[i] [u][center]chapitre V.[/center][/u]
Sa constance allait être mise à une épreuve bien plus pénible ; et il est temps de dire ce qui s'était passé depuis son emprisonnement.
La nuit qu'il fut enlevé, et traîné dans les fers comme un criminel d'État, l'épouvante et la désolation se répandirent dans son palais. Le réveil d'Antonine sa femme, et d'Eudoxe sa fille unique, fut le tableau le plus touchant de la douleur et de l'effroi. Antonine enfin revenue de son égarement, et se rappelant les bontés dont l'honorait l'Impératrice, se reprocha comme une faiblesse la frayeur qu'elle avait montrée. Admise à la familiarité la plus intime de Théodore, compagne de tous ses plaisirs, elle était sûre de son appui, ou plutôt elle croyait l'être. Elle se rendit donc à son lever ; et en présence de toute la Cour, Madame, lui dit-elle en se jetant à ses genoux, si Bélisaire a eu plus d'une fois le bonheur de sauver l'Empire, il demande pour récompense que le crime qu'on lui impute lui soit déclaré hautement, et qu'on oblige ses ennemis à l'accuser en face, au Tribunal de l'Empereur. La liberté de les confondre est la seule grâce qui soit digne de lui. Théodore lui fit signe de se lever, et lui répondit avec un front de glace : Si Bélisaire est innocent, il n'a rien à craindre ; s'il est coupable, il connaît assez la clémence de son Maître, pour savoir comment le fléchir. Allez, Madame, je n'oublierai point que vous avez eu part à mes bontés. Ce froid accueil, ce congé brusque avaient accablé Antonine. Pâle et tremblante, elle s'éloigna, sans que personne osât lever les yeux sur elle ; et Barsamès, qu'elle rencontra, passait lui-même sans la voir, si elle ne l'eût abordé. C'était l'Intendant des Finances, le favori de Théodore. Antonine le supplia de vouloir bien lui dire quel était le crime dont on accusait Bélisaire. Moi, Madame, lui dit-il ? Je ne sais rien, je ne puis rien, je ne me mêle de rien, que de mon devoir. Si chacun en faisait autant, tout le monde serait tranquille.
Ah ! Le complot est formé, dit-elle, et Bélisaire est perdu. Plus loin elle rencontra un homme qui lui devait sa fortune, et qui la veille lui été tout dévoué. Elle veut lui parler ; mais sans daigner l'entendre, Je sais vos malheurs, lui dit-il, et j'en suis désolé ; mais pardon : j'ai une grâce à solliciter ; je n'ai pas un moment à perdre. Adieu, Madame ; personne au monde ne vous est plus attaché que moi. Elle alla trouver sa fille, et une heure après on lui annonça qu'il fallait sortir de la ville, et se rendre à ce vieux château qui fut marqué pour leur exil.
La vue de ce château solitaire et ruiné, où Antonine se voyait comme ensevelie, acheva de la désoler. Elle y tomba malade en arrivant ; et l'âme sensible d'Eudoxe fut déchirée entre un père accusé, détenu dans les fers, livré en proie à ses ennemis, et une mère dont la vie, empoisonnée par le chagrin, n'annonçait plus qu'une mort lente. Les jours, les plus beaux jours de cette aimable fille étaient remplis par les tendres soins qu'elle rendait à sa mère ; ses nuits se passaient dans les larmes, et les moments que la nature en dérobait à la douleur, pour les donner au sommeil, étaient troublés par d'effroyables songes. L'image de son père au fond d'un cachot, courbé sous le poids de ses fers, la poursuivait sans cesse, et les funestes pressentiments que sa mère redoublaient encore sa frayeur.
La connaissance profonde et terrible qu'Antonine avait de la Cour, lui faisait voir la haine et la rage déchaînées contre son époux. Quel triomphe, disait-elle, pour tous ces lâches envieux, que, depuis tant d'années, le bonheur d'un homme vertueux humilie et tourmente, quel triomphe pour eux de le voir à accablé ! Je me peins le sourire de la malignité, l'air mystérieux de la calomnie, qui feint de ne pas dire tout ce qu'elle sait, et semble vouloir ménager l'infortuné qu'elle assassine. Ces vils flatteurs, ces complaisants si bas, je les vois tous, je les entends insulter à notre ruine. O ma fille ! Dans ton malheur tu as du moins la consolation de n'avoir point de reproche à te faire ; et moi, j'ai à rougir de mon bonheur passé, plus que de mes calamités présentes. Les sages leçons de ton père m'importunaient : il avait beau me recommander de fuir les pièges de la Cour, de mettre ma gloire et ma dignité dans des mœurs simples et modestes, de chercher la paix et le bonheur dans l'intérieur de ma maison, et de renoncer à un esclavage dont la honte serait le prix ; j'appelais humeur sa triste prévoyance, je m'en plaignais à ses ennemis. Quel égarement ! Quel affreux retour ! C'est un coup de foudre qui m'éclaire ; je ne vois l'abîme qu'en y tombant. Si tu savais, ma fille, avec quelle froideur l'Impératrice m'a renvoyée, elle à qui mon âme était asservie, elle dont les fantaisies étaient mes seules volontés ! Et cette Cour, qui la veille me souriait d'un air si complaisant !... Âmes cruelles et perfides !... Aucun, dès qu'on m'a vu sortir, les yeux baissés et pleins de larmes, aucun n'a daigné m'aborder. Le malheur est pour eux comme une peste, qui les fait reculer d'effroi.
Telles étaient les réflexions de cette femme, que sa chute, en la détrompant de la Cour, n'en avait pas détachée, et qui aimait encore ce qu'elle méprisait.
Un an écoulé, rien ne transpirait du procès de Bélisaire. On avait découvert une conspiration ; on l'accusait de l'avoir tramée ; et la voix de ses ennemis, qu'on appelait la voix publique, le chargeait de cet attentat. Les Chefs obstinés au silence, avaient péri dans les supplices, sans nommer l'auteur du complot ; c'était la seule présomption que l'on eut contre Bélisaire : aussi, manque de preuves, le laissait-on languir, et l'on espérait que sa mort dispenserait de le convaincre. Cependant ceux de ses vieux soldats qui étaient répandus parmi le peuple, redemandaient leur Général, et répondaient de son innocence. Ils soulevèrent la multitude, et menacèrent de forcer les prisons, s'il n'était mis en liberté. Ce soulèvement irrita l'Empereur ; et Théodore ayant saisi l'instant où la colère le rendait injuste : Eh bien, dit-elle, qu'on le leur rende, mais hors d'état de les commander. Ce conseil affreux prévalut : ce fut l'arrêt de Bélisaire.
Dès que le peuple le vit sortir de sa prison, les yeux crevés, ce ne fut qu'un cri de douleur et de rage. Mais Bélisaire l'apaisa. Mes enfants, leur dit-il, l'Empereur a été trompé : tout homme est sujet à l'être : il faut le plaindre et le servir. Mon innocence est le seul bien qu'il me reste ; laissez-la-moi. Votre révolte ne me rendrai pas ce que j'ai perdu ; elle m'ôterait ce qui me console de cette perte. Ces mots calmèrent les esprits. Le peuple offrit à Bélisaire tout ce qu'il possédait ; Bélisaire lui rendit grâce. Donnez-moi seulement, dit-il, un de vos enfants, pour me conduire où ma famille m'attend.
Son aventure avec les Bulgares l'ayant détourné de sa route, Tibère l'avait devancé. Le bruit d'un char, dans la cour du château, avait fait tressaillir Antonine et Eudoxe : celle-ci avait accouru, le cœur saisi et palpitant ; mais hélas ! Au lieu de son père, ne voyant qu'un jeune inconnu, elle retourne vers sa mère. Ce n'est pas lui, dit-elle en soupirant.
Un vieux domestique de la maison, appelé Anselme, ayant abordé Tibère, Tibère lui demande si ce n'est point là que Bélisaire est retiré. C'est ici que sa femme et sa fille attendent, répondit le fidèle Anselme ; mais leur espérance est tous les jours trompée. Hé, plût au ciel moi-même être à sa place, et le savoir en liberté ! Il est en liberté, lui dit Tibère ; il vient ; vous allez bientôt voir ; il devrait même être arrivé. --- Ah ! Venez donc, venez donner cette bonne nouvelle à sa famille. Je vais vous annoncer. Madame, s'écria-t-il en courant vers Antonine, réjouissez-vous : mon bon Maître est vivant ; il est libre : il vous est rendu. Un jeune homme est là qui l'assure, et qui croyait le trouver ici. À ces mots, toutes les forces d'Antonine se ranimèrent. Où est-il, cet étranger, ce mortel généreux qui s'intéresse à nos malheurs ? Qu'il vienne, dit-elle. Non, plus de malheurs, s'écria Eudoxe, en se jetant sur le lit de sa mère, et en la pressant dans ses bras. Mon père est vivant ; il est en liberté ; nous l'allons revoir. Ah, ma mère ! Oublions nos peines. Le ciel nous aime ; il nous réunit.
Me rendez-vous la vie, demanda Antonine à Tibère ? Est-il bien vrai que mon époux triomphe de ses ennemis? Le jeune homme, pénétré de douleur de n'avoir à leur donner qu'une fausse joie, répondit qu'en effet Bélisaire était libre, qu'il l'avait vu, qu'il est lui avait parlé, et que le croyant rendu auprès de sa famille, il venait lui offrir les services d'un bon voisin.
Eudoxe, qui avait les yeux attachés sur Tibère, fut frappée de l'air de tristesse qu'il tâchait de dissimuler. Vous portez, lui dit-elle, dans notre exil la plus douce consolation ; et loin de jouir du bien que vous nous faites, vous semblez renfermer quelque chagrin profond ! Est-ce notre misère qui vous afflige ? Ah ! Que mon père arrive, qu'il rend de la santé à cette moitié de lui-même, et vous verrez si l'on a besoin de richesse pour être heureux.
La nature dans ces moments est si touchante par elle-même, qu'Eudoxe n'eut besoin que de ses sentiments pour attendrir et pour charmer Tibère. Il ne vit point si elle était belle ; il ne vit qu'une fille vertueuse et tendre, que son courage, sa piété, son amour pour son père élevaient au-dessus du malheur. Ne prenez point, Madame, lui dit-il, ce sentiment que je ne puis cacher, pour une pitié offensante. Dans quelque état que Bélisaire et sa famille soient réduits, leur infortune même sera digne d'envie. Que parlez-vous d'infortune, reprit la mère ? [/i]