[i] Là, se réduisait la prévoyance des Souliotes. Chaque village, suivant un usage établi par les Albanais, se subdivisait en phares ou partis qui avaient pour magistrats leurs Gérontes ou : vieillards. Les Souliotes ne suivaient point de lois écrites; des coutumes conservées par la tradition leur servaient de règles. Les affaires publiques se décidaient ordinairement par le capitaine du phares .et, dans les cas difficiles, par un conseil des chefs pris dans les quatre villages principaux et qui s'assemblaient à Kako-Souli. Les armes, le brigandage, le soin des troupeaux, telles étaient les occupations exclusives des Souliotes. Exercer un métier, s'adonner au commerce, diriger un soc eût été déroger. Dès l'âge de dix ans, les enfants mâles, élevés dans la. haine des Turcs, entraient dans la carrière des armes. Tel était l'esprit belliqueux de ce peuple, qu'aux jours de dangers les femmes mêmes, partageant ou plutôt excitant l'enthousiasme, combattaient à côté de leurs maris, de leurs frères et de leurs enfants. Comme dans les anciens temps, leur système de guerre consistait en escarmouches plutôt qu'en batailles rangées, en entreprises audacieuses, en attaques soudaines, en promptes retraites. La population de cette république chrétienne s'étant accrue et devenant envahissante, avait attiré déjà l'attention de ses voisins ; elle avait eu plusieurs guerres à soutenir tant contre les Beys de Margariti et de Paramithia, que contre les Pachas d'Arta et de Janina. Mais toujours défendue par sa situation imprenable au milieu de ses rochers, elle avait été bravement défendue par ses citoyens et avait même étendu ses limites bien au-delà de son ancien territoire.
A la veille de leur première guerre contre Ali Pacha, les Souliotes possédaient soixante-six villages tous conquis par leurs armes, et pouvaient compter dans leurs rangs quatorze cents soldats aguerris , soumis à des capitaines ou à des Polémarques dont les fonctions étaient temporaires. Malgré leur infériorité comparativement aux forces d'Ali, les leurs suffisaient pour défendre des défilés regardés jusqu'alors comme inaccessibles.
Les trois mille hommes qu'Ali détacha contre eux au printemps de 1790, les trouvèrent embusqués dans leurs montagnes et n'osèrent les attaquer. Mais ils firent main-basse sur les paysans, sur les vivres et sur les bestiaux de tous les villages de la plaine, que les Souliotes n'avaient pas eu le temps d'évacuer. A cette vue, les montagnards pleins de colère font sortir de leurs rochers un fort détachement de troupes d'élite qui tombent à l'improviste sur les soldats du Pacha et en font un grand carnage; ils arrachent ainsi de leurs mains ceux qu'ils traînaient en captivité, reprennent les dépouilles dont ils étaient chargés et poursuivent les fuyards jusqu'à la vallée de Janina, brûlant partout sur leur passage les maisons de campagne et les mosquées.
Ali jugea par l'issue de cette première entreprise, que les Souliotes n'étaient pas des ennemis à mépriser. Il en fut plus convaincu encore, dès le printemps de l'année suivante. Les Souliotes sortant de leurs retraites, ravagèrent Amphilochie , osant même se répandre jusques dans les défilés du Pinde où, sans de nombreuses escortes, on était presque toujours sûr d'être attaqué.
Ali comprit alors que , pour les réprimer il fallait d'abord leur ôter l'appui clandestin du Pacha de Bérat. Il lui fit entendre qu'il était de leur intérêt commun d'écraser une confédération chrétienne qui ne tendait qu'à détruire les sectateurs de Mahomet et la puissance de la Porte. Il finit par ébranler Ibrahim : telle est la haine de tout Musulman contre les Chrétiens qu'Ibrahim crut faire une œuvre méritoire en abandonnant les Souliotes à eux mêmes. Il signa sa réconciliation avec Ali Pacha, en donnant les mains à la célébration du mariage de la cadette de ses filles, déjà fiancée avec Véli Bey, second fils d'Ali.
Se résignant à souffrir ce qu'il ne pouvait empêcher, Ibrahim eût même la faiblesse de contribuer à étendre la puissance d'Ali , en lui envoyant un corps d'auxiliaires destinés à attaquer les Souliotes. Ali, plein d'espoir dans cette seconde expédition, en fit les préparatifs au printemps de 1792; il rassembla environ dix mille Albanais , y compris les forces des aïans de la Thesprotie et le corps auxiliaire d'Ibrahim Pacha. Il aurait voulu surprendre les Souliotes, en leur inspirant une fatale sécurité. Prétextant certains griefs contre la ville d'Argyro-Castron et, en même temps , le dessein de la punir, il feignit de rendre hommage à la bravoure des Souliotes, en les invitant à faire partie de son armée. La lettre qu'il écrivit à leurs deux plus illustres capitaines , était conçue en ces termes :
« Mes amis , capitaine Botzari et capitaine Tzavella, moi, Ali Pacha, je vous salue et vous baise les yeux ; connaissant votre courage et votre zèle, je crois avoir grand besoin de votre secours. Je vous prie donc, au reçu de cette lettre, de ne songer qu'à rassembler tous vos palikars, et à venir me joindre pour que je marche contre mes ennemis. Voici l'instant et l'occasion où j'ai grand besoin de votre aide et où je m'attends que vous me prouverez votre affection et votre amitié. Votre paie sera double de celle que j'accorde à mes Albanais, car je sais que votre valeur est supérieure à la leur. Comme je ne me mettrai pas en campagne avant votre arrivée, je vous prie de venir promptement. Voilà ce que j'avais à vous dire, et je vous salue. »
Botzari et Tzavella convoquent une assemblée de leurs concitoyens, et là, font lecture de la lettre du Pacha : très-peu de Souliotes sont dupes de ses artifices et de sa duplicité. On lui répond que les guerriers de Souli ne peuvent quitter leur pays natal ; mais que, voulant cultiver son amitié, ils permettent au capitaine Tzavella de le suivre à la victoire, avec soixante-dix palikars.
Cette petite troupe étant arrivée, Ali, pour qu'on ne conçoive aucun soupçon sur ses projets, se met en marche dans la direction d'Argyro-Castron, pendant environ vingt mille, puis il ordonne de faire halte et de camper. A peine les Souliotes ont-ils quitté leurs armes pour se livrer à leurs jeux militaires, tels que le saut, la course et la lutte, qu'ils sont enveloppés par ordre d'Ali et chargés de fers. Deux d'entre eux, qui avaient encore leurs armes, se défendent jusqu'à la mort ; un troisième, se confiant à son agilité, passe la Kalamas à la nage, sous le feu des mousquets dirigés contre lui; Il gagne les montagnes, et parvient à Souli à temps pour mettre ses concitoyens en garde contre la perfidie du Pacha.
Faisant lui-même diligence, il parut dans leur district dès le lendemain, avec toute son armée. Il trouva les Souliotes avertis ; et différant alors son attaque, il essaya de nouveau l'effet d'une négociation artificieuse. On amène devant lui le capitaine Tzavella, auquel il promet les plus grandes récompenses s'il décide ses concitoyens à se soumettre ; mais en même temps il le menace de l'horrible alternative d'être écorché vif s'ils persistent dans leur résistance.
«Rendez-moi donc la liberté, s'écrie Tzavella , car jamais mes concitoyens ne se soumettront tant, qu'ils me verront dans vos indignes fers !
- Et si tu ne réussis pas dans ta négociation, quelle garantie me donnes-tu de ton retour, réplique Ali ?
- Mon fils unique, Foto, répond Tzavella, dont la vie m'est mille fois plus chère que la mienne. »
A cette condition, il est mis en liberté aussitôt, et un nombre égal de Souliotes et d'Albanais font l'échange des prisonniers, au pied d'une montagne.
Arrivé à Souli, le père de Foto convoque une assemblée de tous les chefs, leur explique la conduite et les projets du Pacha, les exhorte à préparer une vigoureuse résistance, sans songer à lui ni à sa famille. Mais d'abord il fait traîner en longueur les négociations, afin d'avoir le temps d'achever les préparatifs de défense. Tout étant prêt, il envoie au tyran la lettre suivante :
«Ali Pacha, je me réjouis d'avoir trompé un trompeur. Je suis prêt à défendre mon pays contre un brigand. Mon fils est dévoué à la mort, mais j'en tirerai une vengeance terrible avant de mourir. Si nous sommes vainqueurs (et Dieu bénira nos armes) , j'aurai d'autres enfants, car ma femme est jeune encore. Avance donc, si tu l'oses, traître ! car j'ai soif de vengeance et je suis ton ennemi juré ! »
Ali, furieux de voir échouer son stratagème , ne fit pourtant pas périr Foto ; il l'envoya prisonnier à Janina. Donnant le signal de l'attaque, il fit marcher ses troupes vers les gorges et les défilés. D'abord les Souliotes. battent en retraite devant un ennemi bien supérieur en nombre ; mais, s'arrêtant au premier défilé , ils commencent leur feu contre les Turcs, et chaque coup porte la mort dans leurs rangs. Ali, placé sur une montagne en face, voyant l'hésitation et le désordre régner parmi ses soldats, promet 5oo bourses à celui qui entrera le premier dans Kako-Souli. Animés par les promesses et par les regards de leur Pacha, les Albanais font un dernier effort; ils emportent le défilé; et, poussant le cri de victoire, poursuivent les Souliotes, tandis que le Pacha, suivant les mouvements de son armée à l'aide d'un télescope, se croit déjà maître de tout le pays. Jamais les Mahométans n'étaient parvenus si avant dans les montagnes. A cette vue, les Souliotes jettent un cri qui retentit dans leurs retraites les plus éloignées: ce cri annonçait le danger public. C'en était fait de Souli, sans une héroïne, sans la célèbre Mosco, femme du capitaine Tzavella, Digne émule d'un tel époux, elle appelle toutes les femmes aux armes; et, faisant faire aux guerriers qui battaient en retraite volte-face, elle les rallie, les encourage, les ranime. Tous enflammés du même amour de la patrie, les Souliotes, hommes et femmes, n'ayant plus qu'une même âme, et pour ainsi dire qu'un même corps, saisissant ensemble des blocs de pierre, des quartiers de rochers, de fortes poutres garnies de pieux, et les faisant rouler sur les assaillants, écrasent et rompent leur colonne par son centre. La retraite de ceux qui ont osé gravir ces hautes montagnes est coupée en même temps par une sortie de la garnison de Tichos. Alors, ceux qui n'ont plus de refuge, tombent d'un côté sous le feu de la mousqueterie, et de l'autre sous une grêle de pierres. Les Souliotes, victorieux, jettent par centaines dans l'Achéron les cadavres des Musulmans, après leur avoir coupé la tête. Ils fondent même bientôt sur les troupes qui entourent le Pacha, de retour dans la vallée, et qui, effrayées d'un tel revers de fortune, abandonnent le champ de bataille. Ali est entraîné lui-même, laissant ses bagages et ses munitions, et crève deux chevaux dans sa fuite vers Janina. Il ne parvint à rallier que mille hommes, avec lesquels il rentra de nuit dans la ville. Pour cacher sa défaite , il s'était fait précéder d'une proclamation portant défense aux habitants de se tenir aux fenêtres et de paraître dans les rues. A la faveur des ténèbres, il ensevelit sa honte dans son palais, où, pendant plusieurs jours, il ne se laissa voir et approcher que par ses confidents intimes. Sa perte fut énorme dans cette fatale journée du 20 juillet. Son arrière- garde ne s'était dégagée qu'en laissant sept cent quarante morts : les Souliotes formèrent un trophée de leurs têtes, Ali perdit en tués et en blessés près de la moitié de son armée. Environ trois mille hommes qui s'étaient dispersés dans les bois et les montagnes, ne se rallièrent à Janina que plusieurs semaines après leur déroute. [/i]