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Le mouchoir rouge (suite,3)

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Soumis par Thomas Efthymiou le

[i] En 1835, les charmes de cette belle, absolument noyés dans les exagérations d'une santé exubérante, n'existaient plus qu'en souvenir dans l'âme fidèle de son heureux amant; mais Sophie était devenue adorable, et une Vénus antique n'était pas mieux faite. Elle avait les yeux de sa mère avec le feu sombre qui manquait à ceux-là; beaucoup de calme, mais quelque chose sous son silence; un nez aquilin, qui avec le temps devint un peu trop courbé, mais dont on était contraint d'admirer la noblesse; des pieds, des mains à faire crier au miracle, et des dents comme deux fils de perles. Sa mère la regardait avec assez de complaisance; son père Palazzi empruntait de l'argent à Jérôme pour être en état de ne lui rien refuser, et Jérôme, son parrain, restait en contemplation devant elle pendant des heures entières, livré à une sorte d'adoration extatique.
Cette félicité était de nature à se prolonger éternellement, quand un accident vint la troubler. Toute la bonne compagnie d'Argostoli et les officiers anglais fréquentaient le salon de la comtesse Palazzi. Chaque soir on y faisait le whist, et quelquefois les jeunes gens y dansaient; d'autres fois encore ils y jouaient à une quantité de jeux innocents, où l'on se parle bas à l'oreille, et d'ordinaire l'hiver ne finissait pas sans quelques mariages. Un soir, Jérôme Lanza était particulièrement de bonne humeur, presque gai ; il venait d'avancer à trois lieutenants leur solde du mois; on était au 24, et naturellement c'était un acte d'obligeance dont il se savait gré. Il l'accomplissait souvent; la garnison le connaissait bien ; tout le monde y gagnait, lui surtout. Il se sentait donc le coeur dilaté, quand son regard tomba par hasard sur un groupe déjeunes gens, dont l'un lui parut considérer avec une attention soutenue sa chère Sophie.
C'était un grand garçon, mince et de tournure distinguée. Ses yeux trahissaient, malgré lui, la préoccupation la plus tendre. C'en était assez pour que le vieux comte prît garde; mais tout à coup il pâlit légèrement, ses lèvres minces se serrèrent, il lui passa comme un nuage au-dessus du cerveau.
- Quel est ce charmant jeune homme? demanda-t-il d'un air gracieux au chevalier Alexandre Paléocappa, qui se bourrait le nez de tabac à côté de lui.
- Ne le connaissez-vous pas? C'est Gérasime Delfini, le fils de Catherine Delfini, si ravissante il y a quinze ans, qui faisait les beaux jours de Zante,- et avec qui notre ancien ami César Tsalla a été si lié. Vous vous souvenez bien de César Tsalla, pauvre diable! dit en terminant l'imbécile. Et il s'enveloppa le visage dans un immense mouchoir de coton bleu pour étouffer, mais trop tard, le plus sonore des éternuements.
Pendant que ce bout de conversation avait lieu, Gérasime Delfini s'était mis au piano et chantait un air du poète et musicien zantiote Solomo, d'une voix qui parut à Jérôme Lanza produire l'impression la plus vive sur la belle Sophie. D'un regard qui ne pouvait pas se tromper, il aperçut en quelque sorte le coeur même de sa filleule, il le vit battre, il en compta les palpitations précipitées. Sans qu'elle s'en aperçût, tant elle était absorbée, ce regard, le plus incisif et le plus aigu de tous les regards, entra dans ses yeux, et y trouva et y vit des larmes et s'y brûla; il entra dans cette tête charmante, que l'aile de la passion touchait et courbait légèrement du côté de la voix séductrice ; il y découvrit, il y saisit en flagrant délit d'existence ce monde de pensées que l'amour demande et que la jeunesse tient toutes prêtes.
Enfin, il acquit la conviction absolue que Gérasime aimait Sophie, et que Sophie le lui rendait de tout son coeur.
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