LIVRE I
L' histoire nous représente les premiers grecs comme des hommes errans de contrées en contrées, qui n' étoient liés par aucun commerce, et qui se défiant les uns des autres, ne marchoient qu' armés ; tels sont encore les sauvages d' Amérique, que la fréquentation des européens n' a pas civilisés. La violence décidoit de tout parmi eux, et les plus forts opprimoient les plus foibles ; tous ces peuples ne vivant que de rapine ; aucun d' eux ne cultivoit la terre, et on se gardoit d' amasser des richesses qu' il eû fallu défendre contre des ravisseurs qu' elles auroient rendus plus entreprenans. Quelques maux que se fissent les grecs, ils n' étoient pas cependant eux mêmes leurs plus grands ennemis ; au rapport des historiens ; les habitans des isles voisines, encore plus barbares, faisoient des descentes fréquentes sur les côtes de la Grece ; ils y ravageoient tout, et souvent la passion de piller, ou plutôt de faire le dégat, les portoit jusques dans l' intérieur du pays.
Quelques écrivains ont voulu remonter au delà de ces siecles de barbarie, et Dicéarque qui selon Porphyre, est de tous les philosophes celui qui a peint les premieres moeurs des grecs avec plus de fidélité, en fait des sages qui menoient une vie tranquile et innocente, en même tems que la terre attentive à leurs besoins, prodiguoit ses fruits sans culture. Cet âge d' or qui n' auroit jamais dû être qu' une rêverie des poëtes, étoit un dogme de l' ancienne philosophie. Platon établit l' empire de la justice chez les premiers hommes : mais on sait aujourd' hui ce qu' il faut penser de ces lits de verdure, de ces couronnes de fleurs, de ces concerts, de ce doux loisir qui faisoient le charme d' une société où les passions étoient inconnues.
La Grece fut delivrée sous le regne du second Minos, d' une partie des maux dont elle étoit affligée.
Depuis que l' ayeul de ce prince avoit appris aux crétois à être heureux, en obéissant à des lois, dont toute l' antiquité a admiré la sagesse, la Crete enorgueillie n' avoit pû se défendre de mépriser ses voisins ; et le sentiment de ses forces et de sa supériorité lui avoit donné de l' ambition. Minos second, plus ambitieux encore que son peuple, mit à profit ces dispositions ; il construisit des barques, exerça ses sujets au pilotage, conquit les isles voisines de la Crete, et y établit des colonies.
Interéssé à entretenir la communication libre entre les différentes parties de ses états, il purgea la mer des pirates qui l' infestoient, et le bonheur qu' il procura à ses sujets, en devint un pour la Grece même. Peut-être que ce premier avantage donna aux grecs l' idée d' un plus grand bien : mais soit que la crainte seule réunît enfin plusieurs familles, et que pour se mettre à l' abri de toute insulte, elle leur ait appris à fortifier les avenues de leurs demeures ; soit que cette sage invention fût un bienfait de quelqu' un de ces demi-dieux, si communs dans les temps de barbarie, le pillage devint un exercice plus difficile et plus dangereux.
Les brigands trompés dans leurs espérances, compterent moins sur leurs forces, et se trouvant souvent sans ressources, la nécessité les obligea enfin de pourvoir à leur subsistance par le travail de leurs mains ; ils s' attacherent à une contrée ; tous les grecs eurent des demeures fixes, et cette nouvelle situation leur donna un nouveau génie.
Les athéniens, dit Thucidide, renoncerent les premiers à la vie errante. Comme l' Attique étoit un pays stérile, les grecs qui s' y réfugierent furent moins exposés aux incursions des étrangers. Leur pauvreté leur valut un repos qui attira parmi eux de nouveaux habitans. Leurs passions en se developpant, donnerent naissance à l' industrie et aux lois, et leurs connoissances qui se multiplierent avec leurs besoins, se répandirent de proche en proche dans toute la Grece.