Il ny a pas que lAutriche qui bloque lentrée en négociation de la Turquie. Quatre dossiers brûlants - du génocide arménien à la question kurde - sont également posés comme préalable à toute adhésion par nombre de responsables européens. Tour dhorizon.
Laure Marchand
Publié le 03 octobre 2005
Génocide arménien, le mot tabou. Lors de la Première Guerre mondiale, le génocide arménien aurait fait 1,5 million de morts selon la diaspora arménienne. L'histoire officielle turque concède tout au plus 300 000 morts au cours de «massacres». Les nationalistes inversent même les rôles en affirmant que les Arméniens ont commis un génocide contre les Turcs. Réclamer la reconnaissance du génocide arménien est passible d'une peine de prison. L'écrivain Orhan
Pamuk sera ainsi jugé en décembre pour l'avoir dénoncé dans un journal suisse.
Hier, à Ankara. © DR
La version officielle commence cependant à vaciller. Après avoir été interdite par la justice, une conférence s'est finalement tenue la semaine dernière à Istanbul, avec le soutien du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. Les universitaires turcs ont pu évoquer le génocide librement.
Chypre, le sujet qui fâche. La susceptibilité des Turcs sur le «problème chypriote» est telle qu'ils pourraient claquer la porte des négociations. Ankara refuse de reconnaître Chypre et ne veut pas entretenir de liaisons aériennes ou maritimes. L'armée turque a envahi la partie nord de l'île en 1974, en réaction à une tentative de coup d'Etat de l'extrême droite grecque. Trente mille soldats y stationnent toujours. En 2004, Chypriotes turcs et grecs se sont prononcés par référendum sur le plan de paix de l'ONU qui prévoyait la réunification de l'île. La partie turque a massivement voté pour. Les Grecs l'ont rejeté. La Turquie considère que c'est au tour de Chypre de faire un effort pour sortir de l'impasse.
Les Kurdes, la menace intérieure. Le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a reconnu cet été l'existence «d'un problème kurde» et que la solution passait par plus de démocratie dans la région du sud-est, particulièrement déshéritée. Ce discours politique est une première. De 1985 à 1999, la guerre civile entre les séparatistes kurdes du PKK et l'armée a fait 37 000 morts. Une fraction du PKK a repris les armes en juin 2004. Bombes, routes minées, voies ferrées plastiquées: les accrochages avec les militaires se sont multipliés et plus de cent morts sont à déplorer dans les deux camps.
Les orthodoxes, persona non grata. En septembre, la Turquie a convié le pape pour une visite en 2006. Il s'agissait de court-circuiter Bartolomée Ier, le patriarche orthodoxe de Constantinople, qui avait invité Benoît XVI à Istanbul le 30 novembre prochain. L'Etat a ainsi réussi à empêcher le chef spirituel de l'Eglise orthodoxe de jouer un rôle de premier plan. A la fin de la guerre gréco-turque en 1923, les deux pays ont procédé à un échange de leur minorité religieuse respective: les orthodoxes de Turquie et les musulmans de Grèce. Les orthodoxes qui sont restés en Turquie ont été longtemps opprimés. Ils ne sont plus que 2000 aujourd'hui et leur situation s'est améliorée. Mais ils n'ont toujours pas le droit de former leurs prêtres. Le patriarcat réclame en vain la réouverture d'un séminaire fermé depuis 1971.
Hier soir, les 25 ministres des Affaires étrangères de l'UE se sont mis à table, pour mieux convaincre l'Autriche de lever son veto à l'ouverture des négociations d'adhésion, prévue pour aujourd'hui. L'humeur était à la bonne volonté mutuelle.
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Négociations très longues
«Ce sera long et difficile», déclarait en août dans une tribune libre du Monde Olli Rehn. «Il s'agit d'un processus ouvert, et non d'un chèque en blanc», insistait le commissaire responsable de l'élargissement, qui estimait qu'il fallait «donner enfin sa chance à la Turquie». Le jeune commissaire finlandais - 43 ans - qui dirigera les négociations avec Ankara est tout à fait favorable à l'entrée dans l'UE du grand pays musulman. Né dans un village proche de la frontière russe, Olli Rehn a fait des études de sciences politiques et d'économie à Helsinki, dans le Minnesota et à Oxford. S'il connaît la politique, le Finlandais doit maintenant démontrer ses talents de négociateur. Les péripéties qui ont précédé l'ouverture des négociations ne sont qu'un avant-goût des futures discussions
Les portes vont assurément claquer plus d'une fois!
Le contexte étant délicat - une majorité d'Européens se déclare hostile à l'arrivée de la Turquie dans l'UE - la Commission, qui sera comme d'habitude chargée de négocier au nom des 25, va s'entourer d'un maximum de précautions. «Nous n'allons pas être plus royalistes que le roi», commente-t-on à Bruxelles. La Commission suivra à la lettre le mandat de négociation, qui définit des règles beaucoup plus sévères que pour les pays de l'Est. Par exemple, un «frein d'urgence» permet de suspendre à tout moment les négociations d'adhésion en cas de violation «grave et persistante» des principes des droits de l'homme.
Même si la Commission veillera à éviter l'enlisement des discussions, le rythme dépendra de la capacité de la Turquie à digérer l'acquis communautaire (80 000 pages). De toute façon, on estime que les négociations devraient durer entre dix et quinze ans. A chaque étape, chacun des Etats membres pourra en outre bloquer le processus en mettant son veto à l'ouverture ou à la clôture des 35 chapitres prévus, ainsi que sur la conclusion finale. «Etant donné que chacune de ces décisions devra être prise à l'unanimité, chaque Etat membre disposera donc, au total, de 71 occasions pour imposer son veto», résume Olli Rehn. Gageons que certains useront de ce pouvoir!