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Le mouchoir rouge. (suite, 2)

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Soumis par Thomas Efthymiou le

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Jérôme Lanza montra dans ces occasions une douceur et une patience égales à sa générosité. Il ne s'emporta jamais contre son ami et se chargea même du fils premier-né, Spiridion, charmant jeune homme, qui, avec le temps , devint l'accessoire indispensable du principal café d'Argostoli, d'où il ne bougeait, et où l'on pouvait le trouver à toute heure en face d'une tasse de café ou d'un verre d'eau. Mais la favorite avouée du comte Jérôme, c'était Sophie Palazzi, de deux ans plus jeune que son frère Chacun savait dans la ville que son parrain ne s'était pas marié en grande partie à cause d’elle, et on la considérait comme son héritière assurée, ce qui n'était pas sans rehausser sensiblement l'éclat de ses perfections aux yeux des gens raisonnables.

La mère de cette jeune merveille, madame Palazzi, avait été très-belle, un peu grasse, un peu lourde, des yeux de gazelle plus doux que vifs et plus vifs qu'intelligents ; mais en somme tout cela constituait une grande beauté à la manière méridionale, et le comte Jérôme n'avait pas eu tort. L'étroite union de ces deux personnes paraissait des plus heureuses. Toutefois, les mauvaises langues assuraient que ce ciel n'était pas, non plus que les autres, exempt d'orages. Il est certain que vers 1825, après de longues années déjà de la plus belle passion de la part des deux amants, les curieux avaient constaté certains faits, dont on ne parlait d'ailleurs qu'avec beaucoup de prudence, et qui, dégagés des exagérations, se réduisaient à peu près à ceci : Il était arrivé de Paris un jeune homme de l'île, qui venait d'y terminer son éducation.
C'était un fort beau garçon; on le nommait le comte César Tsalla; ne vous étonnez pas de tous ces comtes : soit dit en passant, les Vénitiens en avaient peuplé leurs territoires ioniens.
Le comte César avait été formé par une société choisie de ces dames aimables qui accueillaient si bien la jeunesse étrangère à la Grande-Chaumière et ailleurs. Il avait été fort distingué par des personnes sensibles et avait conçu de lui-même une assez bonne opinion. Madame Palazzi lui parut charmante; il ne vit aucune raison de le lui cacher; Jérôme Lanza en témoigna un peu d'humeur ; César n'en devint que plus insistant; madame Palazzi ne laissait pas que de rougir quand elle le rencontrait; était-ce de plaisir, était-ce d'impatience? C'est ce qu'il serait assez difficile dé décider, et peut-être serait-il arrivé de grands troubles dans la maison de Denys Palazzi, qui lui-même commençait à regarder un peu de travers la nouvelle connaissance de sa femme, si tout à coup, subitement, et sans que l'on pût savoir ni comment, ni pourquoi, le beau César disparut.

On s'en étonna. Les Vénitiens étaient gens contenus et prudents, et les descendants de leurs anciens sujets le sont.de même. On fit des observations, mais sous la couverture. Personne ne s'avisa d'aller interroger Jérôme Lanza, dont la physionomie avait repris la plus grande sérénité. On sut d'ailleurs que le comte Tsalla était à Pétersbourg, où il avait pris du service dans les chevaliers-gardes. Cette nouvelle fit beaucoup rire Palazzi, quand on lui en parla au café, et il bouffonna si bel et si bien sur ce sujet, que tous les soupçons revinrent. Ils augmentèrent davantage quand on fit courir le bruit qu'un certain Apostolaki, grand gaillard redouté, qui n'avait d'autre profession que d'accompagner de loin le comte Jérôme dans ses promenades et.de dormir dans sa cour après avoir soupé à sa cuisine, s'était vanté au cabaret d'avoir fait un coup d'autant plus beau que personne n'en saurait jamais rien. Des lettres de Pétersbourg apprirent à qui voulut l'entendre que le comte César n'avait jamais paru dans cette capitale, à plus forte raison que les chevaliers-gardes ne le possédaient pas dans leurs rangs. A force de chuchoter entre Céphaloniotes, on finit par admettre quelques Anglais dans la confidence; d'ailleurs Jérôme. Lanza, comme tous les grands hommes, n'était pas sans compter des ennemis secrets, et finalement, un beau matin, le comte fut invité par le commissaire britannique à venir lui parler.
Les Européens apportent dans leurs affaires une précision qui a toujours paru souverainement ridicule, grossière et répugnante aux Orientaux, et il faut avouer que rien n'est plus désagréable que certaines questions. Cependant le comte Jérôme se tira parfaitement de l'indiscrète insistance du général. Il repoussa avec l'indignation qui convenait à un homme de sa naissance les soupçons odieux jetés sur sa moralité; il défia qu'on pût lui présenter aucune preuve, et en effet il n'y en avait pas ; il parla avec émotion de sa vie consacrée tout entière à faire le bien, et rappela délicatement le dévouement sans bornes dont il avait donné tant de marques au trône de la Grande-Bretagne et d'Irlande. Il conclut, dans une péroraison véhémente, en faisant observer à son grave interlocuteur que ceux qui prétendaient noircir sa réputation appartenaient tous à ce détestable parti d'anarchistes et de démagogues, si répandu alors dans toute l'Europe et qui tendait visiblement, dans les îles Ioniennes, à ébranler l'autorité légitime du lord haut-commissaire. Soit que le fonctionnaire anglais ait été sensible à ce cri de l'honneur méconnu, soit, ce qui est beaucoup plus probable, que, dans l'absence de preuves, il ait été étourdi par les déclamations, les attendrissements, les indignations et le flux de paroles du comte Jérôme, il est sûr qu'il lui serra la main avec effusion, et l'invita h dîner pour le jour même. Quant à Jérôme, il déploya une grandeur d'âme qui lui gagna tous les cœurs. Il fit remettre dix thalaris à une parente éloignée du comte César, dont la position était fort misérable. Il n'en est pas moins vrai qu'on ne sut jamais ce qu'était devenu le trop aimable jeune nomme. La comtesse Caroline Palazzi resta tout aussi placide qu'auparavant, commença à engraisser, devint très-grosse en peu d'années, et persista dans un attachement imperturbable pour le comte Lanza, dont on prétendait qu'elle avait un peu peur.
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