[i] [b][u][center]l'Occupation de Corfou par les Alpins Français[/center][/u][/b]
[center]Corfou, 31 janvier (1916)[/center]
Je viens d'être reçu par le général de Mondésir, chef de la mission française dont les bureaux sont installés dans les salles vides, à peine terminée, d'un Casino abandonné. Dans une chambre très simplement meublée, le générai écrit. Grand, mince, très droit, la moustache grisonnante, le regard perçant, la parole brève et saccadée, allant toujours droit au but. Avec lui la conversation se borne à des phrases courtes. Comme je lui demande si toute l'armée serbe se réorganise actuellement « sous les auspices » de la mission française, il m'interrompt: « Ne dites pas sous les auspices; c'est un terme diplomatique qui n'a pas de sens pour nous, militaires; dites: sous les ordres.»
Tel est l'homme qui est chargé de mener à bien cette formidable tâche, la réorganisation de l'armée serbe. Mission excessivement ardue et dont seuls ceux qui ont vu l'état où se trouvent les malheureux soldats du roi Pierre peuvent juger les difficultés. Le général de Mondésir, qui repartira demain pour Durazzo, afin de présider à l'évacuation des troupes serbes restées en Albanie, est optimiste. Oh! certes, il ne s'illusionne pas! Mais les conseils que la mission française a donnés pour la retraite de Scutari à Durazzo et Vallona ont été suivis. Les transports se font régulièrement, dirigés par les officiers serbes suivant le plan établi par les nôtres. Au Casino, on travaille ferme; les conférences se poursuivent entre officiers alliés. Il faut tout reconstituer, approvisionner, habiller, armer plus de cent mille hommes actuellement en haillons.
Le général me parle avec admiration des alpins formant le corps d'occupation de Corfou, troupes d'élite qui nous ont déjà gagné le cœur de la population, étonnée de constater qu'après dix-huit mois de front les soldats français sont si méticuleusement propres, si aimables et polis. On s'attendait à voir des troupes fatiguées et c'est une cohorte de beaux gars, grands et forts, éblouissants de santé, qui remplit les rues de la capitale des îles Ioniennes. « Vous allez voir l'Achilléion, me dit en me congédiant le général de Mondésir; vous pourrez remarquer avec quels soins scrupuleux nous avons respecté les appartements de l'empereur d'Allemagne qui réduisit en ruines la propriété du président Poincaré; nous aurons des infirmières, qui vont arriver de Moudros, afin que l'hôpital installé dans la villa impériale soit gardé en parfait état de propreté et que rien n'y soit détérioré. »
Les dépêches vous ont raconté brièvement l'occupation de Corfou. Ce fut une opération parfaitement réussie.
Une escadre de cuirassés mouillée dans un de nos ports africains reçut, le 8 janvier, l'ordre d'appareiller et d'embarquer le 6e bataillon de chasseurs alpins qui, après s'être battu sur tous les fronts des Vosges à l'Yser, se reposait depuis quelques jours en Algérie. Dans la nuit, l'embarquement des chevaux et des mulets terminé, l'escadre prit le large pour une direction inconnue. Mais bientôt un bruit courut: il s'agissait d'occuper Corfou, île dont l'Allemagne avait fait un de ses centres d'influence en Méditerranée, et qui était devenue une base trop facile pour le ravitaillement des sous-marins austro-allemands, - ravitaillement que favorisaient d'ailleurs de fidèles électeurs du ministre Théotokis, le plus fervent germanophile du cabinet grec.
Il fallait faire vite et surprendre les agents allemands à Corfou avant qu'ils pussent prendre les devants. A bord, les hommes sont enthousiasmés. Cette opération romanesque leur plaît. Dans la nuit du 10 au 11, l'escadre arrive en vue de l'île. Les clairons du bord sonnent l'extinction des feux. Toute lueur doit être masquée, défense de faire fonctionner la télégraphie sans fil. Dans l'ombre et le silence, les navires, accompagnés de leur flottille de contre-torpilleurs et de torpilleurs, s'avancent le long du canal de Corfou. Enfin voici, dans la nuit sans lune, les longues files de becs de gaz dessinant les quais et les rues principales. On mouille. Les alpins, leurs paquetages faits, prennent le café. Les ordres se donnent à voix basse pour ne pas réveiller la ville qui ignore tout d'un débarquement français. Il est 3 heures du matin.
Tout le monde néanmoins ne dort pas. Dès une heure, le distingué consul de France, M. Benigni, s'est rendu chez le préfet et lui a signifié l'occupation imminente de l'île par les Français. Celui-ci a protesté « avec la dernière énergie », a juré que « cela ne se passerait pas ainsi ». Le consul, souriant, lui a fait observer que l'opération était indispensable pour permettre la reconstitution de l'armée serbe, empêcher les sous-marins allemands de profiter des bienveillances corfiotes, et qu'enfin, puisqu'il fallait débarquer soit des Italiens, soit des Anglais, soit des Français, il valait mieux, en raison des sympathies profondes régnant entre Grecs et Français, que l'île fût occupée par ces derniers. Sans perdre une minute, le préfet avertit le consul allemand qui prit la fuite et erra pendant trois jours à travers l'île avant d'oser regagner son consulat.
Puis M. Benigni se rendit au port. Il avait avec lui une douzaine de guides et quelques automobiles. Tout à coup, dans le silence de la nuit, on perçut un bruit de chaînes: les cuirassés jetaient l'ancre. Quelques minutes plus tard une chaloupe arrivait à terre avec des officiers de marine et d'alpins, puis d'autres avec des soldats. Un officier de marine, accompagné de matelots torpilleurs et d'une douzaine d'alpins, monta en automobile, se dirigeant vers le Sud: une demi-heure après, l'Achilléion était occupé.
Les alpins font des patrouilles en ville, surveillent les points suspects et effectuent les arrestations que nécessite la situation. La première est celle d'un Brésilien, chef du service d'espionnage allemand.
Pendant ce temps, le débarquement continue avec un ordre parfait. Les chevaux et les mulets sont bientôt sur le quai où les compagnies du 6e chasseurs s'alignent et forment les faisceaux. Le commandant des alpins voit arriver à lui, en grand uniforme, accompagné d'une escorte prudemment désarmée, le commandant de la garnison de Corfou qui, lui aussi, vient protester « avec la dernière énergie ». D'une voix émue, il lit quelques lignes sur un papier qu'il remet et dont il demande reçu. Le commandant français réplique: « C'est bien, mais parlons d'abord de choses sérieuses. Où et quand voulez-vous que la musique des alpins donne concert à la population?»
Mais l'officier grec tient à son reçu. Le commandant regarde sa montre, prend la feuille et écrit: « Communiqué à 5 heures du matin, le 11 janvier 1916 ». On échange une poignée de main. Il est entendu que les soldats de la garnison resteront à la disposition de leur chef pour faire la police de l'île.
Le soleil s'est levé derrière les montagnes d'Epire, jetant sur la ville ses rayons rougeâtres. La foule accourt au port, stupéfaite de voir le matériel énorme que l'on débarque. Les Français ne sont donc pas à bout de souffle, comme les agents allemands l'assuraient ? La musique des alpins joue ses morceaux les plus entraînants: la population applaudit. Les dernières mahonnes sont à quai. L'opération est terminée.
Depuis lors, tout a marché à souhait. Les alpins ont rendu hier les honneurs à la dépouille funèbre du ministre Théotokis, ancien président du Conseil et grand officier de la Légion d'honneur. Les troupes présentèrent les armes sur le quai, produisant la meilleure impression sur les nombreuses délégations d'hommes politiques arrivées d'Athènes par bateaux spéciaux. Par quelle ironie le sort a-t-il voulu que M. Théotokis, grand ami du propriétaire de l'Achilléion, reçût, à Corfou même, les derniers honneurs d'un des plus beaux bataillons de l'armée française !
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11 janvier 1916, occupation de Corfou par les Alpins français. par R Vaucher, envoyé spécial, l'Illustration, n°3807, 19 II 1916.
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