnèrent à Lacédémone. •

Peu de temps après, les vainqueurs attaquèrent Codrus, roi d'Athènes, qui avait donné un asile à leurs ennemis. Ce prince, ayant appris que l'oracle promettait la victoire à celle des deux
armées qui perdrait son général dans la bataille, s'exposa volontairement à la mort ; et ce sacrifice enflamma tellement ses troupes qu'elles mirent les Héraclides en fuite.

C'est là que finissent les siècles nommés héroïques, et qu'il faut se placer pour en saisir l'esprit, et pour entrer dans des détails que le cours rapide des événements permettait à peine d'indiquer.

On ne voyait anciennement que des monarchies dans la Grèce ; on n'y voit presque partout aujourd'hui que des républiques. Les premiers rois ne possédaient qu'une ville ou qu'un canton quelques-uns étendirent leur puissance aux dépens de leurs voisins, et se formèrent de grands états ; leurs successeurs voulurent augmenter leur autorité au préjudice de leurs sujets, et la perdirent.
S'il n'était pas venu dans la Grèce d'autres colonies que celles de Cécrops, les Athéniens, plus éclairés, et par conséquent plus puissants que les autres sauvages, les auraient assujettis par degrés;
et la Grèce n'eut formé qu'un grand royaume qui subsisterait aujourd'hui comme ceux d’Égypte et de Perse. Mais les diverses peuplades venues de l'Orient la divisèrent en plusieurs états et les Grecs adoptèrent partout le gouvernement monarchique, parce que ceux qui les policèrent n'en connaissaient pas d'autres ; parce qu'il est plus aisé de suivre les volontés d'un seul homme que celles de plusieurs chefs, et que l'idée d'obéir et de commander tout à la fois, d'être en même temps sujet et souverain, suppose trop de lumières et de combinaisons pour être aperçue dans l'enfance des peuples.

Les rois exerçaient les fonctions de pontife, de général et de juge ; leur puissance, qu'ils transmettaient à leurs descendants, était très-étendue, et néanmoins tempérée par un conseil dont ils prenaient les avis, et dont ils communiquaient les décisions à l'assemblée générale de la nation.

Quelquefois, après une longue guerre, les deux prétendants au trône, ou les deux guerriers qu'ils avaient choisis, se présentaient les armes à la main, et le droit de gouverner les hommes dépendait de la force et de l'adresse du vainqueur.

Pour soutenir l'éclat du rang, le souverain, outre les tributs imposés sur le peuple, possédait un domaine qu'il avait reçu de ses ancêtres, qu'il augmentait par ses conquêtes, et quelquefois par la
générosité de ses amis. Thésée, banni d'Athènes, eut pour unique ressource les biens que son père lui avait laissés dans l'île de Scyros. Les Étoliens, pressés par un ennemi puissant, promirent à Méléagre, fils d'Oenée leur roi, un terrain considérable s'il voulait combattre à leur tête. La multiplicité des exemple ne permet pas de citer les princes qui durent une partie de leurs trésors à la victoire ou à la reconnaissance mais ce qu'on doit remarquer, c'est qu'ils se glorifiaient des présents qu'ils avaient obtenus, parce que les présents étant regardés comme le prix d'un bienfait ou le symbole de l'amitié, il était honorable de les recevoir et honteux de ne pas les mériter, Rien ne donnait plus d'éclat au rang suprême et d'essor au courage que l'esprit d'héroïsme rien ne s'assortirait plus aux mœurs de la nation, qui étaient presque partout les mêmes le caractère des hommes était alors composé d'un petit nombre de traits simples, mais expressifs et fortement prononcés; l'art n'avait point encore ajouté ses couleurs à l'ouvrage de la nature. Ainsi les particuliers devaient différer entre eux, et les peuples se ressembler.

Les corps, naturellement robustes, le devenaient encore plus par l'éducation; les âmes, sans souplesse et sans apprêt, étaient actives, entreprenantes, aimant ou haussant à l'excès, toujours entrainées par les sens, toujours prêtes à s'échapper la nature, moins contrainte dans ceux qui étaient revêtus du pouvoir, se développait chez eux avec plus d'énergie que chez le peuple ils repoussaient une offense par l'outrage ou par la force; et, plus faibles dans la douleur que dans les revers, si c'est pourtant une faiblesse de paraître sensible, ils pleuraient sur un affront dont ils ne pouvaient se venger: doux et faciles dès qu'on les prévenait par des égards, impétueux et terribles quand on y manquait, ils passaient de la plus grande violence aux plus grands remords, et réparaient leur faute avec la même simplicité qu'ils en faisaient l'aveu. Enfin, comme les vices et les vertus étaient sans voile et sans détour, les princes et les héros étaient ouvertement avides de gain, de gloire, de préférences et de plaisirs.

Ces cœurs mâles et altiers ne pouvaient éprouver des émotions languissantes. Deux grands sentiments les agitaient à la fois, l'amour et l'amitié; avec cette différence que l'amour était pour eux une flamme dévorante et passagère, l'amitié une chaleur vive et continue. L'amitié produisait des actions regardées aujourd'hui comme des prodiges, autrefois comme des devoirs. Oreste et Pylade, voulant mourir l'un pour l'autre ne faisaient que ce qu'avaient fait avant eux d'autres héros. L'amour, violent dans ses transports, cruel dans sa jalousie, avait souvent des suites funestes sur des cœurs plus sensibles que tendres, la beauté avait plus d'empire que les qualités qui l'embellissent. Elle faisait l'ornement de ces fêtes superbes que donnaient les princes lorsqu'ils contractaient une alliance là se rassemblaient, avec les rois et les guerriers, les princesses dont la présence et la jalousie étaient une source de divisions et de malheurs.

Aux noces d'un roi de Larisse, de jeunes Thessaliens connus sous le nom de Centaures, insultèrent les compagnes de la jeune reine, et périrent sous les coups de Thésée et de plusieurs héros qui, dans cette occasion, prirent la défense d'un sexe qu'ils avaient outragé plus d'une fois.

Les noces de Thétis et de Pelée furent troublées par les prétentions de quelques princesses qui, déguisées, suivant l'usage, sous les noms de Junon, de Minerve et des autres déesses, aspiraient toutes au prix de la beauté.

Un autre genre de spectacle réunissait les princes et les héros ils accouraient aux funérailles d'un souverain, et déployaient leur magnificence et leur adresse dans les jeux qu'on célébrait pour honorer sa mémoire. On donnait des jeux sur un tombeau, parce que la douleur n'avait pas besoin de bienséance. Cette délicatesse qui rejette toute consolation est dans le sentiment un excès ou une perfection qu'on ne connaissait pas encore mais ce qu'on savait. c'était de verser des larmes sincères, de les suspendre quand la nature l'ordonnait, et d'en verser encore quand le cœur se ressouvenait de ses pertes. « Je m'enferme quelquefois dans mon palais, dit Ménélas dans Homère, pour pleurer ceux de mes amis qui ont péri sous les murs de Troie. » Dix ans s'étaient écoulés depuis leur mort.

Les héros étaient injustes et religieux en même temps. Lorsque, par l'effet du hasard, d'une haine personnelle ou d'une défense légitime, ils avaient donné la mort à quelqu'un, ils frémissaient du sang qu'ils venaient de faire couler et, quittant leur trône ou leur patrie, ils allaient au loin mendier le secours de l'expiation. Après les sacrifices qu'elle exige, on rependait sur la main coupable l'eau
destinée à la purifier; et dès ce moment ils rentraient dans la société, et se préparaient à de nouveaux combats.

Le peuple, frappé de cette cérémonie, ne l'était pas moins de l'extérieur menaçant que des héros ne quittaient jamais: les uns jetaient sur leurs épaules la dépouille des tigres et des lions dont ils avaient triomphé; les autres paraissaient avec de lourdes massues, ou des armes de différentes espèces enlevées aux brigands dont ils avaient délivré la Grèce.

C'est dans cet appareil qu'ils se présentaient pour jouir des droits de l'hospitalité : droits circonscrits aujourd'hui entre certaines familles, alors communs à toutes. A la voix d'un étranger toutes les portes s'ouvraient, tous les soins étaient prodigués, et, pour rendre à l'humanité le plus beau des hommages, on ne s'informait de son état et de sa naissance qu'après avoir prévenu ses besoins. Ce n'était pas à leurs législateurs que les Grecs étaient redevables de cette institution sublime; ils la devaient à la nature, dont les lumières vives et profondes remplissaient le cœur de l'homme, et n'y sont pas encore éteintes, puisque notre premier mouvement est un mouvement d'estime et de confiance pour nos semblables, et que la défiance serait regardée comme un vice énorme si l'expérience de tant de perfidies n'en avait presque fait une vertu. [/i]

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