[i] [b][u][center]Vie d'Ali Pacha, suite, (4)[/center][/u][/b]
Après la mort de Scanderberg, l'apostasie ne fit d'abord que des progrès lents parmi des Albanais. Les Turcs avaient enfin adopté un système de tolérance pour ne pas trop aigrir ces peuplades belliqueuses. Mais vers la fin du XVIe siècle, la religion de Mahomet y fit de nombreux prosélytes. À cette époque, la Porte publia une loi qui assurait la possession de leurs biens aux familles albanaises qui élèveraient un de leurs membres dans la foi musulmane. Cette loi produisit un double effet; d'abord, il en résulta qu'il s'établit en Épire un moins grand nombre d'Osmanlis que dans le reste de la Turquie ; ensuite elle fit passer la plupart des propriétés entre les mains des Musulmans. Depuis, on vit, à diverses époques, des villages, des villes, des districts entiers renoncer volontairement à la religion de leurs pères, pour obtenir quelques avantages politiques, et de pareils exemples ne sont pas rares encore aujourd'hui.
D'un autre côté, les chrétiens partout ailleurs esclaves, en prenant rang parmi les guerriers du Croissant, étaient affranchis du tribut servile du caratch [Tribut, espèce de capitation que les Chrétiens et les Juifs payaient au sultan, et dont les Turcs sont exempts. Th. E.], et jouissaient d'une considération particulière auprès des Turcs, qu'ils faisaient quelquefois trembler. Ils obtenaient par leur courage des cantons libres, des capitaines particuliers pour les commander, avec le titre de bey, et des franchises garanties par des capitulations avec les sultans. Ainsi, les Albanais ont, les uns des mosquées, les autres des églises ; mais les Turcs ne les reconnaissaient pas plus pour vrais Musulmans, que les Grecs pour chrétiens orthodoxes ; ils ont, en général, la réputation de n'avoir d'autre Dieu que leur intérêt et d'autres lois que leur sabre.
Rangés depuis Mahomet II sous le joug des Turcs, l'Albanie oublia et la gloire antique de Pyrrhus et la gloire récente de Scanderberg, pour s'attacher aux sultans qui règnent à Constantinople, et dont ses guerriers sont les meilleurs soldats, les sujets les moins accessibles aux suggestions étrangères. Dès les règnes de Bajazet et d'Amurath, ils avaient pris rang dans les Ortas ou hordes de janissaires ; ils avaient paru dans tous les démêlés sanglants de ces deux règnes ; ils avaient figuré successivement, mais toujours encore de nation, à la bataille de Várna et à la journée de Cassovie. Depuis cette époque on les rencontre comme volontaires soudoyés (sous le nom d'Arnautes) dans tous les Pachalicks de l'empire ottoman et dans les régences barbaresques.
Mais les Albanais ne composent par toute la population de l'Épire moderne ; on n'y trouve de nombreuses tribus de Serviens, de Bulgares, de Valaques, de Turcs et de Grecs. La population grecque et juive domine à Janina. Il n'est pas rare d'entendre parler dans une même ville toutes les langues de ces différents peuples, ou une espèce de jargon formé de leur mélange.
Toutefois les Albanais sont les plus nombreux ; c'est d'ailleurs le peuple armé, le peuple dominateur. Sobres, adonnés à une vie dure, et accoutumés au pillage, ils sont robustes, ils ont leur regard fier. L'usage de laver le sang avec le sang est en pleine force parmi eux, et le plaisir qu'ils ont à le verser, atteste une férocité caractéristique. Incapables de l'astuce musulmane, ils déclarent une haine franche, en manifestant sans détour leur estime ou leur mépris. Chez ce peuple, d'ailleurs, le brigandage est considéré comme une partie de l'industrie nationale, et la carrière du vol public est celle des premières armes d'un Albanais. C'est pour eux le chemin qui conduit aux premières dignités de l'empire, lorsqu'au titre de Musulman ils joignent l'audace et le succès. Ce fut par cette voie que de nos jours s'élevèrent Passevend-Oglou au pachalick de Vidin ; Ismaël-Bey de Serrès au commandement de la Macédoine transaxienne ; et Ali Pacha (celui dont nous offrons l'histoire) au pachalick de Janina et à l'éminente dignité de visir. Le fameux visir Mustapha Bairactar et Méhémet-Ali, vice-roi actuel et d'Égypte, reçurent également le jour en Albanie.
[b][u][center]Vie
d'Ali Pacha,
visir de Janina.[/center][/u][/b]
Ali Pacha naquit vers l'an 1750, selon l'opinion la plus générale ; mais ayant toujours affecté de paraître plus jeune qu'il ne l'était en effet, l'année de sa naissance n'est pas exactement connue. Il vit le jour à Tépéleni, ville moderne située à vingt lieues au nord de Janina, sur la rive gauche de l'Aous (ou Voïoussa), dans un vallon d'aspect sinistre, environné de montagnes nues et sauvages. Le peu d'importance de Tépéleni, qui renferme à peine deux cents maisons, aurait condamné cette bourgade à une éternelle obscurité, si elle n'avait pas eu le triste avantage de voir naître Ali Pacha. Sa famille distinguée par le surnom d'Hissas, faisait parti de la tribu des Toskides, qui se disent anciens musulmans. Ali lui donnait une origine asiatique, et prétendait qu'elle avait passé en Épire avec les hordes de Bajazet. On la croyait plutôt indigène, descendue d'Albanais, qui embrassèrent le mahométanisme à l'époque de la conquête. Quoi qu'il en soit, on n'a guère que des notions contradictoires ou confuses sur les circonstances auxquelles les ancêtres d'Ali furent redevables de leur élévation et de leur fortune. Il paraît qu'ils embrassèrent la profession lucrative de Kleftes, sorte de brigandage avoué et public, à l'ombre duquel ils envahirent le domaine de Tépéleni. C'était une espèce de fief, placé originairement sous la suzeraineté du Pacha de Bérat, et qui fut transmis à l'aïeul d'Ali, nommé Mouctar, guerrier célèbre, mort les armes à la main au siège de Corfou.
Quant à Vely-Bey, père d'Ali Pacha, il s'enrichit selon les uns, par le brigandage et par la violence ; selon d'autres, c'était un homme d'un excellent naturel, plein d'humanité pour les Grecs, et qui obtint par le crédit de ceux du Fanar, le pachalick de Delvino, qu'on lui ravit ensuite par intrigues. Devenu premier aga de Tépéleni, sa ville natale, il épousa la fille du Bey de Conitza, ce qui lui valut l'alliance des principales familles du pays, notamment de Courd Pacha, visir de Bérat. On est plus généralement d'accord sur les suites de ses démêlés avec les Beys et les Agas, ses voisins, qui, abusant de ses malheurs, le dépouillèrent d'une grande partie de ces domaines. Vely-Bey se voyant dans l'impossibilité de résister à la ligue de ses ennemis, mourut de chagrin à 45 ans, laissant les débris de sa fortune à sa veuve Khamco, mère et tutrice de son fils Ali et de sa fille Chaïnitza, qu'on verra figurer dans les événements tragiques de cette histoire. Vely-Bey laissait en outre une seconde femme qui était esclave, et qui l'avait rendu père d'un troisième enfant.
Ali, trop jeune encore pour défendre la faible portion des domaines de son père que ses ennemis ne lui avaient point encore ravis, en aurait été dépouillé entièrement, si sa mère n'eût pris les rênes de l'administration. Jusqu'alors Khamco, fille du Bey de Conitza et veuve de Vely-Bey, n'avait paru qu'une femme ordinaire. À peine Vely-Bey eut-il fermé les yeux, qu'elle montra une grande capacité et une force d'âme extraordinaire ; mais un caractère implacable, ayant quelque ressemblance avec Olympias, mère d'Alexandre, née comme elle en Épire. N'ayant plus d'autre but que d'assurer toute la succession de son mari à son fils Ali qu'elle chérissait tendrement, elle dirigea d'abord tous ses soins et toutes ses démarches vers le rétablissement de la fortune de sa maison. (à suivre) [/i]