[b]Pausanias[/b].
Livre IX - Voyage de la Béotie - Chap. 13 - Thèbes : La maison d'Épaminondas (La guerre entre Sparte et Thèbes. La bataille de Leuctres).
[Cette traduction de l'Abbé Nicolas Gedoyn (1677-1744) date de 1731. ]
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1] Épaminondas étoit d'une maison fort illustre ; mais si pauvre, que son père se trouva confondu avec les citoyens des plus bas étage. Cependant il donna une excellente éducation à son fils et ne voulut pas qu'il ignorât rien de tout ce que les Thébains les plus qualifiés faisoient apprendre à leurs enfans. Dès qu'Épaminondas eut atteint un certain âge, il se porta de lui-même à aller prendre des leçons de Lysis le Tarentin, célèbre philosophe de la secte de Pythagore. Il fit ses premières armes dans la guerre que les Lacédémoniens eurent contre ceux de Mantinée, s'étant enrôlé parmi les troupes que les Thébains envoyoient au secours de Sparte. Et dans cette campagne, voyant son ami Pélopidas renversé par terre et dangereusement blessé, il eut le bonheur de lui sauver la vie en courant lui-même un très-grand risque de la sienne.
[2] Quelques années après il fut envoyé en ambassade à Sparte ; c'étoit dans le temps que les Lacédémoniens vouloient faire jurer à tous les Grecs cette paix que l'on nommoit la paix d'Antalcidas. L'ambassadeur thébain, interrogé par Agésilas, si les Thébains feroient ratifier le traité à toutes les villes de la Béotie : Oui, Seigneur, lui dit-il, quand toutes les villes voisines ou alliées de Sparte l'auront ratifié, mais non pas auparavant.
[3] Dans la suite, la guerre s'étant allumée entre les Lacédémoniens et les Thébains, Épaminondas eut une partie de l'armée sous son commandement, avec l'ordre de s'opposer aux Lacédémoniens, qui comptant sur leurs forces et sur celles de leurs alliés, marchoient droit à Thèbes. Pour lui il alla se porter au-dessus du marais Céphissis, ne doutant pas que les troupes du Péloponnèse ne débouchassent par là. Mais Cléombrote, roi de Sparte, prit son chemin par Ambrysse, ville de la Phocide ; et après avoir passé sur le ventre de Chéréas, qui gardoit le passage de ce côté-là avec quelques troupes, il vint camper à Leuctres, dans la Béotie.
[4] Là Cléombrote et son armée eurent un présage du malheur qui les attendoit. C'étoit la coutume des rois de Sparte, quand ils alloient à la guerre, de mener avec eux un troupeau de moutons, afin d'avoir toujours des victimes toutes prêtes pour les sacrifier, sur-tout lorsqu'ils imploroient les secours du ciel avant que de livrer bataille. À la tête du troupeau marchoient des chèvres, qui en étoient comme les guides ; il arriva que les loups s'étant jetés sur le troupeau, épargnèrent les moutons et mangèrent les chèvres.
[5] D'ailleurs les Lacédémoniens irritèrent les dieux par l'attentat qu'ils commirent contre les filles de Scédasus, l'un des habitans du lieu. Ce Scédasus avoit deux filles, Molpie et Hippo, toutes deux belles et déjà nubiles. Trois Lacédémoniens, Parathémidas, Prhudarchidas et Pathénius, furent assez impies pour les violer ; ces jeunes filles ne pouvant survivre à un tel affront, s'étranglèrent elles-mêmes ; et le père n'ayant pu obtenir justice à Sparte, revenu chez lui, se tua de désespoir.
[6] Épaminondas rendit au père et aux filles tous les honneurs que l'on peut rendre aux morts, et jura qu'il ne combatteroit pas plus pour le salut de tous les Thébains, que pour venger cette malheureuse famille. Mais les chefs de l'armée béotienne n'étoient pas d'accord sur le parti qu'il y avoit à prendre, et ils pensoient même fort différemment ; car Épaminondas, Malgidès et Xénocrate vouloient qu'on livrât bataille aux Lacédémoniens, et tout au plutôt. Damoclidas, Damophile et Simangele étoient d'un avis contraire ; ils opinoient qu'il falloit pourvoir à la sûreté des femmes et des enfans, en les envoyant à Athènes, et faire tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un long siège.
[7] Ainsi les sentimens de ces six chefs se trouvoient partagés. Mais le septième, nommé Branchylidès, qui gardoit les défilés du côté du mont Cythéron, étant venu au camp, et ayant été de l'avis des premiers, tous les autres s'y rendirent, et il fut résolu que l'on tenteroit le hasard d'une bataille.
[8] Cependant Épaminondas se défioit de quelques Béotiens de son armée, et en particulier des Thespiens. Il craignoit, avec raison, que ces troupes mal-intentionnées ne le trahissent durant le combat. Pour éviter cet inconvénient, il fit proclamer qu'il ne retenoit personne par force, et que ceux qui aimeroient mieux s'en retourner chez eux, pouvoient le faire en toute liberté. Aussi-tôt les Thespiens prirent leur congé avec quelques autres Béotiens peu affectionnés aux Thébains.
[9] Lorsque les deux armées furent aux mains, les Lacédémoniens, qui n'avoient pas pris la même précautions, se virent abandonnés de plusieurs de leurs alliés, qui déclarèrent la haine secrète qu'ils avoient contr'eux, les uns en quittant leurs rangs, et les autres en prennant la fuite, dès que l'ennemi tournoit de leur côté. Mais ce qui rendoit la partie égale, c'est que les Lacédémoniens avoient une grande expérience dans l'art militaire, joint à la noble ambition de soutenir la gloire de Sparte, et que les Thébains comprenoient fort bien qu'il ne s'agissoit de rien de moins pour ceux, que le salut de leur patrie, de leurs femmes et de leurs enfans.
[10] Enfin, lorsque Cléombrote eut été tué avec les principaux officiers de son armée, les Lacédémoniens furent encore obligés de demeurer sur le champ de bataille, parce que de toutes les choses la plus honteuse pour des Spartiates, c'est de laisser le corps de leur roi à la merci de l'ennemi.
[11] Mais malgré leurs efforts, les Thébains furent vainqueurs, et jamais Grecs ne remportèrent une si belle victoire sur d'autres Grecs. Le lendemain les Lacédémoniens voulant enterrer leurs morts, envoyèrent aux Thébains un héraut pour leur en demander la permission. Épaminondas, qui savoit combien cette nation étoit habile à dissimuler ses pertes, répondit que les Lacédémoniens enterreroient leurs morts, après que leurs alliés auroient enterré les leurs.
[12] Cela s'étant exécuté ainsi, il arriva que parmi les alliés de Sparte, les uns avoient perdu fort peu de monde, et les autres n'avoient fait aucune perte, de sorte que le plus grand nombre des morts fut manifestement reconnu pour appartenir aux Lacédémoniens, qui en effet perdirent plus de mille hommes à cette journée. Les Thébains et leurs alliés n'en perdirent pas plus de quarante-sept.