Le voyageur qui s'approche du Pirée ne voit pas l' Athènes moderne, mais ses yeux sont frappés tout d'abord par l'acropole et les ruines gigantesques qui la couronnent. En Grèce, le passé fera toujours tort au présent.
Le Pirée est un village de quatre ou cinq mille âmes, tout en cabarets et en magasins. Une route de sept kilomètres environ le fait communiquer avec la ville. Cette route est entretenue avec quelque soin; cependant elle est horriblement fangeuse en hiver, et poudreuse en été. Elle est bordée, en quelques endroits seulement, de grands peupliers d'une espèce particulière, plus vigoureux, plus amples et plus touffus que les nôtres, et dont la feuille est doublée d'un léger coton. On ne rencontre d' abord que des landes stériles, qui vont se confondre à droite avec les marais de Phalères. A un quart de lieue du Pirée on commence à voir quelques vignes et quelques amandiers; un peu plus loin, la route passe sur un ruisseau imperceptible: Antonio m'avertit que c'était le Céphise. Dès ce moment, la route s'embellit un peu; elle longe un bois d'oliviers qui faisait autrefois le tour de la ville, mais que la guerre de l'indépendance et l'hiver rigoureux de 1849 à 1850 ont successivement dévasté. Ces gros arbres au tronc noueux, au pâle et maigre feuillage, sont la seule verdure qu'on aperçoive en hiver dans la plaine d'Athènes. En été, le paysage n'est pas beaucoup plus gai: les figuiers ont beau étaler leurs feuilles larges et puissantes; la vigne, qui rampe à quelques pieds de terre, a beau se charger de feuillage et de fruits: une poussière épaisse, que le vent enlève en gros tourbillons, revêt tous les objets d'une teinte uniforme, et donne à la fertilité même un air désolé. C'est au printemps qu'il faut voir l'Attique dans tout son éclat, quand les anémones, aussi hautes que les tulipes de nos jardins, confondent et varient leurs brillantes couleurs; quand les abeilles descendues de l'Hymette bourdonnent dans les asphodèles; quand les grives babillent dans les oliviers; quand le jeune feuillage n'a pas encore reçu une couche de poussière; que l'herbe, qui doit disparaître à la fin de mai, s'élève verte et drue partout où elle trouve un peu de terre; et que les grandes orges, mêlées de fleurs, ondoient sous la brise de la mer.
Une lumière blanche et éclatante illumine la terre, et fait concevoir à l'imagination cette lumière divine dont les héros sont vêtus dans les champs élysées. L'air est si pur et si transparent qu'il semble qu'on n'ait qu'à étendre la main pour toucher les montagnes les plus éloignées; il transmet si fidèlement tous les sons, qu'on entend la clochette des troupeaux qui passent à une demi-lieue, et le cri des grands aigles qui se perdent dans l'immensité du ciel.
Mais ce ciel si beau est sujet aux caprices les plus étranges. Je me souviens que, le jour de mon arrivée à Athènes, je voulais, avant le déjeuner, gravir le sommet de l'Hymette ; et je fus bien surpris d'apprendre que cette montagne, qui semblait si près de nous, était à plus de deux heures de notre maison: il faisait beau. Vers midi, le vent du sud-ouest se mit à souffler: c'est ce célèbre scirocco, si terrible dans les déserts de l'Afrique, et qui fait sentir son influence non-seulement jusque dans Athènes, mais jusqu'à Rome. L'air s'obscurcit insensiblement; quelques nuages blancs, fouettés de gris, s'amassèrent à l'horizon; les objets devinrent plus ternes, les sons moins clairs; je ne sais quoi d'étouffant semblait peser sur la terre. Je sentais une lassitude inconnue s'emparer de moi et briser mes forces. Le lendemain, c'était le tour du vent du nord ; on le reconnut tout d'abord à sa grande voix, rude et sifflante; il ébranlait les arbres, battait les maisons comme pour les renverser, et surtout il avait emprunté aux neiges de la Thrace une froidure si vive et si piquante, qu'il nous faisait grelotter au coin du feu dans nos manteaux. Heureusement le vent du nord ne souffle pas tous les jours: j'ai passé dans Athènes un hiver où il ne s'est pas montré quinze fois; mais lorsqu'il se déchaîne il est terrible. Le 21 mars 1852, le jour où le printemps commençait sur les almanachs, nous avons été forcés de déjeuner aux lumières, volets clos, rideaux tirés, un grand feu allumé; et nous avions froid. Les Athéniens, en quinze jours de vent du nord, ont tout l'hiver que nous avons en quatre mois.
Cependant le ciel leur épargne la gelée, et ils ne connaissent la neige que de vue. Une fois en vingt ans il a gelé dans la plaine d'Athènes, et le thermomètre est descendu à deux degrés au-dessous de zéro. C'était au mois de janvier 1850, pendant le blocus de l'amiral Parker: la neige et la guerre, deux terribles fléaux, s'abattaient à la fois sur ce malheureux pays. En une nuit, les animaux et les arbres périrent par milliers: ni les arbres ni les animaux n'étaient endurcis au froid.
Athènes est peut-être la ville de Grèce où il pleut le plus rarement; il ne faut donc pas s'étonner si l'Attique est plus sèche que la Laconie, l'Argolide ou la Béotie. La campagne de Sparte nourrit une végétation vigoureuse comme le peuple lacédémonien; la plaine d' Argos, riche sans élégance, a dans son insolente fécondité je ne sais quoi de superbement vulgaire qui rappelle le faste d'Agamemnon; il y a quelque chose de béotien dans la grasse fertilité des marais voisins de Thèbes; la plaine d' Athènes est élégante dans tous ses aspects, délicate dans toutes ses lignes, pleine d' une distinction un peu sèche et d'une élégance un peu maigre, comme le peuple si fin et si gracieux qu'elle a nourri.
La Grèce est un pays mal sain; les plaines fertiles, les âpres rochers, les plages riantes, tout recèle la fièvre: en respirant sous les orangers un air embaumé, on s'empoisonne; on dirait que dans ce vieil Orient l'air même tombe en décomposition. Le printemps et l'automne produisent dans tout le pays des fièvres périodiques. Les enfants en meurent, les hommes en souffrent. Il faudrait quelques millions pour dessécher les marais, assainir le pays et sauver tout un peuple. Heureusement la race grecque est si nerveuse que la fièvre ne tue que les petits enfants: les hommes ont quelques accès au printemps; ils coupent la fièvre, et ils l'oublient jusqu'à l'automne.
Iv.
Si l'on arrive sans peine aux bords du Céphise et de l'Illissus, il est moins facile de pénétrer dans le coeur du pays; et cette merveilleuse compagnie des messageries impériales, malgré tout son bon vouloir, ne saurait vous transporter ni à Sparte ni à Thèbes; aussi la plupart des étrangers se contentent de voir l'Attique, et jugent la terre de Grèce d'après la campagne d'Athènes. Je les plains: ils ne connaissent pas les fatigues enivrantes et les dégoûts délicieux d'une longue course à travers cet étrange pays. C'est au printemps et à l'automne qu'il faut se mettre en route, quand les torrents sont à sec. Le mois de mai et le mois d'octobre sont les plus favorables; en juin il serait trop tard, en septembre il serait trop tôt: à courir les chemins sous le soleil de l'été, vous risqueriez votre vie, ou tout au moins votre raison.
Egine,...