[i] Bélisaire ne douta point que son hôte ne fut quelque officier de ses armées, qui avait eu à se louer de lui. Celui-ci, pendant le souper, lui demanda des détails sur les guerres d'Italie et d'Orient, sans lui parler de celle d'Afrique. Bélisaire par des réponses simples, le satisfait pleinement.
- Buvons, lui dit son hôte vers la fin du repas, buvons à la santé de votre Général, et puisse le ciel lui faire autant de bien qu'il m'a fait de mal à en sa vie !
- Lui ! reprit Bélisaire, il vous a fait du mal !
- Il a fait son devoir, et je n'ai pas à m'en plaindre. Mais, mon ami, vous allez voir que j'ai dû apprendre à compatir au sort des malheureux. Puisque vous avez fait les campagnes d'Afrique, vous avez vu le Roi des Vandales, l'infortuné Gelimer, mené par Bélisaire en triomphe à Constantinople, avec sa femme et ses enfants ; c'est ce Gelimer qui vous donne l'asile, et avec qui vous avez soupé.
- Vous Gelimer, s'écria Bélisaire ! Et l'Empereur ne vous a pas fait un état plus digne de vous ! Il l'avait promis.
- Il a tenu parole ; il m'a offert des dignités ; mais je n'en ai pas voulu. Quand on a été Roi, et qu'on cesse de l'être, il n'y a de dédommagement que le repos et l'obscurité.
- Vous Gelimer !
- Oui, c'est moi-même qu'on assiégea, s'il vous en souvient, sur la montagne de Papua. J'y souffris des maux inouïs. L'hiver, la famine, le spectacle effroyable de tout un peuple réduit au désespoir, et prêt à dévorer ses enfants et ses femmes, l'infatigable vigilance du bon Pharas, qui, en m'assiégeant, ne cessait de me conjurer d'avoir pitié de moi-même et des miens, enfin ma juste confiance en la vertu de votre Général me firent de lui rendre les armes. Avec quel air simple et modeste il me reçut ! Quels devoirs il me fit rendre ! Quels ménagements, quel respect il eut lui-même pour mon malheur ! Il y a bientôt six lustres que je vis dans cette solitude ; il ne s'est pas écoulé un jour que je n'ai fait des vœux pour lui.
- Je reconnais bien là, dit Bélisaire, cette philosophie qui, sur la montagne où vous aviez tant à souffrir, vous faisait chanter vos malheurs ; qui vous fit sourire avec dédain, en paraissant devant Bélisaire ; et qui le jour de son triomphe, vous fit garder ce front inaltérable dont l'Empereur fut étonné.
- Mon camarade, reprit Gelimer, la force et la faiblesse d'esprit tiennent beaucoup à la manière de voir les choses. Je ne me suis senti du courage et de la confiance, que du moment que j'ai regardé tout ceci comme un jeu du sort. J'ai été le plus voluptueux des Rois de la terre ; et du fond de mon Palais, où je nageais dans les délices, des bras du luxe et de la mollesse, j'ai passé tout à coup dans les cavernes du Maure, où, couché sur la paille, je vivais d'orge grossièrement pilée et à demi cuite sous la cendre, réduit à un tel excès de misère, qu'un pain, que l'ennemi m'envoya par pitié, fut un présent inestimable. De-là je tombai dans les fers, et fus promené en triomphe. Après cela vous m'avouerez qu'il faut mourir de douleur, ou s'élever au-dessus des caprices de la fortune.
- Vous avez dans votre sagesse, lui dit Bélisaire, bien des motifs de consolation ; mais je vous en promets un nouveau, avant de nous séparer.
Chacun d'eux, après cet entretien, alla se livrer au sommeil.
Gelimer, dès le point du jour, avant d'aller cultiver son jardin, vint voir si le vieillard avait bien reposé. Il le trouva debout, son bâton à la main, prêt à se remettre en voyage.
- Quoi, lui dit-il, vous ne voulez pas donner quelques jours avant son route !
- Cela m'est impossible, répondit Bélisaire : j'ai une femme et une fille qui gémissent de mon absence. Adieu, ne faites point d'éclat sur ce qui me reste à vous dire : ce pauvre aveugle, ce vieux soldat, Bélisaire enfin n'oubliera jamais l'accueil qu'il a reçu de vous.
- Que dites-vous ? Qui, Bélisaire ?
- C'est Bélisaire qui vous embrasse !
- O juste ciel, s'écriait Gelimer, éperdu et hors de lui-même ! Bélisaire dans sa vieillesse, Bélisaire aveugle et abandonné !
- On la fait pis, dit le vieillard : en le livrant à la pitié des hommes, on a commencé par lui crever les yeux.
- Ah, dit Gelimer, avec un cri de douleur et d'effroi, est-il possible ? Et quels sont les monstres ?...
- Les envieux, dit Bélisaire. Ils m'ont accusé d'aspirer au trône, quand je ne pensais qu'au tombeau. On les a crus, on m'a mis dans les fers. Le peuple enfin s'est révolté et a demandé ma délivrance. Il a fallu céder au peuple ; mais en me rendant la liberté, on m'a privé de la lumière.
- Et Justinien avait ordonné !
- C'est là ce qui m'a été sensible. Vous savez avec quel zèle et quel amour je l'ai servi. Je l'aime encore, et je le plains d'être assiégé par des méchants qui déshonorent sa vieillesse. Mais toute ma confiance m'a abandonné quand j'ai appris qu'il avait lui-même prononcé l'arrêt. Ceux qui devaient l'exécuter n'en avaient pas le courage ; mes bourreaux tombaient à mes pieds. C'en est fait, je n'ai, grâce au ciel, que quelques moments à être aveugle et pauvre.
- Daignez, dit Gelimer, les passer avec moi, ces derniers moments d'une si belle vie.
- Ce serait pour moi, dit Bélisaire, une douce consolation ; mais je me dois à ma famille, et je vais mourir dans ses bras. Adieu.
Gelimer l'embrassait, et l'arrosait de ses larmes, et ne pouvait se détacher de lui. Il fallut enfin le laisser partir, et Gelimer le suivant des yeux,
- Ô prospérité, disait-t-il ! Ô prospérité ! Qui donc peut se fier à toi ? Le héros, le juste, le sage, Bélisaire !... Ah ! C'est pour le coup qu'il faut se croire heureux en bêchant son jardin.
Et tout en disant ces mots, le Roi des Vandales reprit sa bêche. [/i]