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Bélisaire, par M. Marmontel, suite 8

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Soumis par efthymiouthomas le

[i] Me rendez-vous la vie, demanda Antonine à Tibère? Est-il bien vrai que mon époux triomphe de ses ennemis? Le jeune homme, pénétré de douleur de n'avoir à leur donner qu'une fausse joie, répondit qu'en effet Bélisaire était libre, qu'il l'avait vu, qu'il lui avait parlé; et que le croyant rendu auprès de sa famille, il venait lui offrir les services d'un bon voisin.

Eudoxe, qui avait les.yeux attachés sur Tibère, fut frappée de l'air de tristesse qu'il tâchait de dissimuler. Vous portez, lui dit-elle, dans notre exil la plus douce consolation ; et, loin de jouir du bien que vous nous faites, vous semblez renfermer quelque chagrin profond ! Est-ce nôtre misère qui vous afflige? Ah ! que mon père arrive, qu'il rende la santé à cette moitié de lui-même; et vous, verrez si l'on a besoin de richesse pour être heureux.

La nature dans ces moments est si touchante par elle-même, qu'Eudoxe n'eut besoin que de ses sentiments pour attendrir et. pour charmer Tibère. Il ne vit point si elle était belle ; il ne vit qu'une fille vertueuse et tendre, que son courage, sa piété, son amour pour son père, élevait au-dessus du malheur. Ne prenez point, madame, lui dit-il, ce sentiment que je ne puis cacher pour une pitié offensante. Dans quelque état que Bélisaire et sa famille soient réduits, leur infortune même sera digne d'envie.-Que parlez-vous d'infortune, reprit la mère?,Si on a rendu-à mon époux la liberté, on a reconnu son innocence; il faut donc qu'il soit rétabli dans ses honneurs et dans ses biens.

Madame, lui dit Tibère, ce serait vous préparer une surprise trop cruelle, que de vous flatter sur sa situation. Il n'a dû sa délivrance qu'à l'amour du peuple. C'est à la crainte d'un soulèvement qu'on a cédé ; mais en y cédant, on a renvoyé Bélisaire aussi malheureux qu'il était possible.

N'importe, ma mère, il est vivant, .reprit la sensible Eudoxe; et, pourvu qu'on nous laisse ici un peu de terre à cultiver, nous ne serons pas plus à plaindre que tous ces villageois que je vois dans les champs. O ciel! la fille de Bélisaire, s'écria le jeune homme, serait réduite à cet indigne état! Indigne! et pourquoi, lui dit-elle? Il n'était pas indigne des héros de Rome vertueuse et libre. Bélisaire ne rougira point -d'être l'égal de Régulus. Ma mère et moi, depuis notre exil, nous avons appris les détails et les petits travaux du ménage; mon illustre père sera vêtu d'un habit filé de ma main.

Tibère ne pouvait retenir ses larmes, en voyant la joie vertueuse et pure qui remplissait le coeur de cette aimable fille. Hélas ! disait-il en lui-même, quel coup terrible va la tirer de cette douce illusion! et les yeux baissés, il restait devant elle dans le silence de la douleur.

[center]CHAPITRE VI.[/center]
BÉLISAIRE, en ce moment même, entrait dans la cour du château. Le fidèle Anselme le voit, s'avance, reconnaît son maître, et, transporté de joie, court au-devant de lui. Mais tout-à-coup s'apercevant qu'il est aveugle : O ciel, dit-il, ô mon bon maître! est-ce pour vous revoir dans cet. état que le pauvre Anselme a vécu ! A ces paroles entrecoupées de sanglots, Bélisaire reconnaît Anselme, qui, prosterné, embrasse ses genoux. Il le relève,, il l'exhorte à modérer sa douleur, et se fait conduire vers sa femme et sa fille.

Eudoxe en le voyant ne fait qu'un cri, et tombe évanouie : Antonine, qu'une fièvre lente consumait, comme je l'ai dit, fut tout-à-coup saisie du plus violent transport. Elle s'élance de son lit avec les forces que donne la rage, et s'arrachant des bras de Tibère et de la femme qui la gardait, elle veut se précipiter. Eudoxe, ranimée à la voix de sa mère, accourt, la saisit, et l'embrasse. Ma mère, dit-elle; ah, ma, mère! ayez pitié de moi. Laissez-moi mourir, s'écriait cette femme égarée. Je ne vivrais que pour le venger, que pour aller leur arracher le coeur. Les monstres ! voilà sa récompense ! Sans lui, vingt fois ils auraient été ensevelis sous les cendres de leur palais. Son crime est d'avoir prolongé leur odieuse tyrannie... Il en est puni; les peuples sont vengés.... Quelle férocité! Quelle horrible bassesse!.... Leur appui ! leur libérateur !.... Cour atroce ! conseils de tigres !... O ciel! est-ce ainsi que tu es juste? Vois qui tu permets qu'on opprime; vois qui tu laisses prospérer.

Antonine, dans ses transports, tantôt s'arrachait les cheveux et se déchirait le visage; tantôt ouvrant ses bras tremblants, elle courait vers son époux, le pressait dans son sein, l'inondait de ses larmes; et tantôt repoussant sa fille avec effroi : Meurs, lui disait-elle, il n'y a dans la vie de succès que pour les méchants, de bonheur que pour les infâmes.

De cet accès, elle tomba dans un abattement mortel ; et ces violents efforts de la nature ayant achevé de l'affaiblir, elle expira quelques heures après.

Un vieillard aveuglé, une femme morte, une fille au désespoir, des larmes, des cris, des gémissements, et pour comble de maux, l'abandon , la solitude et l'indigence, tel est l'état où la fortune présente aux yeux de Tibère une maison trente ans comblée de gloire et de prospérité. Ah! dit-il, en se rappelant les paroles d'un sage, voilà donc le spectacle auquel Dieu se complaît, l'homme juste luttant contre l'adversité, et la domptant par son courage !

Bélisaire laissa un libre cours à la douleur de sa fille, et lui-même il s'abandonna à toute son affliction; mais après avoir payé à la nature le tribut d'une ame sensible, il se releva de son accablement avec la force d'un héros.

Eudoxe étouffait ses sanglots, de peur de redoubler la douleur de son père. Mais le vieillard qui l'embrassait se sentait baigné de ses pleurs. Tu te désoles, ma fille, lui dit-il, de ce qui doit nous affermir, et nous élever au-dessus des disgrâces. Après avoir expié les erreurs de sa vie, ta mère jouit d'une éternelle. paix ; et c'est elle à present qui nous plaint d'être obligés de lui survivre. Cette froide immobilité, où elle laisse sa dépouille, annonce le calme où son ame est plongée. Vois comme tous les maux d'ici-bas sont vains : un souffle, un instant les dissipe. La Cour et l'Empire ont disparu aux yeux de ta mère; et du sein de son Dieu, elle ne voit ce monde que comme un point dans l'immensité. Voilà ce qui fait, dans le malheur, la consolation et la force du sage. — Ah ! donnez-la-moi, cette force que la nature me refuse, pour résister à tant de maux. J'aurais supporté la misère; mais, voir une mère adorée mourir de douleur dans mes bras ! vous voir, mon père, dans l'horrible état où la cruauté des hommes vous a mis ! Ma fille, lui dit le héros, en me privant des yeux, ils n'ont fait que ce que la vieillesse ou la mort allait faire; et quant à ma fortune, tu en aurais mal joui, si tu ne sais pas t'en passer. Ah ! le ciel m'est témoin, dit - elle, que ce n'est pas sa perte qui m'afflige. Ne t'afflige donc plus de rien, lui dit son père ; et de sa main il essuya ses pleurs.

Bélisaire instruit qu'un jeune inconnu attendait le moment de lui parler, le fit venir, et lui demanda ce qui l'amenait. Ce n'est pas le moment, lui dit Tibère, de vous offrir des consolations. Illustre et malheureux vieillard; je respecte votre douleur, je la partage, et je demande au ciel qu'il me permette de l'adoucir. Jusque- là, je n'ai qu'à mêler mes larmes à celles que je vois répandre.

Bientôt vint le moment de rendre à Antonine les devoirs de la sépulture ; et Bélisaire, appuyé sur sa fille, accompagna le corps de sa femme au tombeau. La douleur du héros était celle d'un sage : elle était profonde, mais sans éclat, et soutenue de majesté. Sur son visage était peint le deuil, mais un deuil silencieux et grave. Son front élevé, sans défier le sort, semblait s'exposer à ses coups.

Tibère lui-même assista à cette triste cérémonie. Il fut témoin des regrets touchants qu'Eudoxe donnait à sa mère, et il en revint pénétré.

Bélisaire alors s'adressant à lui : Brave jeune homme, lui dit-il, c'est vous, je le vois, qui avez pris soin de me recommander sur la route ; apprenez-moi qui vous êtes, et ce qui peut m'attirer cet empressement généreux. Je m'appelle Tibère, répondit le jeune homme : j'ai servi sous Narsès en Italie; j'ai fait depuis la guerre de.Colchide, Je suis l'un de ces chasseurs à qui vous avez demandé l'asyle, et dont vous avez si bien réprimé l'imprudence. Je n'ai pas eu de paix avec moi-même, que je ne sois venu vous demander pardon, et une grâce encore plus chère. Je suis riche : c'est un malheur peut-être ; mais si vous vouliez, ce serait un bien. J'ai près d'ici une maison de campagne ; et toute mon ambition serait de la consacrer, en en faisant l'asyle d'un héros. Ma tendre vénération pour vous est un titre si simple, que je n'oserais m'en prévaloir: il suffit d'aimer la patrie, pour partager la disgrâce de Bélisaire, et pour chercher à l'adoucir. Mais un intérêt digne de vous toucher, c'est le mien, c'est celui d'un jeune homme qui désire passionnément d'être admis dans l'intimité d'un héros, et de puiser dans son ame, comme à la source de la sagesse, de la gloire et de la vertu.

Vous honorez trop ma vieillesse, lui répondit Bélisaire; mais je reconnais une belle ame à la sensibilité que vous me témoignez pour mon malheur. Dans ce moment, je désire d'être seul avec moi-même : mon ame ébranlée a besoin de se raffermir en silence ; mais pour l'avenir, j'accepte une partie de ce que vous me proposez; le plaisir de vivre en bons voisins, et de communiquer- ensemble. J'aime la jeunesse : L'ame encore neuve dans cet âge heureux, est susceptible des impressions du bien ;, elle s'enflamme, et s'élève au grand; et rien encore ne la retient captivé. .Venez me voir, je serai bien aise de converser avec vous. [/i]

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