[i] Nulle part ailleurs, la Méditerranée n'offre une pareille disposition et un aussi étroit rapprochement des massifs continentaux avec des îles aussi nombreuses et aussi voisines les unes des autres. Il y avait là, pour les habitants de toutes ces plages européennes et asiatiques, une provocation directe à l'esprit d'aventure. Comment ne pas être tenté de se lancer sur la mer, à la rencontre et à la conquête de toutes ces terres dont, par les jours clairs, les sommets lointains et les promontoires se laissaient découvrir à l'horizon ?
Les Phéniciens ont eu vraiment plus de mérite que les Grecs à devenir les marins qu'ils ont été. En face de la côte syrienne, rien qu'une vaste étendue de mer, toute grande ouverte aux vents de l'ouest et du sud ; point même de ces îles qui, posées comme des jalons sur la route du large, offrent un asile et une relâche aux équipages fatigués par la houle ; sur le littéral, aucun port naturel. Combien différents sont le dessin et l'aspect des côtes de la Grèce, de la Thrace et de l'Asie Mineure ! La péninsule hellénique se divise, dans le sens de la longueur, en deux masses, mais de largeur à peu près pareille, la Grèce centrale et le Péloponnèse. Chacune des ces masses se partage à son tour en presqu'îles secondaires, dont quelques-unes, la Magnésie par exemple et l'Argolide, s'infléchissent à angle droit comme un membre plié, où décrivent un contour d'une irrégularité singulière, dans lequel des poches profondes se creusent entre les ressauts d'un rivage montueux. En plus d'un endroit, les îles sont ainsi placées que l'on y aborde en quelques coups de rames, ou même que, comme à Leucade et à Chalcis, un pont les rattache au continent. Dans les sinuosités de ces détroits, les eaux sont toujours calmes ; mais d'ailleurs tout est ici refuge et abri. Ce sont des criques étroites, qui s'enfoncent entre les dentelures des côtes rocheuses ; ce sont des anses bien moins closes, mais dont la grève, doucement inclinée, invite les barques à venir s'y échouer et dormir sur le sable. Ce sont de vastes bassins, tels que le Pirée, qui ne communiquent avec l'extérieur que par un étroit goulet et où, quelque temps qu'il fasse, des centaines de navires peuvent rester à flot. Je ne sais vraiment s'il y a au monde un autre pays où la mer se mêle ainsi à la terre, où elle s'y insinue et y pénètre par autant de voies, où elle fasse, pour ainsi parler, autant de frais pour l'homme, autant d'avances à ses instincts de curiosité, de mouvement et de lucre. Dès qu'ils auront des instruments nécessaires pour creuser une pirogue dans un tronc d'arbre ou pour assembler solidement quelques planches, les habitants d'un tel pays ne pourront manquer de se familiariser avec la mer, d'apprendre à avoir confiance en elle et lui demander les moyens de nouer des relations d'abord avec leurs plus proches voisins, puis avec des peuples plus éloignés, avec tous ceux chez qui conduiraient, comme disaient les poètes grecs, « les chemins liquides ». Quand les Grecs font, avec l'épopée, leur première apparition dans l'histoire, se sont déjà de hardis marins, pour qui la traversée de l'Archipel n'est qu'un jeu, et dont quelques-uns ont déjà poussé jusque-là aux rives lointaines de l'Égypte et de la Sicile. La race grecque a, depuis lors, passé par bien des fortunes ; mais elle n'a jamais rompu son pacte avec la mer. Sa marine joue en cours aujourd'hui un rôle important dans l'ensemble du commerce de la Méditerranée.
Ce qui devait disposer les Grecs et écouter encore plus docilement l'appel de la mer, c'était la configuration très particulière de ce sol, plus accidenté, plus tourmenté que celui des autres péninsules de l'Europe méridionale. Appeler la Grèce un pays de montagnes, ce n'est pas assez dire. La Grèce n'est tout entière qu'une montagne, dont les divers sommets ont chacun leur nom, une montagne énorme et d'une construction très compliquée, qui par endroits se dilate et s'épanouit en chaînes parallèles ou divergentes, tandis qu'ailleurs elle se contracte en une unique et épaisse muraille. Des ravins sans nombre en sillonnent et en modèlent les flancs; des brèches profondes, aux parois souvent très abruptes, en séparent les principaux massifs, d'où rayonnent en tous sens de puissants contreforts, qui vont se terminer à la mer en éperons aigus et escarpés. Point de hauts et spacieux plateaux, comme le sont ceux du centre de l'Espagne ; pas une large vallée que l'on puisse comparer à celle de la vallée du Pô qui forme presque à elle seule l'Italie septentrionale. La Thessalie seule à des plaines de quelque étendue. Partout ailleurs, ce que l'on appelle ainsi n'est qu'un espace assez étroit, que serrent de près les mont d'alentour et où ils se prolongent, soit par des collines d'une saillie très marquée, soit en longues et confuses ondulations ; telles sont les plaines de la Béotie et de l'Attique, celle d'Argos et celle de Sparte. Là où il faut ainsi toujours monter et descendre pour remonter encore, où, dès qu'il veut faire quelques pas, l'homme rencontre l'obstacle sur son chemin, les communications par la voie de terre ne sont pas aisées. Quel avantage alors et quel soulagement que d'avoir la mer sous la main, la mer qui, pour peu que vous sachiez vous en servir, vous conduit partout où il vous plaît d'aller ! Aussi, pour profiter de cette ressource, les différentes tribus dont l'ensemble a constitué la nation grecque ont-elles été naturellement amenées à se grouper et à s'établir de telle manière que chacune d'elles eut au moins une porte ouverte sur la mer, et cette porte, elle l'a fortifiée, elle en a aménagé les abords avec un soin jaloux ; des remparts longs défendus ; des longs murs comme on disait, l'ont reliée à la ville située plus ou moins loin dans l'intérieur. On sentait que si celle-ci était coupée de la mer, elle ne respirerait plus, elle mourrait comme d'une sorte d'asphyxie.
Il n'y a guère qu'un peuple grec, les Arcadiens, qui, fixé dans le milieu même du Péloponnèse, s'est trouvé pour toujours séparé de la mer. Toute son existence s'en est ressentie ; il a moins vécu de la vie de l'esprit ; il n'a pris qu'une très faible part aux progrès des lettres et des arts ; on le traitait d'arriéré. Sans la mer, sans les débouchés qu'elle offrait, les peuplades aryennes qui ont occupé la péninsule hellénique seraient peut-être toujours demeurées dans un état de barbarie et d'anarchie grossière. S'il est une contrée dont la population semblait vouée à ce morcellement presque indéfini où domine ce qu'on appelle le clan, c'est bien la Grèce. Elle est faite comme d'une suite de compartiments qui se touchent par leur fond ; pour en sortir, il faut, ici, gravir à contre-mont des pentes raides ; là, peiner dans les détours de cluses étroites et sinueuses, où les torrents après les orages, ferment souvent la voie ; il faut franchir des cols dont quelques-uns sont obstrués par les neiges pendant une partie de l'hiver. Chaque groupe local paraît destiné à vivre dans un isolement perpétuel ; il est comme le prisonnier de la vallée où il s'est établi et où il a pris racine. Si les choses ont pris un tour tout autre que celui qui était à prévoir, c'est grâce à une disposition spéciale, qui vient ici corriger les effets de la configuration générale du terrain. À chacune presque de ces boîtes, qu'on nous passe expression, il manque une paroi, celle qu'il aurait close du côté de la mer ; là, mais là seulement, le champ était libre. Ce fut donc par là que s'engagèrent les rapports qui, le long des chaînes interposées entre les différents États comme autant de murs mitoyens, restaient toujours intermittents, difficiles et rares. La voie de mer laissait passer et repasser, les personnes, les marchandises et les idées.
(tome VI, pages 25 à 29) [/i]