[i] Rendue à elle-même, Khamco ne s'occupa qu'à élever le jeune Ali pour être son vengeur. Elle lui présenta comme premier but, auquel il devait atteindre, de se concilier l'attachement de sa tribu ; il y réussit en cultivant avec assiduité la société de ses Albanais fidèles, en écoutant leurs plaintes, en se faisant l'arbitre de leurs querelles, en adoptant leurs coutumes et en flattant leurs préjugés. Dans ses excursions militaires, il parcourait à pied, le mousquet sur l'épaule, tout ce pays montagneux, acquérant ainsi une connaissance parfaite des localités et de tous les endroits favorables à la défense comme à l'attaque. Il fortifiait à la fois son corps et sa mémoire naturellement très- heureuse : tous les faits, tous les noms s'y gravaient sans retour, ainsi que les traits de chaque personne, lors même qu'il ne l'aurait vue qu'une seule fois. Il excellait tellement dans tous les exercices du corps, qu'il fut reconnu bientôt pour le coureur le plus agile, le tireur le plus adroit et le meilleur cavalier de son temps. C'est ainsi que, laissant de côté les livres et les sciences, il apprit non par théorie, mais par une application journalière, l'art de connaître les hommes et l'art de les gouverner.
Ali brûlant d'essayer ses forces contre les ennemis de sa maison, et las d'être toujours sous le joug de sa mère, parvint à lui arracher, presque malgré elle, son consentement pour tenter l'expédition qu'il projetait contre la ville de Tchormowo. Il obtient d'abord quelques succès ; mais il n'a ni assez d'argent ni assez de troupes ; attaqué et défait à son tour, il prend la fuite, et rentre des premiers à Tépéleni. Sa mère, trompée dans ses espérances, l'accable de reproches, éclate en injures, et lui présentant une quenouille :
« Va, lui dit-elle, va filer avec les femmes du harem ; lâche ! ce métier te convient mieux que celui des armes ! »
Chassé de sa ville natale, serré de près par ses ennemis et privé de toutes ses ressources, Ali se vit réduit un jour à soixante parats pour solder les albanais, compagnon de son infortune. Il fut obligé d'aller dans les monastères, et de se cacher successivement chez plusieurs de ses amis, qui lui donnèrent un asile et le sauvèrent ; enfin il se vit réduit à l'extrémité de vendre son sabre pour acheter de quoi se nourrir.
« Un jour que, retiré dans les ruines d'un vieux monastère (dit-il lui-même au colonel Vaudoncourt), je réfléchissais sur ma situation désespérée, je ne voyais aucun moyen de me soutenir contre la puissance prépondérante de mes ennemis ; je fouillais machinalement la terre avec la pointe de mon bâton, lorsque tout à coup j'entends résonner quelque chose qui me résiste. Je continuai à fouiller, et je trouvai un coffre rempli d'or ; on l'y avait sans doute caché dans un temps de guerre civile. Avec ce trésor, je levai deux mille hommes, et rentrai triomphant à Tépéleni. »
Ali, enrichi tout-à-coup, avait alors 24 ans ; il prit un rang distingué, entre les beys du pays. Sa longue chevelure blonde, ses yeux bleus remplis de feu et d'esprit, son éloquence naturelle et surtout son dernier succès, lui méritèrent le cœur et la main de la belle Eminéh, jeune personne accomplie, fille de Capelan, Pacha de Delvino, qui faisait de la ville forte d'Argyro-Castron, le siège d'une petite tyrannie indépendante.
Ayant ainsi étendu ses liaisons, Ali résolut de reconquérir tous les biens de son père, en faisant un dernier effort contre ses ennemis. Il leva des troupes et partit à la tête d'un rassemblement nombreux, plein de l'espoir de vaincre. Cette fois, sa jeune épouse et sa mère le suivirent : celle-ci croyant pouvoir modérer son impétuosité, ou du moins le diriger par ses conseils et son expérience; mais tout devint inutile ; Ali n'avait pas encore subi toutes les épreuves de l'adversité. Les Beys confédérés de Goritza, de Tchormowo, de Kaminitza, de Gardiki, d'Argyro-Castron, et d'autres encore, mirent en campagne des forces supérieures et taillèrent en pièces la troupe du jeune Ali, dont les débris ne trouvèrent de refuge que dans les montagnes de Mertrika. Ali paraissait sans ressources, quand il prit et exécuta une de ces déterminations qui décèlent plus que le courage : un caractère décidé et entreprenant.
Il délibérait avec sa femme et sa mère dans la maison d'un de ses adhérents, autour de laquelle venaient se rallier les fuyards, lorsqu'il apprit qu'une partie de l'armée ennemie était campée plus bas dans la plaine, et que les chefs de Gardíki et d'Argyro-Castron, les plus puissants de ses antagonistes, venaient de se retirer avec leurs troupes.
Sans rien laisser échapper de son plan, qu'il combine à l'instant même, il part seul et sans suite, à minuit, pour le camp des confédérés, et au lever du soleil, il paraît devant ceux qui avaient juré sa perte.
« Ma vie et ma fortune sont entre vos mains, leur dit-il d'un ton modeste mais intrépide ; l'honneur et l'existence de ma maison dépendent de votre volonté. J'ai combattu jusqu'à ce que mes moyens fussent épuisés ; me voici sans ressources, et je me livre à votre pouvoir. Il faut que vous acheviez ma ruine, ou que vous me souteniez contre l'acharnement de mes ennemis. Ne vous abusez pas en vous imaginant que la mort d'Ali puisse vous être utile ; mes ennemis sont les vôtres, ils ne désirent ma perte que pour arriver plus sûrement à vous asservir vous-même. Les chefs de Gardiki et d'Argyro-Castron, déjà trop puissants pour la liberté de leurs voisins, profiteront, n'en doutez pas, de ma chute pour assujettir à leurs lois tout le district. Tépéleni, défendue par la nature, fortifiée par l'art, ayant mes fidèles Albanais pour garnison, offrirait une barrière invincible à leurs projets ambitieux. Mais si une fois qu'ils s'en emparent, qui pourra alors leur ravir les moyens non-seulement d'attaquer leurs voisins, mais de se mettre à l'abri de toute attaque ? Faites moi donc périr, si vous le voulez, mais soyez bien sûrs que ma perte sera le prélude de la vôtre. »
L'homme accablé par l'infortune, et qui implore volontairement la protection d'un chef Albanais, non-seulement n'a rien à craindre, mais est assuré au contraire d'en obtenir une escorte pour sa sûreté ; cette protection s'accorde même à un brigand, à un proscrit. La fermeté d'Ali, son air de franchise, et surtout les germes de jalousie qu'il sut mettre avec adresse dans l'esprit des Beys, les décidèrent en sa faveur, et leur firent prendre la résolution, non-seulement d'épargner sa vie, mais de se ranger sous ses drapeaux.
Cependant sa mère ne trouvant point Ali au point du jour, et apprenant son départ furtif, s'était précipitée hors de sa retraite ; elle avait pris la même route que son fils, et l'appelait à grands cris dans les montagnes, qui retentissaient de ses lamentations et du nom d'Ali, mon cher Ali ! Khamco s'arrachant les cheveux, s'avançait l'esprit égaré, quand elle rencontra son fils marchant à la tête des troupes qui venaient d'embrasser sa cause, et dont le secours le mettait en état de résister à ses ennemis les plus acharnés. Ali ayant ainsi déconcerté leurs projets, en obtint paix et amitié ; par là, il consolida la fortune de sa maison. De cet acte décisif, datent les commencements de sa célébrité et de sa puissance.
Réconcilié avec ses voisins, et d'ailleurs peu en état de les attaquer, Ali jugea que le moment était venu de se rendre maître absolu de Tépéleni, sa ville natale. (à suivre) [/i]