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À cette étrange nouvelle, ces cris tumultueux et sanguinaires, ces bruits avant-coureurs des combats et de la mort, éclatent et se répandent de toutes parts. Les nations de la Grèce s'agitent comme une forêt battue par la tempête. Les rois dont le pouvoir est enfermé dans une seule ville, ceux dont l'autorité s'étend sur plusieurs peuples, possédés également de l'esprit d'héroïsme, s'assemblent à Mycènes. Ils jurent de reconnaître Agamemnon pour chef de l'entreprise, de venger Ménélas, de réduire Ilium en cendres. Si des princes refusent d'abord d'entrer dans la confédération, ils sont bientôt entraînés par l'éloquence persuasive du vieux Nestor, roi de Pylos ; par les discours insidieux d'Ulysse, roi d'Ithaque ; par l'exemple d'Ajax, de Salamine ; de Diomède, roi d'Argos ; d'Idoménée, de Crète ; d'Achille, fils de Pélée, qui régnait dans un canton de Thessalie, et d'une foule de jeunes guerriers, ivres d'avance des succès qu'ils se promettent.
Après de longs préparatifs, l'armée, forte d'environ cent mille hommes, se rassembla au port d'Aulide ; et près de douze cents voiles la transportèrent sur les rives de la Troade.
La ville de Troie, défendue par des remparts et des tours, était encore protégé par une armée nombreuse, que commandait Hector, fils de Priam : il avait sous lui quantité de princes alliés qui avaient joint leurs troupes à celle des Troyens. Assemblées sur le rivage, elles présentaient un front redoutable à l'armée des Grecs, qui, après les avoir repoussées, se renfermèrent dans un camps, avec la plus grande partie de leurs vaisseaux.
Les deux armées essayèrent de nouveau leurs forces ; et le succès douteux de plusieurs combats fit entrevoir que le siège traînerait en longueur.
Avec de frêles bâtiments et de faibles lumières sur l'art de la navigation, les Grecs n'avaient pu établir une communication suivie entre la Grèce et l'Asie. Les subsistances commencèrent à manquer. Une partie de la flotte fut chargée de ravager ou d'ensemencer les îles et les côtes voisines, tandis que divers partis, dispersés dans la campagne, enlevaient les récoltes et les troupeaux. Un autre motif rendait ces détachements indispensables. La ville n'était point investie ; et comme les troupes de Priam la mettaient à l'abri d'un coup de main, on résolut d'attaquer les alliés de ce prince, soit pour profiter de leurs dépouilles, soit pour le priver de leurs secours. Achille portait de tous côtés le fer et la flamme : après s'être débordé comme un torrent destructeur, il revenait avec un butin immense qu'on distribuait à l'armée, avec des esclaves sans nombre que les généraux partageaient entre eux.
Troie était située au pied du mont Ida, à quelque distance de la mer ; les tentes et les vaisseaux des Grecs occupaient le rivage ; l'espace du milieu était le théâtre de la bravoure et de la férocité. Les Troyens et les Grecs, armés de piques, de massues, d'épées, de flèches, et de javelots ; couverts de casques, de cuirasses, de cuissards, et de boucliers ; les rangs pressés, les généraux à leur tête, s'avançaient les uns contre les autres ; les premiers, avec de grands cris ; les seconds, dans un silence plus effrayant : aussitôt les chefs, devenus soldats, plus jaloux de donner de grands exemples que de sages conseils, se précipitaient dans le danger, et laissaient presque toujours au hasard le choix d'un succès qu'ils ne savaient ni préparer ni suivre ; les troupes se heurtaient et se brisaient avec confusion, comme les flots que le vent pousse et repousse dans le détroit de l'Eubée. La nuit séparait les combattants ; la ville ou les retranchements servaient d'asile aux vaincus ; la victoire coûtait du sang et ne produisait rien.
Les jours suivants, la flamme du bûcher dévorait ceux que la mort avait moissonnés : on honorait leur mémoire par des larmes et par des jeux funèbres. La trêve expirait, et l'on en venait encore aux mains.
Souvent, au plus fort de la mêlée, un guerrier élevait sa voix, et défiait au combat un guerrier du parti contraire. Les troupes, en silence, les voyaient tantôt se lancer des traits ou d'énormes quartiers de pierre ; tantôt se joindre l'épée à la main, et presque toujours s'insulter mutuellement, pour aigrir leur fureur. La haine du vainqueur survivait à son triomphe : s'il ne pouvait outrager le corps de son ennemi et le priver de sa sépulture, il tâchait du moins de le dépouiller de ses armes. Mais, dans l'instant, les troupes s'avançaient de part et d'autre, soit pour lui ravir sa proie, soit pour la lui assurer ; et l'action devenait générale.
Elle le devenait aussi lorsqu'une des armées avait trop à craindre pour les jours de son guerrier, ou lorsque lui-même cherchait à les prolonger par la fuite. Les circonstances pouvaient justifier ce dernier parti : insultes et le mépris flétrissaient à jamais celui qui fuyait sans combattre, parce qu'il faut, dans tous les temps, savoir affronter la mort pour mériter de vivre. On réservait l'indulgence pour celui qui ne se dérobait à la supériorité de son adversaire qu'après l'avoir éprouvée ; car, la valeur de ces temps-là consistant moins dans le courage d'esprit que dans le sentiment de ses forces, ce n'était pas une honte de fuir lorsqu'on ne cédait qu'à la nécessité ; mais c'était une gloire d'atteindre l'ennemi dans sa retraite, et de joindre à la force qui préparait la victoire, la légèreté qui servait à la décider.
Les associations d'armes et de sentiments entre deux guerriers ne furent jamais si communes que pendant la guerre de Troie. Achille et Patrocle, Ajax et Teucer, Diomède et Sthénélus, Idoménée et Mérion, tant d'autres héros dignes de suivre leurs traces, combattaient souvent l'un près de l'autre ; et, se jetant dans la mêlée, il partageait entre eux les périls et la gloire : d'autres fois, monté sur un même char, l'un guidait les coursiers, tandis que l'autre écartait la mort, et la renvoyait à l'ennemi. La perte d'un guerrier exigeait une prompte satisfaction de la part de son compagnon d'armes : le sang versé demandait du sang.
Cette idée, fortement imprimée dans les esprits, endurcissait les Grecs et les Troyens contre les maux sans nombre qu'ils éprouvaient. Les premiers avaient été plus d'une fois sur le point de prendre la ville ; plus d'une fois les seconds avaient forcé le camp, malgré les palissades, les fossés, les murs qui le défendaient. On voyait les armées se détruire et des guerriers disparaître : Hector, Sarpédon, Ajax, Achille lui-même, avait mordu la poussière. À l'aspect de ces revers, les Troyens soupiraient après le renvoi d'Hélène ; les Grecs, après leur patrie : mais les uns et les autres étaient bientôt retenus par la honte, et par la malheureuse facilité qu'ont les hommes de s'accoutumer à tout, excepté au repos et au bonheur.
Toute la terre avait les yeux fixés sur les campagnes de Troie, sur ces lieux où la gloire appelait à grands cris les princes qui n'avaient pas été du commencement de l'expédition. Impatients de se signaler dans cette carrière ouverte aux nations, ils venaient successivement joindre leurs troupes à celles de leurs alliés, et périssaient quelquefois dans un premier combat.
Enfin, après dix ans de résistance et de travaux, après avoir perdu l'élite de sa jeunesse et de ses héros, la ville tomba sous les efforts des Grecs ; et sa chute fit un si grand bruit dans la Grèce, qu'elle sert encore de principale époque aux annales des nations. Ses murs, ses maisons, ses temples, réduits en poudre ; Priam expirant au pied des autels ; ses fils égorgés autour de lui ; Hécube, son épouse, Cassandre, sa fille, Andromaque, veuve d'Hector plusieurs autres princesses, chargées de fers, et traînées comme des esclaves, à travers le sang qui ruisselait dans les rues, au milieu d'un peuple entier dévoré par la flamme, ou détruit par le fer vengeur : tel fut le dénouement de cette fatale guerre. Les Grecs assouvirent leur fureur ; mais ce plaisir cruel fut le terme de leur prospérité et le commencement de leurs désastres.
Le retour fut marqué par les plus sinistres revers. Mnesthée, roi d'Athènes, fini ses jours dans les île de Mélos ; Ajax, roi des Locriens, périt avec sa flotte ; Ulysse, plus malheureux, eut souvent à craindre le même sort pendant les dix ans entiers qu'il erra sur les flots ; d'autres, encore plus à plaindre, furent reçus dans leur famille comme des étrangers revêtus de titres qu'une longue absence avait fait oublier, qu'un retour imprévu rendait odieux. Au lieu des transports que devait exciter leur présence, ils l'entendirent autour d'eux les cris révoltants de l'ambition, de l'adultère, et du plus sordide intérêt. Trahis par leurs parents et leurs amis, la plupart allèrent, sous la conduite d'Idoménée, de Philoctète, de Diomède, et de Teucer, en chercher de nouveaux en des pays inconnus.
La maison d'Argos se couvrit de forfaits, et déchira ses entrailles de ses propres mains : Agamemnon trouva son trône et son lit profanés par un indigne usurpateur ; il mourut assassiné par Clytemnestre, son épouse,, qui, quelque temps après, fut massacrée par Oreste, son fils.
Ces horreurs, multipliait alors dans presque tous les cantons de la Grèce, retracées encore aujourd'hui sur le théâtre d'Athènes, devraient instruire les rois et les peuples, et leur faire redouter jusqu'à la victoire même. Celle des Grecs leur fut aussi funeste qu'aux Troyens : affaiblis par leurs efforts et par leur succès, ils ne purent plus résister à leurs divisions, et s'accoutumer à cette funeste idée que la guerre était aussi nécessaire aux États que la paix. Dans l'espace de quelques générations, on vit tomber et s'éteindre la plupart des maisons souveraines qui avaient détruit celle de Priam ; et quatre-vingts ans après la ruine de Trois, une partie du Péloponnèse passa entre les mains des Héraclides, ou descendants d'Hercule. [/i]