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Lettre envoyée à la revue Archeologia à propos d'un article sur Chypre

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Soumis par Panos le

A l'attention de la rédaction du magazine "Archéologia"

Messieurs,

Je fais suite à votre article sur la dévastation du patrimoine au nord de Chypre (n°423).

Je voudrais attirer votre attention sur une omission et une inexactitude, relevés dans cet article. Je voudrais enfin éclairer les raisons de cette dévastation et insister sur la nécessité, pour les archéologues, de respecter le cadre légal de la République de Chypre quelle que soit leur impatience de travailler sur le patrimoine de Chypre.

L'omission est de taille : vous avez oublié de parler de la République de Chypre. La République de Chypre, possède un remarquable service de préservation des sites archéologiques, qui protégeait le patrimoine avant l'épuration ethnique provoquée par l'armée turque en 1974 ; à l'époque, le gouvernement de la République de Chypre contrôlait encore toute l'île. Et c’est aujourd’hui la seule autorité légale de l’île en la matière.

C'est une omission grave que de n'avoir pas interrogé ces services de la République de Chypre membre de l‘Union européenne, et de n’avoir laissé la parole qu’au professeur turc Özgünel qui déclare vertement que « Chypre appartient [aux Turcs] » (page 52). Quelle et la place de propos chauvins, irrédentistes et nationalistes dans une revue archéologique ?

Je vous rappelle que tous les Chypriotes, sans distinction ethnique, sont citoyens de la République de Chypre, y compris les Chypriotes turcs vivant au nord, et il est évident que toute fouille qui se ferait sans l'aval des autorités de la République de Chypre est illégale. Tandis que les Chypriotes grecs n'ont aucun droit au nord, qu'ils ne peuvent visiter que comme touristes alors qu'ils y étaient majoritaires avant 1974, les Chypriotes turcs sont considérés, par le gouvernement de la République de Chypre comme des citoyens chypriotes à part entière. Des étudiant chypriotes turcs fréquentent l’université de Nicosie (qui dépend de la République de Chypre) ; celle-ci possède un département archéologique. Au lieu de vous rapprocher de celle-ci vous n’avez interrogé que des professeurs de l’université de « Famagouste » qui n'a pas d’existence légale et je trouve cela discutable.

Par ailleurs, l'inexactitude retrouvée dans votre article concerne la façon dont vous avez présenté la TMT, la milice séparatiste chypriote turque (créée par les services spéciaux de l'armée turque dans les années 50): vous la présentez comme une organisation défendant les Chypriotes turcs contre des exactions du mouvement grec EOKA. Je sais qu’Archéologie n’est pas un magazine d’histoire contemporaine ; mais dès lors que vous avez abordé la question, il me paraît indispensable de souligner qu’au contraire, le premier massacre intercommunautaire de l'histoire contemporaine de Chypre a justement été commis par la TMT, en 1958, dans le village de Kioneli, entraînant la violence interethnique. Jusqu'à cette date, l'EOKA ne s'en prenait qu'aux forces britanniques et à certains de leurs auxiliaires chypriotes turcs. Il faut tout de même rappeler que les Chypriotes grecs, sans réel appui de la Grèce, se sont révoltés contre l'empire colonial Britanniques, refusant d'être les seuls européens à "bénéficier" du statut de colonie de la couronne; et que les Britanniques ne trouvèrent rien de mieux à faire pour préserver la paix civile, qu'à employer des auxiliaires chypriotes turcs pour les basses oeuvres - en qualité de forces anti-émeutes ou tortionnaires bilingues pour mater les insoumis chypriotes grecs.

Enfin, Il aurait été intéressant de comparer la situation du nord à celle du sud, où les mosquées sont parfaitement entretenues, de même que les cimetières chypriotes turcs et tous les sites archéologiques. La raison en est simple : au nord, vit une population majoritairement composée de colons implantés par la Turquie après 1974, qui ne sentent pas que l'histoire de cette partie de l'île soit la leur. Avant 1974, le nord de Chypre était peuplé à plus de 80% de Chypriotes grecs et ce patrimoine était indissociable de leur identité, et préservé en tant que tel.

C'est la raison pour laquelle j'exprime les plus expresses réserves sur des fouilles qui auraient lieu en l'état actuel des choses au nord de Chypre : songez que le moindre lopin de terre pouvant abriter des vestiges archéologiques est la propriété d'un Chypriote grec spolié après l’épuration ethnique. La cour européenne des droits de l'homme a reconnu le droit de propriété des Chypriotes grecs sur leurs propriétés du nord de l'île (c'est à dire à peu près 80% de toutes les terres, maisons, immeubles, etc. du nord), et tout ce qui se fait au nord de Chypre se fait sur terre spoliée.

Les archéologues sont aussi des citoyens et se doivent, a fortiori s’ils sont européens, d’agir dans un cadre légal; je suis moi-même en partie originaire de la région de Morphou, à proximité de Soli ; l'église du village de mon père a été bâtie sur un temple grec d'Appolon et je considérerais comme inadmissible qu'un archéologue français se permette d'y entreprendre une fouille en tout illégalité, sans l'aval des services de la République de Chypre, alors que la question de la propriété n’a pas été réglée et que ma famille n'a toujours pas possibilité de jouir des terres dont elle a été spoliée brutalement du jour au lendemain, fuyant l'avancée et les exactions de l'armée turque.

Voilà quelles étaient les remarques que je souhaitais soumettre à votre réflexion.

Je me permets de solliciter que vous publiiez ce courrier, dans le cadre de ce que je considère comme un droit de réponse.

Vous souhaitant bonne continuation, veuillez agréer mes meilleures salutations.

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