[i] Résolus à tous les sacrifices pour se recréer une patrie, les Grecs mirent en commun leurs trésors. Hydra, Spezzia, Ipsara eurent un Sénat ; toutes les villes s'érigèrent en petites républiques, et de nouvelles lois gouvernèrent les citoyens. Différents décrets réglèrent la conduite à tenir envers les nations européennes dont les navires marchands parcouraient l’Archipel ; on déclara la guerre aux Turcs ; diverses escadres reçurent l'ordre de croiser sur tous les points de la mer Égée, pour mettre obstacle à leur commerce, et pour s'emparer de leurs bâtiments ; une division se porta vers l'entrée des Dardanelles, qui fut fermée ; une autre vers Chypre, et sur les côtes de la Syrie ; une troisième vint croiser dans le canal de Scio, à l'entrée du golfe de Smyrne ; une quatrième devait côtoyer la Morée et l'Attique ; on détacha même quelques navires chargés d'observer la division turque, qui, l'année précédente, avait conduit des troupes destinées contre Ali, pacha d'Albanie, et qui se trouvait alors au mouillage de Prévéza.
Les trois sénats envoyèrent dans les autres îles des commissaires chargés de les engager à se déclarer pour la liberté. Tine et les autres îles voisines de la côte, nommées autrefois Cyclades, entrèrent dans la ligue. Syra seule, peuplée en grande partie de chrétiens du rite romain, ne se rendit pas aux vœux des sénats.
Scio, voisine du continent de l'Asie et riche des productions de son sol et du revenu de son commerce, n'osa pas se déclarer. Métélin, jadis Lesbos, où naquirent Alcée et Sapho, ne pouvait secouer le joug des Turcs, dont la population était beaucoup plus considérable que celle des Grecs et qui occupaient les nombreuses forteresses de ce pays. Lesbos demeurera soumise au sultan ; mais les principaux Grecs, accusés de s'entendre avec les rebelles du dehors, payèrent de leur tête l'insurrection de leurs concitoyens.
Les Turcs montrèrent à cette époque assez de modération ; toutefois les Grecs, qui ne se fiaient pas à ce calme apparent, sortirent de Smyrne au nombre de plus de quinze mille, pour se réfugier dans les places maritimes. Les corps de milice turque, formés dans l'intérieur, venaient s'assembler à Smyrne, pour être, de cette ville, expédiés à leur destination. Avides de pillage et de sang, étrangères à toute discipline, incapables de soumission, ces milices demandaient à grands cris le massacre des chrétiens. Renvoyées de la ville, elles tombèrent sur les habitants des campagnes. La police militaire de Smyrne établit des postes nombreux dans les divers quartiers ; des patrouilles de quarante ou cinquante hommes parcouraient la ville pendant la nuit ; les Européens reçurent l'ordre de ne pas sortir le soir sans un fanal ; toutefois ces précautions ne les empêcha pas d'être exposés aux outrages des Turcs.
Des bruits sinistres couraient dans Smyrne ; le commerce était presque éteint, les apprêts de guerre accroissaient ses pertes et la terreur de ses habitants. Des patrouilles formidables remplissaient les rues à toutes les heures du jour et de la nuit, et néanmoins le peuple tira plusieurs coups de pistolet sur les Européens qui revenaient à cheval de leur maison de campagne. Une troupe de brigands armés arrêta, dans la nuit du 8 avril, le commandant de la station française et l'accabla d'insultes ainsi que deux de ses officiers. Indigné de l'outrage qu'il avait reçu, l'officier français ordonne à son lieutenant de conduire la corvette qu'il commandait devant le quartier turc, sous les murs du palais du gouverneur, et se rend chez le consul à minuit. Le consul, accompagné du commandant et précédé de ses janissaires, se présente chez le gouverneur et lui demande une réparation éclatante. Le gouverneur, épouvanté de voir sous ses fenêtres vingt bouches à feu prêtes à l'écraser fit ce qu'on exigeait ; le Français pardonna; mais les habitants de Smyrne, que le mouvement du vaisseau avait effrayés, s'imaginèrent que leur ville allait être bombardée. Les femmes, des enfants, des vieillards, chargé de leurs effets les plus précieux, se réfugièrent à la hâte sur la cime de Pagus et ils y restèrent longtemps encore après le départ de la corvette. Cet événement augmenta l'inquiétude publique, et les consuls allèrent de nouveau demander aux autorités une garantie pour la sûreté des Européens : ils l'obtinrent.
Les exécutions qui avaient eu lieu à Constantinople à la suite de la conjuration découverte, frappèrent de terreur les Grecs de Smyrne. Ils arment tout à coup les navires, les bateaux en rade, et fuient avec leurs familles dans les îles. Leur mouvement inattendu fait craindre aux Turcs une conspiration générale des Grecs ; les Européens eux-mêmes redoutent des événements funestes ; un coup de pistolet, - imprudemment sur une terrasse, devient le signal du tumulte ; les soldats turcs d'un poste voisin accourent pour découvrir l'auteur de cette explosion ; les habitants de Smyrne, à la vue des Turcs armés, se pressent en foule les uns sur les autres, et de toutes parts retentissent ces cris : Rébellion ! Rébellion ! Les musulmans égorgent les chrétiens ! Sauve qui peut !
D'un côté, sept ou huit mille fuyards arrivent sur les bords de la mer et s'y précipitent pour échapper à l'ennemi ; plusieurs personnes se noient ; chacun emballe ses effets et s'empresse de s'embarquer. L'autorité, qui n'avait reçu aucun ordre pour s'opposer à la fuite des Grecs, les laissa tranquillement partir. Il est remarquable que pendant cette rumeur il ne se commit aucun meurtre.
Vers cette même époque, le prince Démétrius Ypsilanti, chargé des pouvoirs de son frère, se présenta au Sénat d'Hydra pour lui rendre compte des affaires de la Valachie et de la Moldavie qui se soutenaient encore. Alexandre Ypsilanti, généralissime des troupes des deux provinces, avait fait adopter à ses soldats un costume régulier : son dessein était de les exercer à la tactique européenne et de les discipliner. Les discordes qui s'élevaient sans cesse entre ses lieutenants l'inquiétaient davantage que le nombre de ses ennemis, et le succès lui paraissait incertain avec l'armée qu'il avait sous ses ordres. Le sénat accueillit honorablement Démétrius, et le peuple laissa éclater à sa vue le plus vif enthousiasme. Nommé commandant des troupes de la Morée, Démétrius ne tarda point à partir pour cette province avec un assez grand nombre de soldats recrutés dans toutes les îles. [/i]