[i] Ici laissons-le narrer encore lui-même :
« Je sentais, dit-il, la nécessité de m'établir solidement dans le lieu de ma naissance. J'y avais des partisans disposés à me servir, et des adversaires redoutables qu'il fallait trouver en faute pour les exterminer en masse, et je conçus le plan par lequel j'aurais dû débuter dans ma carrière.
J'avais coutume après mes parties de chasse, de me reposer, pour faire la sieste, à l'ombre d'un bois voisin de la Beutcha, où je fis proposer par un de mes affidés, à ceux qui me haïssaient, de me guetter afin de m'assassiner. Je donnai le plan de la conspiration contre mes jours, et après avoir devancé mes ennemis au rendez-vous, je fis attacher sous la feuillée, une chèvre garrottée et muselée, que je couvris de ma capote. Je regagnai ensuite sous un travestissement, mon sérail, en prenant des chemins détournés, tandis qu'on m'assassinait par une décharge faite sur l'animal, sans s'assurer du succès ; car un piquet de mes gens parut au bruit des armes à feu. Mes prétendus meurtriers rentrèrent à Tépéleni, en criant : Vély-bey n'est plus, nous en sommes délivrés ! Cette nouvelle ayant retenti jusqu'au fond du harem, j'entendis des gémissements de ma mère, et les vociférations de mes ennemis. Je laissai se développer le scandale ; j'attendis qu'ils fussent ivres de vin et de joie, et après avoir pris conseil de ma mère, que je désabusai, je tombai sur eux avec mes partisans, à un signal convenu. La justice était de mon côté ; tous furent exterminés avant le retour du soleil ; je distribuai leurs biens et leurs maisons à mes créatures ; et dès ce moment, je pus dire que Tépéleni était à moi. »
Ali ayant grossi le nombre de ses adhérents, résolut de suivre le chemin qui, en Albanie, conduit à la fortune, et souvent aux plus hauts honneurs. Il devint chef de bandes, et en sa qualité de Klephte, il ravagea d'abord les districts montagneux de Zagori et de Kolonia, étendant ensuite ces déprédations dans les différentes provinces de l'Épire, de la Macédoine, de la Thessalie, et échappant à tous les dangers à force d'intelligence et d'adresse. Deux fois il fut fait prisonnier, d'abord par les troupes du pacha de Bérat, qui lui rendit généreusement la liberté ; puis par celle du pacha de Janina qui, pressé par les beys des districts voisins, balança s'il ne lui ferait pas subir une mort honteuse dans cette même capitale où Ali devait régner un jour en souverain. Son étoile de l'emporta. Il sollicita avec instance de marcher contre des chefs qui venaient de se révolter contre la Porte, fit agréer ses services, montra une grande valeur et une intelligence parfaite, et obtint avec le pardon du Sultan, un premier grade militaire.
Cependant Ali n'était encore qu'un partisan fameux, sans titre et sans emplois publics ; et pourtant il ne rêvait que dignité, pouvoir et richesses, décidé à saisir la première occasion qui lui en ouvrirait la route : elle ne tarda pas à se présenter.
L'Épire, qui jouissait d'une sorte de liberté anarchique, était gouvernée alors par trois pachas, ceux de Janina, de Paramithia à et de Delvino. Les cantons et les bourgades de la Chimère, Gardiki, Zoulati, Argyro-Castron et Souli, étaient regardés comme des cantons et des villes libres sous leur patronage. Courd, pacha de Bérat, visir puissant et redouté, gouvernait la moyenne Albanie : les Albanais les plus belliqueux étaient à ses ordres ou bien à sa solde. Sélim bey Coca, issu d'une des premières familles de la Zapourie avait reçu de la Porte l'investiture du pachalick à deux queues de Delvino, chef-lieu de la Chaonie. Ce Sangiak confinait alors avec les possessions de Venise, en terre ferme, par le territoire de Boutrinto, dont l'occupation avait toujours été le sujet de démêlées entre les Turcs et les Chrétiens établis sur cette partie de la côte Ionienne. Sélim pacha, laissant le système de ses devanciers, s'étudiait au contraire à entretenir des relations amicales avec les provéditeurs de Corfou. Sa conduite, loin de lui mériter des éloges, le rendit suspect à un divan naturellement ombrageux. Ali, qui avait accès auprès de Sélim, fut chargé d'observer sa conduite.
Ne cherchant qu'à le perdre dans l'espoir d'obtenir ses dépouilles, et fertile en expédients, il en trouva qu'une occasion facile. Sélim venait de vendre aux Vénitiens, une forêt située près du lac Pélode. Ali le dénonce à son gouvernement comme coupable d'avoir aliéné une portion du territoire de sa Hautesse. En terminant son rapport, il ajoute qu'il lui en coûtait de faire connaître les malversations de Sélim, son bienfaiteur ; mais que l'intérêt seul du Sultan son maître, l'avait déterminé à une pareille révélation qui intéressait la religion et l'État. Sans former d' enquête juridique, le Divan lui adresse un firman de mort contre Sélim, et le charge de son exécution.
Ali, de retour à Delvino, y est reçu avec la même tendresse, par le vieux Pacha, qui le loge dans son sérail. Là, au mépris des saintes lois de l'hospitalité, il prépare sourdement, aidé par quelques sicaires à ses ordres, le lâche assassinat, dont il attend son élévation. Tous les matins il se rendait auprès de son hôte, pour lui faire sa cour selon l'usage du pays. Un jour, prétextant une indisposition, il le fait prier de passer dans son appartement pour recevoir de lui une communication importante. L'invitation acceptée, il fait cacher les assassins dans une armoire, et leur faisant connaître le signal à la suite duquel ils sortiront de leur réduit, et poignarderont Sélim. À peine ce malheureux vieillard a-t-il paru comme il l'avait annoncé, qu'il est assailli et percé de coups en prononçant presque les mêmes paroles que César : « Et c'est toi mon fils qui m'arrache la vie ! » Ses gardes accourent au tumulte ; il trouvait Ali au milieu des assassins, tenant à la main un firman déployé, écriant d'une voix menaçante : « J'ai tué le traître par ordre de notre glorieux Padischa. Voici son commandement impérial ! » À ces mots et à la vue du diplôme, les Osmanlis s'inclinent, et le cœur glacé d'effroi, restent immobiles, en voyant trancher la tête à Sélim qui nageait dans son sang. Ali fait aussitôt apposer les scellés sur le palais, et n'en sort qu'en emmenant comme otage Moustapha bey, fils du malheureux pacha.
Lui-même est nommé en récompense, lieutenant du nouveau Derwend-Pacha de Romélie. Ce n'était qu'un emploi secondaire qui satisfait peu son ambition, mais qu'il sut exploiter pour augmenter ses richesses. Chargé de purger le pays de brigands et de voleurs, il fit commerce d'autorisations particulières qu'il vendait aux Klèphtes, moyennant une somme fixe, outre sa part du butin. Le mal s'accrut à tel point par ce trafic, qu'on ne pouvait plus voyager dans plusieurs provinces. Le Derwend-Pacha, appelé à Constantinople, paya de sa tête les crimes de son lieutenant. Ali, plus prudent, éluda de se rendre à la sommation ; il envoya pour appuyer ses rapports captieux un bon coffre-fort à sa place ; et le fruit même de ces rapines, lui servit à s'en faire absoudre.
Sa réputation militaire se trouvait si bien établie alors, qu'on lui confia dans la guerre qui éclata, en 1787, entre la Turquie et les deux cours impériales d'Autriche et de Russie, un commandement important sous les ordres du vizir Youzouf. À la suite des services qu'il rendit dans cette campagne, la Porte lui conféra le pachalick à deux queues de Tricala en Thessalie, avec le double titre de Derwendji pacha ou grand prévôt des routes dans toute la Romélie. Une des conditions de ces deux dignités réunies et des pouvoirs qui y étaient attachés, consistait à maintenir libre et sûre, la route de Constantinople à Janina, en nettoyant toute la vallée du Pénée d'un grand nombre de chefs de bande qui y exerçait une plus grande autorité que les officiers du Sultan. Ali saisit cette occasion de tenir ouvertement un corps de troupes à sa solde ; il le porta de trois à quatre mille hommes, tous arnautes, et il fit voir bientôt ce qu'on pouvait en attendre ainsi que de son activité et de sa vigilance. Se portant lui-même à la tête de ses Albanais sur les routes infestées par les brigands, il battit, dispersa et relança dans les montagnes les bandes qui désolaient le plat pays. En même temps, il sut par sa sévérité en imposer aux habitants de Larisse ; et la terreur de son nom fut telle, dès son début dans les hautes dignités du gouvernement, que l'ordre et la sécurité reparurent, depuis la chaîne du Pinde jusqu'au pas des Thermopyles. Ainsi, en purgeant les grands chemins, des bandes dont il avait fait partie lui-même, il obtenait la réputation d'un administrateur habile et les moyens de se rendre formidable à la Porte, en devenant lui-même un grand Vassal redouté, car l'idée de l'indépendance absolue germait dans son cœur. [/i]