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Vie d'Ali pacha, visir de Janina, surnommé Aslan, ou le Lion, par A. de Beauchamp, 1822, suite 8.

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[i] Ali prenait soin d'enfler sa renommée et de justifier l'idée de sa capacité, en faisant des libéralités aux officiers du Grand Seigneur, et en leur montrant les cours de son palais, parées de têtes coupées. Affermi dans son gouvernement, et voyant grossir ses trésors, il forma le projet de marchander le pachalick de Janina qui, en le plaçant au centre de l'Épire, le mettrait à portée de régner en maître sur les Albanais.

Dans l'intervalle, sa mère Khamco, atteinte d'hydropisie, et se voyant au bord de la tombe, lui expédia courrier sur courrier, pour le voir à son heure dernière. Ali accourt, mais n'arrive à Tépéleni qu'une heure après la mort de sa mère ; il verse des larmes sincères sur ses restes inanimés. S'étant fait relire son testament de mort, qui lui prescrivait, ainsi qu'à sa sœur Chaïnitza, d'exterminer dès qu'il le pourrait, les habitants de Kardiki et de Tchormowo qui les avait si indignement outragées l'une et l'autre, il jura sur le corps de sa mère, et en joignant ses mains celle de sa sœur, de poursuivre et d'anéantir jusqu'au dernier des ennemis de sa maison. L’ambition unie à la soif de la vengeance, lui faisait convoiter de plus en plus le pachalick de Janina. Les grains de la fertile Thessalie étaient indispensables aux habitants de cette ville ; et Tricala dont il était alors Pacha, domine la route commerciale de l'Épire à Constantinople, notamment les communications entre Janina et la Thessalie. Depuis la conquête, les habitants de Janina avaient conservé une demie liberté sous le gouvernement de leurs Pachas qu'il faisaient révoquer à leur gré. En 1716, ils avaient été soumis au caratch ( Tribut, espèce de capitation que les chrétiens et les juifs payent au Grand Seigneur, et dont les Turcs sont exempts. Note Th. E) pour la première fois , et à l'autorité d'un Pacha à deux queues, qui d'abord s'était vu sous la dépendance du vizir de Tricala en Thessalie. C'était sur cet ancien usage, qu'Ali fondait ses prétentions sur Janina. Il s'y était fait un parti à la faveur de l'esprit grec qui s'y repaissait d'intrigues et de sédition. Les Beys, qui y exerçaient une grande influence, reléguaient les Pachas dans un vieux château situé près du lac, les menaçant de les faire révoquer s'ils s'opposaient à leurs pratiques séditieuses. Aussi Janina était-elle plutôt considérée comme une arène de factieux, que comme une place soumise au Grand Seigneur. Ali y entretenait des agents pour fomenter des dissensions et augmenter la détresse publique. Calo-pacha, qui gouvernait Janina depuis quinze ans, étant venu à mourir, non sans soupçon d'avoir été empoisonné ; les Bey les plus puissants et les plus ambitieux, cabalèrent pour lui succéder. Des dissensions sanglantes eurent lieu entre les chefs rivaux ; des meurtres se commirent en plein jour ; le bazar même devint désert.

Ali jugeant le moment favorable, lève des troupes, et entre dans les plaines situées au nord de Janina, après avoir passé la chaîne du Pinde. À son approche les Beys consternés, oubliant leurs inimitiés, réunissent leurs forces et viennent livrer bataille à l'ennemi commun, près de la partie supérieure du lac. Ils sont battus, et forcés de rentrer dans la ville : Ali campe sous les murs avec son armée victorieuse. De là il se met à piller les villages et les propriétés de ses adversaires. N'ayant point assez de forces pour risquer un assaut, il emploie les dons et les promesses, et décide un grand nombre de ses partisans à dépêcher à Constantinople une députation, pour demander qu'il soit nommé au pachalick. La Porte lui renvoie ses députés avec l'ordre de licencier ses troupes, et de rentrer dans son gouvernement. Prévenu que ses émissaires ont échoué par un des députés qui avaient pris le devant, il se décide à frapper un de ces coups de politique presque infaillibles devant un gouvernement faible et corrompu. Après s'être concerté avec le député, sa créature, et avoir mis ses collègues entièrement dans ses intérêts, il les fait rentrer à Janina. Les Beys instruits du résultat de la députation, s'avancent jusque dans les faubourgs , afin de recevoir le firman impérial. On le tire de son enveloppe cramoisie ; chacun d'eux le porta son front, en signe de soumission aux ordres du Sultan. On en fait la lecture : il nommait Ali, Pacha de Janina, et ordonnait qu'ont reconnût son autorité à l'instant même.

Quel coup de foudre pour les Beys ! Les uns soupçonnent Ali d'avoir falsifié le firman, d'autres croient à son authenticité. La ville se partage ; mais le plus grand nombre, par une prompte soumission, cherche à se concilier la bienveillance de l'homme sous le pouvoir duquel chacun prévoit que va tomber le pachalick. Ses partisans redoublent d'intrigues, les Beys se découragent, et tandis qu'ils délibèrent, Ali entre dans la ville au milieu des acclamations du peuple. Ses ennemis n'ont plus d'autre parti que la fuite, et traversant le lac, ils se dispersent dans les districts d'Acarnanie, d'Étolie et d'Arta.

Le premier soin d'Ali, après avoir jeté une forte garnison dans le Castron, qui lui assurait la possession de Janina, fut de calmer les craintes, de promettre au peuple sa protection, aux Beys, restés dans la ville, des honneurs et des richesses. Après avoir récompensé ses amis, il se concilia ses ennemis mêmes par un air d'affabilité et de franchise. Le nombre de ses partisans s'accrut, et il envoya une nouvelle députation à Constantinople, plus nombreuses que la première, composée des hommes les plus notables de la ville. Ils étaient porteurs d'une seconde pétition plus pressante, et de présents considérables pour les principaux membres du divan : Ali ne tarda pas à voir son usurpation revêtue du sceau de l'autorité légitime. C'est ainsi que dans l'ordre naturel des événements, le despotisme d'un seul succède presque toujours aux troubles ou déchirements des factions. Le peuple de Janina vit ce changement, arrivé vers la fin de 1788, avec plus de satisfaction que de regrets. Il comblait les vœux d'Ali Pacha. Sa dignité politique consolidée, le plaçait parmi les grands de l'empire Ottoman.

Riche, puissant et redouté, il avait déjà pour appuyer ses deux fils, Mouctar et Véli, dont Eminéh l'avait rendu père, jeunes encore, ils se distinguaient par leur courage et par leur tournure, à la fois noble et martiale. Son influence dans plusieurs provinces de l'empire n'eût bientôt plus de bornes. Le visir de Bérat qui avait autrefois dédaigné son alliance, ne ferma plus l'oreille à ces ouvertures. Ibrahim, Pacha de Bérat ou de la moyenne Albanie, avait épousé la fille de Courd Pacha, l'un des plus nobles seigneurs de la race arnaute ; il était lui-même d’un sang illustre. Par ce mariage, il avait enlevé au jeune Ali, quelques années auparavant, une amante et l'espoir de parvenir au pachalick de Bérat. Ali, alors simple Bey de Tépéleni, avait même essuyé dans cette occasion des reproches humiliants et mal fondés sur son origine. Non seulement il nourrissait dans son cœur le désir de la vengeance, mais ici la politique du nouveau Pacha de Janina s'accordait parfaitement avec les passions de l'homme.

Soumis au Pacha de Bérat, la moyenne Albanie, riche et fertile, était la conquête la plus naturelle, la plus nécessaire et en même temps la plus facile pour le Pacha de la Basse-Épire. Comme chef de Kleftes, comme Bey de Tépéleni, Ali avait formé de nombreuses liaisons dans ce pays, dont il connaissait toutes les localités. Non seulement la proximité, la richesse de la moyenne Albanie, surtout la belle race de chevaux qu'elle nourrit, devait en rendre la possession désirable. Mais il importait surtout au nouveau Pacha de Janina, d'enlever aux petits Beys des cantons indépendants de l'Épire, l'appui constant qu'ils trouvaient dans le Pacha de Bérat. S'emparer par la force de ce pachalick tout entier, et s'en emparer sous les yeux de la Porte, eût été une entreprise difficile et hasardeuse. Ali l'entreprit par des moyens obliques, et l'acheva plus tard avec une habileté et une persévérance admirables. Devenu plus puissant et plus célèbre qu'Ibrahim, Pacha de Bérat, il l'obligea d'abord à donner ses filles en mariage ses deux fils, Mouctar et Véli ; et sous prétexte de faire doter ses brus, il lui arrachera un district après l'autre. La première concession d'Ibrahim, fut de consentir à fiancer aux deux fils d'Ali deux de ses filles, et une troisième avec son neveu Mahmoud.

Ali avait comprimé les Beys, admis des Grecs dans son conseil, et trompé la multitude par des paroles artificieuses ; car nul ne possédait à un plus haut degré le prestige de la parole. Il crut pouvoir satisfaire enfin aux dernières volontés de sa mère et aux besoins de sa vengeance. Ce fut d'abord contre Tchormowo qu'il résolut de tourner ces armes ; c'était d'ailleurs aux pieds de ces rochers qu'il avait éprouvé jadis, la honte d'une défaite. Tchormowo fut pris moitié par ruse, moitié par force. À la tête de ses soldats, il pénétra, et, plein de colère, fit massacrer une partie de ses habitants, vendre comme esclaves les enfants et les femmes, et raser la ville. L'un des primats, nommé Prifti, à la brutalité duquel avaient été livré Khamco, étant tombé en son pouvoir, il le fit tenailler et rôtir à petit feu, confiant cette barbare exécution à son frère de lait, fils d'une esclave noire.

Ce trait horrible de vengeance répandit la terreur dans tous les districts environnants ; plusieurs tribus se soumirent. Voulant ensuite ouvrir une communication libre et sûre entre Janina et le territoire de Tépéleni sa ville natale, Ali attaqua et pris le poste formidable de Klissura, ou l'Aoüs entre dans un profond défilé, à l'endroit où Philippe (Philippe II, roi de Macédoine, père de Persée. Note de Th.E.) arrêta les légions romaines jusqu'à ce que trahi par un berger de Charopus, qui indiqua la clef de sa position, il se vit obligé d'évacuer l'Épire. L'occupation de Klissura par Ali, fut suivie de la conquête d'Ostanizza, de Préméti, de Conitza, chefs-lieux de districts importants, qui le rendirent maître de tout le cours de l'Aoüs depuis sa source dans le Pinde jusqu'à Tépéleni.

Se livrant à de plus vastes pensées, Ali commença dès-lors à poursuivre son grand plan, qui consistait à se fonder un pouvoir indépendant en Épire, contrée que la nature elle-même protège par les barrières de ses montagnes. Pour arriver à ce but, il lui fallait amasser des trésors, soudoyer des agents de la cour Ottomane, inspirer au Divan des soupçons contre les autres pachas ses rivaux, et s'agrandir de leurs dépouilles, et se rendre utile à tout état européen qui pourrait favoriser ses vues et reconnaître ses services.

Mais soit qu'Ibrahim Pacha, eut déjà pénétré les vues ambitieuses d'Ali, soit qu'il ne pût voir avec indifférence les empiétements du chef de la Basse-Épire, qui envahissait des cantons dépendants de son Sangiak, il menaça de prendre les armes, et l'on vit la discorde éclater de nouveaux entre les familles de Bérat et de Janina, quoiqu'unies par des alliances. Ibrahim n'osant attaquer Ali à force ouverte, l'arrêta dans ses projets en fomentant la ligue du Chamouri, et en soulevant les Souliotes.

Ce peuple était le seul, dans l'Épire, qui soutint la réputation de l'ancienne Grèce et qui conserva l'esprit d'indépendance de ses premiers enfants. Il habitait une espèce de citadelle formée par la nature au milieu des montagnes de la Cassiopie où l'Achéron se précipite dans un abîme sombre entouré de bois et de forêts. Des rochers élevés bordant cette vallée mystérieuse, sont couronnés de tours fortifiées, et les sentiers qui conduisent, permettent à peine à deux personnes d'y passer de front.

La république de Souli, qui ne faisait remonter son origine que vers le milieu du XVIIe s., s'était formée, vraisemblablement, des débris de ces peuplades chrétiennes du Taygète et de l'Acrocéraune, qui s'étaient retirées les armes à la main, devant les Mahométans. Leur confédération ne se composait, vers l'an 1660, que de quatre bourgades ou grands villages situés dans une belle plaine concave, élevé à environ deux mille pieds au-dessus de l'Achéron. Ce grand boulevard naturel, taillé à pic, descend jusqu'à cette rivière, et par derrière s'élève une chaîne de montagnes énormes qui sert d'ornement et de défense à toute la vallée. Un sentier étroit, circulant à travers des bois épais sur la rive droite, conduit, en deux heures, à un défilé nommé aussi Klissura, admirablement placé pour arrêter les progrès d'un ennemi. Ce défilé était commandé par un fort nommé Tichos, et, tout auprès, était le premier village de Souliotes nommé Avaricos. De là, une montée graduelle conduisait au site de la seconde bourgade nommée Somoniva ; on arrivait ensuite à Kiapha, nom qui signifie une hauteur ; et enfin, à Souli, capitale de la tribu, nommé généralement Kako-Souli, située à quatorze heures de distance de Janina et à treize de Prévéza sur la plage Ionienne. Près du lieu où le sentier quitte les rives de l'Achéron, pour circuler autour des précipices, entre le Kiapha et Kako-Souli, on voit un rocher de forme conique suspendu sur la route et nommé Kunghi. Là, s'élevait sur le sommet, à Aghia-Paraskévi ou Saint-Vendredi, principale forteresse des Souliotes. Telle était la situation de cette république singulière dont la population s'étant accru au bout de quarante ans, fonda sept nouveaux villages en pays conquis, participant aux droits de la communauté et faisant parti de la ligne générale appelée « Confédération guerrière ». Ces tribus du dehors devaient contribuer à la défense du pays dont elles étaient les sentinelles avancées. Comme elles pouvaient être attaquées ou surprises par les Musulmans avec lesquels on n'avait jamais que des trêves simulées, ces peuplades placées au pourtour des montagnes, transportaient, au premier avis, leur famille et leur butin dans le berceau primitif de la république, qui était sa forteresse naturelle. [/i]

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