[quote]Pour le penseur italien Alberto Burgio*, les tensions raciales à l’échelle planétaire ont toutes un trait commun: elles permettraient à la mondialisation de résoudre ses contradictions.
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Les différentes expressions du racisme dans le monde ont-elles des sources communes?[/b]
D’abord, il est important de souligner que l’idéologie raciste est un produit de la modernité. Bien entendu, les groupes humains se sont toujours affrontés violemment et l’histoire nous en donne de multiples exemples. Mais ce n’est qu’à l’époque moderne que cette violence a été justifiée par l’idéologie raciste. A mon sens, le lien entre racisme et modernité vient du fait que la modernité – bien qu’elle soit globale et universaliste – est, dans sa pratique – politique, sociale et même militaire –, foncièrement discriminatoire. Cette contradiction est en partie résolue par l’idéologie raciste, qui désigne les groupes à exclure en les taxant de «différents».
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La mondialisation renforce-t-elle ou atténue-t-elle le racisme?[/b]
Il est difficile de porter un jugement général, mais j’ai l’impression qu’à l’heure actuelle elle contribue surtout à l’accroître. La raison est assez simple: la mondialisation est une expression exemplaire du mouvement de la modernité. C’est un processus d’unification du monde, mais qui obéit à des principes hiérarchiques et sélectifs. Par mondialisation, on évoque essentiellement l’unification des marchés monétaires, celle des flux financiers spéculatifs, celle de l’information et de l’organisation de la production. En revanche, on ne parle pas de la circulation des individus. Dès lors, cette contradiction entre libre circulation de l’argent et cloisonnement des hommes doit être justifiée. Cela s’opère au nom de prétendues différences naturelles.
[b]Les flambées de racisme, qu’on observe en Afrique, en Asie et en Europe, ont-elles une même origine?[/b]
Il n’y a jamais deux racismes semblables, puisque leur contexte historique est différent. Cela dit, je crois possible de décrire un mécanisme commun: le racisme se fonde sur le postulat que l’identité d’un groupe est inscrite dans sa nature, donc immuable. On légitime ainsi les discriminations, voire dans les cas extrêmes, les violences ou le génocide. Il est clair qu’en Asie et en Afrique, les phénomènes racistes sont fortement influencés par la mondialisation et s’apparentent en cela au racisme européen et américain. Toutefois certains conflits ethniques graves s’expliquent par l’histoire spécifique de ces continents. Il reste donc nécessaire d’analyser chaque phénomène dans son contexte historique particulier.
[b]Vous insistez aussi sur le rôle du «facteur démographique», particulièrement en Europe…[/b]
Le racisme n’est pas la simple conséquence mécanique d’une pression démographique. Il reste que, pour la première fois depuis 50 ans, les flux migratoires, par leur ampleur, sont devenus un problème majeur à l’échelle mondiale. Si l’immigration Sud-Sud ne fait pas la une des journaux, étant considérée comme un épiphénomène du «nouvel ordre mondial», l’Europe a, en revanche, beaucoup redouté les déplacements massifs de populations à l’occasion du démembrement de la Yougoslavie. Le facteur démographique est devenu une préoccupation majeure chez les gouvernants européens.
Dans mon dernier livre, je développe une analogie entre l’Europe actuelle et celle des années 1930. On retrouve en effet, aujourd’hui, un trait caractéristique de cette période: l’idée que «la cohésion sociale» passe par des déportations de masse, par le déracinement organisé de populations entières et qu’il s’agit d’un volet essentiel de l’action géopolitique.
[b]Des experts vous opposeront que, à la différence des années 1930, les partis extrémistes européens sont en déclin. En France, par exemple, le Front National a perdu de son influence.[/b]
Certes, l’Histoire ne se répète pas. Mais les analogies peuvent nous servir de point de repère: on peut se demander si l’on n’y retrouve pas des phénomènes similaires, susceptibles de nous éclairer sur le présent. J’en discerne trois qui ont été déterminants dans les années 1930 et qui demeurent toujours très présents en ce début du xxie siècle.
En premier lieu, la guerre est à nouveau au cœur de l’Europe, dans les Balkans. Et, une fois de plus, elle est considérée comme une action politique possible par les Européens et les gouvernements occidentaux. Deuxièmement, les flux de population et la protection des frontières sont au premier rang des préoccupations politiques, en particulier celles de l’Union européenne, depuis la mise en application des accords de Schengen, en 1995. Enfin, le racisme est réapparu comme une arme idéologique et la grille de lecture «ethnique» des relations politiques et sociales fait consensus dans les sociétés démocratiques occidentales. Nous le voyons non seulement en Autriche, en Suisse et en Belgique, mais aussi en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France: selon un sondage, réalisé en mars 2000, plus de 60 % des Français admettaient avoir des idées racistes.
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En Grèce et ailleurs, la question de la culture nationale et de sa protection suscite un débat. Est-ce le simple habillage de préjugés racistes?[/b]
Un Grec, comme moi, peut parfaitement comparer ses habitudes alimentaires, son mode de vie, ses goûts – tout ce qui distingue un Grec d’un étranger – sans une once de racisme. Mais tout bascule dès lors qu’on postule que ces différences culturelles sont indépassables, trop significatives pour que des gens puissent vivre ensemble sur un pied d’égalité.
Parlant des immigrants Philippins ou musulmans en Grèce, on entend souvent dire que leur culture n’est pas seulement différente de la nôtre, mais qu’elle les empêche de s’intégrer. A partir de là, leur assimilation dans un pays démocratique, où chacun est censé être égal devant la loi, devient impossible. L’ambiguïté de l’opinion raciste, c’est qu’elle veut bien reconnaître à l’autre certains traits humains essentiels – la culture, la religion, l’histoire, les traditions – mais qu’elle les assimile à des éléments naturels, qui n’évolueront jamais.
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L’exploitation politique du racisme s’accroîtra-t-elle?[/b]
Il est difficile de faire des prévisions. Mais si la mondialisation se poursuit sur une ligne politique «dure» – celle d’une confrontation entre riches et pauvres –, alors nous entrerons dans une zone de tensions et, en particulier, de rejet violent à l’égard de ces immigrants, qui affluent en permanence vers les pays riches. Ces conflits seront aussi récupérés politiquement par la droite et, plus précisément, par les apôtres du racisme «spontané».
Il y a aussi la possibilité, ou plutôt l’espoir, que les dirigeants des nations les plus riches gèrent les tensions entre riches et pauvres de façon moins violente. C’est, malheureusement, l’hypothèse la moins probable. Mais si tel était leur choix, nous assisterions à une diminution progressive du racisme.
[b]N’est-il pas plus efficace de combattre le racisme dans chaque pays plutôt qu’au niveau mondial?[/b]
Les campagnes contre le racisme doivent s’enraciner dans la réalité de chaque pays, faute de quoi elles se limiteront à des incantations moralisatrices – ce dont personne n’a besoin. Il faut pouvoir agir concrètement. Cela dit, les Nations unies et d’autres grandes organisations doivent continuer à sensibiliser les gouvernements à ce problème. C’est aussi le devoir de l’opinion mondiale.[/quote]