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Le mouchoir rouge (suite et fin)

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Soumis par Thomas Efthymiou le

« Ah ! C’est comme ça ! pensa Gérasime. Eh bien! Nous allons voir! »
L'idée de recevoir quelques pouces d'acier dans le corps lui donna de l'activité. Le soir même, il était parti pour l'Acarnanie, et quelques jours après il dînait paisiblement dans une maison de Missolonghi avec Yoryi, dont il était venu prendre les bons conseils. Ce n'est pas qu'il eût eu besoin de se déranger pour ce qu'il avait à faire. Grâce au ciel, à Zante, à Céphalonie, dans toutes les îles, il lui eût été facile, et je crois qu'il le sera toujours à tout le monde, de trouver de braves garçons prêts a faire le chemin libre à leurs amis pour des prix raisonnables. Mais il lui avait été commandé de remettre le mouchoir rouge à Yoryi ; il crut devoir suivre ses instructions à la lettre.
Quand l'amoureux eut raconté à cet excellent homme ce dont il s'agissait et qu'il lui eut fait confidence entière de sa situation, Yoryi fit un geste de surprise que Gérasime remarqua, et dont il lui demanda la raison.
—La raison? Vous n'avez pas trop besoin de la savoir, lui répondit son confident. Je puis seulement vous dire qu'il y a dans la vie des choses très-extraordinaires. Il m'est arrivé, il y a une quinzaine d'années, de travailler avec le vieux Apostolaki et quatre ou cinq autres camarades pour M. le comte Lanza, qui même nous paya bien, je le dis à sa louange ; et maintenant Apostolaki est tout à fait hors de service et deux de nos associés ont été pendus par les Anglais, ce qui fut dommage, et voilà que je m'en vais m'occuper du comte Lanza, et pour qui? Pour vous! C'est singulier; mais il paraît qu'il y a une justice, bien que ce ne soit pas mon affaire.
Il n'en voulut pas dire davantage sur ce point, et passa immédiatement, en homme pratique qu'il était, à l'examen et à la discussion des moyens d'accomplir de la façon la plus satisfaisante la mission dont Gérasime lui faisait l'honneur de le charger.
A une semaine de là, c'était dans la nuit du lundi au mardi, et il pouvait être minuit à peu près, le comte Jérôme Lanza, précédé d'une servante portant un fallot, tournait une petite rue étroite par laquelle il passait d'ordinaire lorsque , revenant de chez madame Palazzi, il regagnait sa demeure, quand il se vit subitement entouré par cinq hommes, dont quatre étaient ou lui parurent de très-haute taille, et il fut tout d'abord terrassé par un coup violent sur l'épaule; presque immédiatement il en reçut un second, puis un troisième, et au moment où il distinguait une figure plus mince que les autres, mais couverte d'un voile, qui se penchait sur lui, il s'évanouit complètement.
La petite servante eut sa lanterne, cassée; mais elle avait eu l'instinct de pousser des cris affreux ; quelques fenêtres s'ouvrirent ; en voyant ce dont il s'agissait, personne ne se pressa notablement d'intervenir; mais enfin les assassins ayant disparu, on se risqua, on alla chercher la garde, le policeman fut averti, il vint avec son camarade. On courut prévenir le commissaire anglais; on réveilla madame Palazzi, qui marqua beaucoup d'étonnement et versa d'abondantes larmes avant de se décider à se mettre en route avec sa fille; Palazzi serait bien accouru de suite, mais on ne put le trouver nulle part; ce ne fut que le lendemain qu'il apprit cet événement en revenant d'une partie de campagne.
Le vieux comte était étendu dans son lit, la tête cassée, les bras et les jambes fracturés en plusieurs endroits, et un beau coup de poignard au travers du corps. On avait ramassé sur les lieux une sorte de massue en bois noueux, garnie de gros clous la pointe en l'air. Le juge présuma et le greffier consigna dans son procès-verbal que les meurtriers avaient fait usage de cet engin de destruction sur la personne du malheureux Jérôme. Il le pensa également, donna d'une voix faible plusieurs renseignements; mais quand on lui demanda s'il avait reconnu ses assassins, il répondit qu'il n'avait distingué personne, et on ne put le tirer d'un mutisme absolu sur cette question, cependant intéressante. Il est d'usage en pareil cas que les gens maltraités pèchent plutôt par excès que par faute de soupçons; ils soupçonnent tout le monde, et, si on les en croyait, on arrêterait toute une ville. Le vieux Lanza fit exception à la règle, et se refusa à désigner qui que ce fût, ce qui parut extraordinaire. Les médecins déclarèrent qu'il était atteint mortellement, et que ce serait beaucoup s'il vivait quelques heures encore. On se décida à le laisser tranquille.
Quand il se vit seul avec madame Palazzi et Sophie, qui pleuraient à sanglots sans s'arrêter, le comte dit à son amie ;
— Ma chère, c'est Gérasime qui me tue. Je l'ai reconnu au moment où il se penchait sur moi, bien qu'il eût un voile sur la figure. Je ne veux pas que la justice se mêle de cette affaire-là, qui ne la regarde pas; mais, au contraire, si l'on venait à trouver quelques traces compromettantes, vous allez me jurer de faire tous vos efforts pour innocenter Gérasime. Vous direz, sous serment, que vous savez son innocence. Puis vous prendrez dans ma maison, que je laisse à Sophie, autant d'argent qu'il vous en faudra pour que Gérasime soit tué à son tour, à la même place où il m'a fait tomber, et de la même manière, et avec des massues toutes pareilles... J'aimerais bien qu'il reçût du même couteau à travers le corps.
Pendant l'expression de ce désir bien naturel, madame Palazzi redoubla ses pleurs et ses gémissements. Les parents arrivèrent, les prêtres les suivirent, la ville entière stationnait dans la rue, et le vieux Jérôme rendit l'âme sans avoir voulu embrasser ni sa chère Caroline, ni son adorable Sophie; il est évident qu'une seule pensée l'occupait, c'était le désir ardent de se voir rejoint par Gérasime de la façon dont il avait ordonné les choses
L'enterrement fut splendide. Le métropolitain officia lui-même en grand costume, et tous
les papas lui firent escorte, venus des différentes paroisses de la ville ; le commissaire britannique prononça un discours en anglais, dans lequel il rendit justice aux qualités politiques du défunt, constamment dévoué à la cause de l'ordre et de la religion ; le président du comité philhellénique parla à son tour en grec moderne, pour célébrer les généreux efforts du comte en faveur de la cause de l'indépendance; mais il ne spécifia que de nobles aspirations. Le maire, dans un discours italien, pleura sur la ville de ce qu'elle avait perdu un membre aussi éclairé de son conseil municipal, et rappela les progrès que le comte Lanza avait fait faire dans toute l'Europe à la science économique, quand il traduisit du français, il y avait trente ans, une brochure sur la liberté du commerce des grains; enfin l'administrateur du collège, dans un discours en grec ancien du plus pur attique, mais auquel personne ne comprit un seul mot, vanta le génie littéraire de cet éminent comte Lanza, qui avait traduit dans sa jeunesse le roman français aussi, la Dot de Suzette, de l'éminent et illustre M. Fiévée, en langage romaïque corrigé, ce qui avait fait considérablement avancer tout l'Orient chrétien dans les voies de la civilisation.
Ces discours durèrent huit heures consécutives, après quoi chacun regagna son logis. La justice fit les recherches les plus habiles et les mieux dirigées, mais elle ne découvrit quoi que
ce fût. Quand, elle essaya de savoir si le comte Lanza avait quelque ennemi déclaré qui eût intérêt à le faire disparaître, elle ne trouva personne ; le comte Lanza n'avait pas un seul ennemi ; mais quand elle poussa ses investigations jusqu'à vouloir apprendre s'il était aimé, elle s'aperçut qu'il était détesté universellement, et cette contradiction flagrante brouillant toutes ses cartes, elle fut bientôt obligée de lâcher prise, de s'avouer vaincue ; et ce ne fut plus que pour la forme et afin de couvrir sa retraite plus honorablement qu'elle afficha encore pendant quelque temps de s'occuper d'une affaire où, tout d'abord, elle avait compris qu'elle ne comprendrait jamais rien.
Gérasime Delfini , absent de Céphalonie depuis un mois au moins avant l'assassinat du comte, reparut deux mois après , revenant de Naples, dont il raconta des merveilles et où il s'était beaucoup amusé. Sophie, toujours très-occupée à broder son chien vert, dit à sa mère :
- Maman, est-ce que vous n'inviterez pas M. Delfini à venir vous voir?
Madame Palazzi fit entendre une sorte de gémissement :
— Mais tu sais bien, mon enfant, murmura-t-elle, ce que ton parrain m'a dit?
- Est-ce que vous croyez cela? demanda Sophie avec sa candeur habituelle, mais en arrêtant sur sa mère un regard dont la fixité étonnait toujours. Est-ce que vous croyez cela? N'a-t-on pas raconté autrefois des histoires terribles contre mon parrain à propos du comte Tsalla ?
— Pauvre Tsalla! murmura la comtesse; et, ce qui ne fût jamais arrivé du vivant de Jérôme Lanza, elle passa son mouchoir sur ses yeux, qui, en effet, contenaient quelques larmes.
— Est-ce que vous croyez que mon parrain avait fait assassiner le comte Tsalla?
— Mon enfant, dit la comtesse, ce sont de ces choses dont il ne faut jamais parler. Tu es jeune et tu ne sais pas... Jérôme était incapable certainement de rien faire de semblable, et je ne crois pas non plus que Gérasime... Je te jure que je n'ai rien contre ce dernier; si seulement il voulait ressembler un peu moins à sa mère, cette madame Delfini qui ne valait pas grand'chose, je t'assure ; et comme je l'ai dit quelquefois au pauvre Tsalla, il avait bien tort de s'encanailler avec des créatures pareilles. Mais enfin, je te jure que j'ai pour Gérasime beaucoup d'amitié, et si tu ne crois pas que ce soit manquer à la mémoire de ton parrain, il me semble que je peux bien le recevoir. Quelques semaines après, Gérasime épousait Sophie; ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.

Athènes, 25 mai 1868

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