Peuples-monde de la longue durée : Grecs, Indiens, Chinois
Michel Bruneau
Dans les processus de mondialisation à l’œuvre en ce début du xxie siècle, il en est un qui fait revivre de vastes aires culturelles élaborées au cours de la longue durée (2 à 3 millénaires), héritages d’empires plus ou moins éphémères, d’aires ethnolinguistiques de dimension continentale, aires de civilisations, de religions à vocation universelle, liés depuis le xixe ou le xxe siècle à l’existence d’États-nations et de diasporas. Ces phénomènes sont propres au continent eurasiatique. Cela correspond en partie à ce que J. Kotkin (1992) appelle global tribe, c’est-à-dire « des groupes culturels dont les membres géographiquement dispersés maintiennent des réseaux d’échanges économiques et culturels, et partagent le sentiment très fort d’une origine commune en même temps qu’un attachement puissant à la valeur de la science et de la connaissance en général » [1].
Sur de longues périodes historiques les discontinuités sont nombreuses, mais dans les trois cas ici considérés (Grecs, Indiens et Chinois) les facteurs de continuité l’emportent. Ces phénomènes culturels, identitaires, et aussi politiques et économiques, ont une dimension spatiale et territoriale incontestable qui a joué et joue un grand rôle dans leur existence et leur expansion ou recul. Une structure sociopolitique et territoriale caractérise, à côté de la religion ou de la langue, ces phénomènes de la longue durée que sont l’hellénisme, l’indianité, la sinité. On se trouve en présence de phénomènes de géographie politique que l’on a longtemps qualifiés de phénomènes de civilisation, mais qui ont une dimension sociopolitique et économique contemporaine dépassant l’État-nation à la fois dans le temps et dans l’espace. On tentera ici une comparaison entre l’hellénisme (les Grecs), l’indianité (les Indiens) et la sinité (les Chinois) pour mieux cerner les spécificités de chacun et évaluer leur rôle dans la mondialisation.
Pour faciliter la comparaison, on s’appuiera sur des modèles spatio-temporels et sur l’analyse des dynamiques qui les caractérisent. Il faut d’abord préciser le cadre conceptuel de la comparaison. Qu’entend-on par peuple-monde de la longue durée ?
La notion de peuple-monde de la longue durée Il s’agit de peuples [2] qui ont occupé et dominé politiquement ou culturellement, pendant une grande partie de leur histoire, de vastes espaces, de dimensions continentales ou subcontinentales, avec une profondeur historique de plus de deux millénaires. Ces peuples ont créé de grandes civilisations. Ils ont été pendant une ou plusieurs périodes à la tête d’empires, plus ou moins éphémères.
Ils ont constitué, au xixe ou au xxe siècle, un ou plusieurs États-nations, ainsi que, depuis plusieurs siècles et en particulier au cours des deux derniers, une diaspora mondiale s’étendant sur des espaces proches par voie continentale et maritime, puis sur des espaces plus lointains, dans les grands pays industrialisés d’Europe et du Nouveau Monde, voire en Afrique et en Amérique latine. Outre cette diaspora, ils ont constitué au fil des siècles une aire d’influence culturelle, le plus souvent à la périphérie de leur aire centrale. Il s’agit d’une zone d’influence ancienne dans laquelle le peuple-monde [3] concerné possède un ancrage culturel fort qu’il peut, lorsque les circonstances historiques s’y prêtent, faire rejouer sur un autre plan, politique ou économique. C’est un vaste arrière-pays du type aire de civilisation : l’Asie du Sud-Est et le Tibet pour l’Inde, l’Asie du Sud-Est et la Corée pour la Chine, les Balkans et la mer Noire pour les Grecs.
Ces peuples-monde s’appuient donc sur un espace tripartite :
•un espace central de concentration démographique et politique du peuple, doté aujourd’hui d’un ou plusieurs États-nations ;
•une aire culturelle pouvant facilement devenir ou redevenir une zone d’influence politique, économique, etc. ;
•une diaspora à l’échelle mondiale, à deux anneaux de croissance.
Une caractéristique essentielle de ces peuples est une affirmation identitaire très forte, l’existence d’un noyau dur identitaire qui a permis une continuité exceptionnelle sur la longue durée, malgré les diverses discontinuités et bifurcations qui se sont manifestées au cours de leur très longue histoire. Une langue et une écriture, allant de pair avec une tradition littéraire et artistique très ancienne, se combinent avec une grande place donnée à l’éducation et au savoir.
L’autre composante de ce noyau dur est constituée par une structure sociopolitique très forte traversant la longue durée, à la base de la survie du peuple concerné : kinotismos, le regroupement en communautés des Grecs, sanskritisation des Indiens, l’articulation varnas-jatis structurée par la force d’attraction des castes supérieures servant de modèle, confucianisme impérial et clanisme des Chinois au sein d’une organisation sociale patrilinéaire (lien État-culture-patriarcat).
Ces trois peuples ont également pour caractéristique commune de s’être trouvés depuis près de deux siècles en position périphérique par rapport aux centres des économies-monde (au sens de Wallerstein et Braudel, 1979) occidentales, même s’ils ont été eux-mêmes centres d’économies-monde à des périodes antérieures. Ils partagent la conscience d’avoir été à un ou plusieurs moments de leur longue histoire un centre de rayonnement, créateur d’une grande civilisation à visée universelle, alors qu’ils ont été ensuite et jusqu’à une période récente dominés ou minorisés par les puissances occidentales. L’existence d’une diaspora prolétaire datant de la fin du xixe et du début du xxe siècle, mise en place dans un contexte colonial (Empire britannique principalement), en témoigne. Le contraste entre la gloire passée et la modestie de la situation présente les a caractérisés au long du xxe siècle, même si un redressement économique, culturel et politique s’est manifesté chez eux à la fin du xxe siècle. Les Juifs sont également un peuple de la longue durée avec une diaspora mondiale, mais ils n’ont jamais eu jusqu’à une époque très récente un État impérial, ni de ce fait une aire culturelle étendue qui soit propre à leur civilisation, même si le rayonnement de celle-ci est mondial. Leur modèle spatial est trop différent pour être comparé à celui des trois précédents. Quant aux Britanniques ou Anglo-Saxons, Espagnols, Portugais ou Japonais, qui sont également des peuples-monde, leur dispersion et leurs dominations sont liées aux phénomènes de colonisations modernes et contemporains et n’ont pas une profondeur historique comparable. La comparaison avec les Grecs, Indiens et Chinois n’a pas autant de sens
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http://www.cairn.info/revue-espace-geog…
Analyse tres interessante et tres bien argumentee
Ce passage est tres explicite de la reussite des grecs de la diaspora qui peut etre fatale a long terme a leur hellenisme
Le fait que la diaspora hellénique, comme les diasporas indienne ou chinoise, soit en grand nombre dans des pays anglo-saxons du Nouveau Monde ou de l’ancien Empire britannique peut être considéré comme un avantage à l’heure de la mondialisation. L’anglais, langue principale de la mondialisation, est également la langue des élites de ces trois peuples-monde. Cela facilite le développement de réseaux de communications et d’échanges de toutes sortes entre les communautés qui se trouvent au cœur de pays riches et influents (multipolarité).
[b]Les Grecs américains ou australiens ont pu accéder par la voie électorale à des postes de responsabilité politique au plus haut niveau (parlementaires, maires de grandes villes, candidats aux élections présidentielles américaines et même poste de vice-président). Il n’en est pas de même jusqu’à présent pour les Indiens ou les Chinois, encore victimes d’un racisme relatif, de sorte qu’à l’exception du Canada, ils ne sont pas pleinement admis dans l’élite politique de ces pays. Mais cette identité européenne « blanche » des Grecs, qui facilite une telle intégration au sommet de la hiérarchie sociale, peut aussi devenir un inconvénient pour la conservation de l’identité à cause du danger d’assimilation. La conservation de la langue est très difficile, sinon impossible, à la troisième génération et au-delà. La conservation de l’identité grecque par la culture et la religion orthodoxe est le principal défi des prochaines décennies pour cette diaspora grecque du Nouveau Monde et de l’Europe occidentale [21]. Le courant migratoire, qui apportait de façon continue un sang neuf à la diaspora grecque un peu partout dans le monde, est tari depuis qu’à la fin du xxe siècle la Grèce est devenue un pays d’immigration plutôt que d’émigration[/b]. Ce problème n’existe ni pour les Chinois, ni pour les Indiens dont les réserves démographiques dans les territoires d’origine sont encore très grandes.
Ta leme