[i] Elizundo retomba, accablé, et ne put rien répondre, lorsque le capitaine ajouta:
«Et voilà pourquoi Hadjine Elizundo ne sera pas la femme de cet Henry d’Albaret, pourquoi elle deviendra, qu’elle le veuille ou non, la femme de Nicolas Starkos!»
Pendant une demi-heure encore, cet entretien se prolongea en supplications de la part de l’un, en menaces de la part de l’autre. Non certes, il ne s’agissait pas d’amour, lorsque Nicolas Starkos s’imposait à la fille d’Elizundo! Il ne s’agissait que des millions dont cet homme voulait avoir l’entière possession, et aucun argument ne le ferait fléchir.
Hadjine Elizundo n’avait rien su de cette lettre, qui annonçait l’arrivée du capitaine de la Karysta; mais, depuis ce jour, son père lui avait paru plus triste, plus sombre que d’habitude, comme s’il eût été accablé par quelque préoccupation secrète. Aussi, lorsque Nicolas Starkos se présenta à la maison de banque, elle ne put se défendre d’en ressentir une inquiétude plus vive encore. En effet, elle connaissait ce personnage pour l’avoir vu venir plusieurs fois pendant les dernières années de la guerre. Nicolas Starkos lui avait toujours inspiré une répulsion dont elle ne se rendait pas compte. Il la regardait, semblait-il, d’une façon, qui ne laissait pas de lui déplaire, bien qu’il ne lui eût jamais adressé que des paroles insignifiantes, comme eût pu le faire un des clients habituels du comptoir. Mais la jeune fille n’avait pas été sans observer qu’après les visites du capitaine de la Karysta, son père était toujours, et pendant quelque temps, en proie à une sorte de prostration, mêlée d’effroi. De là son antipathie, que rien ne justifiait du moins jusqu’alors, contre Nicolas Starkos.
Hadjine Elizundo n’avait point encore parlé de cet homme à Henry d’Albaret. Le lien qui l’unissait à la maison de banque ne pouvait être qu’un lien d’affaires. Or, des affaires d’Elizundo, dont elle ignorait d’ailleurs la nature, il n’avait jamais été question dans leurs entretiens. Le jeune officier ne savait donc rien des rapports qui existaient, non seulement entre le banquier et Nicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et la vaillante femme dont il avait sauvé la vie au combat de Chaidari, qu’il ne connaissait que sous le seul nom d’Andronika.
Mais, ainsi qu’Hadjine, Xaris avait eu plusieurs fois l’occasion de voir et de recevoir Nicolas Starkos au comptoir de la Strada Reale. Lui aussi, il éprouvait à son égard les mêmes sentiments de répulsion que la jeune fille. Seulement, étant donnée sa nature vigoureuse et décidée, ces sentiments se traduisaient chez lui d’une autre façon. Si Hadjine Elizundo fuyait toutes les occasions de se trouver en présence de cet homme, Xaris les eût plutôt recherchées, à la condition «de pouvoir lui casser les reins,» comme il le disait volontiers.
«Je n’en ai pas le droit, évidemment, pensait-il, mais cela viendra peut-être!»
De tout cela, il résulte donc que la nouvelle visite du capitaine de la Karysta au banquier Elizundo ne fut vue avec plaisir ni par Xaris, ni par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut un soulagement pour tous les deux, lorsque Nicolas Starkos, après un entretien dont rien n’avait transpiré, eut quitté la maison et repris le chemin du port.
Pendant, une heure, Elizundo resta enfermé dans son cabinet. On ne l’y entendait même pas bouger. Mais ses ordres étaient formels: ni sa fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir été demandés expressément. Or, comme la visite avait duré longtemps, cette fois, leur anxiété s’était accrue en raison du temps écoulé.
Tout à coup, la sonnette d’Elizundo se fit entendre, – un coup timide, venant d’une main peu assurée.
Xaris répondit à cet appel, ouvrit la porte qui n’était plus refermée en dedans, et se trouva en présence du banquier.
Elizundo était toujours dans son fauteuil, à demi affaissé, l’air d’un homme qui vient de soutenir une violente lutte contre lui-même. Il releva la tête, regarda Xaris, comme s’il eût eu quelque peine à le reconnaître, et, passant la main sur son front:
«Hadjine?» dit-il d’une voix étouffée.
Xaris fit un signe affirmatif et sortit. Un instant après, la jeune fille se trouvait devant son père. Aussitôt, celui-ci, sans autre préambule, mais les yeux baissés, lui disait d’une voix altérée par l’émotion:
«Hadjine, il faut… il faut renoncer au mariage projeté avec le capitaine Henry d’Albaret!
– Que dites-vous, mon père?… s’écria la jeune fille, que ce coup imprévu atteignit en plein cœur.
– Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.
– Mon père, me direz-vous pourquoi vous reprenez votre parole, à lui et à moi? demanda la jeune fille. Je n’ai pas l’habitude de discuter vos volontés, vous le savez, et, cette fois, je ne les discuterai pas davantage, quelles qu’elles soient!… Mais, enfin, me direz-vous pour quelle raison je dois renoncer à épouser Henry d’Albaret?
– Parce qu’il faut, Hadjine… il faut que tu sois la femme d’un autre!» murmura Elizundo.
Sa fille l’entendit, si bas qu’il eût parlé.
«Un autre! dit-elle, frappée non moins cruellement par ce second coup que par le premier. Et cet autre?’…
– C’est le capitaine Starkos!
– Cet homme!… cet homme!»
Ces mots s’échappèrent involontairement des lèvres d’Hadjine, qui se retint à la table pour ne pas tomber.
Puis, dans un dernier mouvement de révolte que cette résolution provoquait en elle:
«Mon père, dit-elle, il y a dans cet ordre que vous me donnez, malgré vous peut-être, quelque chose que je ne puis expliquer! Il y a un secret que vous hésitez à me dire!
– Ne me demande rien, s’écria Elizundo, rien!
– Rien?… mon père!… Soit!… Mais, si, pour vous obéir, je puis renoncer à devenir la femme d’Henry d’Albaret… dusse-je en mourir…je ne puis épouser Nicolas Starkos!….Vous ne le voudriez pas!
– Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.
– Il y va de mon bonheur! s’écria la jeune fille.
– Et de mon honneur, à moi!
– L’honneur d’Elizundo peut-il dépendre d’un autre que de lui-même? demanda Hadjine.
– Oui… d’un autre!… Et cet autre… c’est Nicolas Starkos!»
Cela dit, le banquier se leva, les yeux hagards, la figure contractée, comme s’il allait être frappé de congestion.
Hadjine, devant ce spectacle, retrouva toute son énergie. Et, en vérité, il lui en fallut pour dire, en se retirant:
«Soit, mon père!… Je vous obéirai!»
C’était sa vie à jamais brisée, mais elle avait compris qu’il y avait quelque effroyable secret dans les rapports du banquier avec le capitaine de la Karysta! Elle avait compris qu’il était dans les mains de ce personnage odieux!… Elle se courba, elle se sacrifia!… L’honneur de son père exigeait ce sacrifice!
Xaris reçut la jeune fille entre ses bras, presque défaillante. Il la transporta dans sa chambre. Là, il sut d’elle tout ce qui s’était passé, à quel renoncement elle avait consenti!… Aussi, quel redoublement de haine se fit en lui contre Nicolas Starkos! [/i]
Jules Verne L'archipel en feu; Chapitre VII: "L'inattendu", deuxième partie
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