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Bélisaire, par M. Marmontel, 1770, (6).

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[i] « - Hier, lui dit le père de famille, un jeune Seigneur nous demanda si nous n'avions pas vu passer un vieillard qu'il nous dépeignit. Nous lui répondîmes que non. »
« - Hé bien, nous dit-il, veillez à son passage, et dites-lui qu'un ami l'attend dans le lieu où il doit se rendre. Il manque de tout ; ayez soin, je vous en prie, de pourvoir à tous ses besoins. À mon retour je reconnaîtrai ce que vous aurez fait pour lui. »
« - Nous répondîmes que chacun de nous était occupé ou du travail des champs, ou des soins du ménage, que nous n'avions pas le loisir de prendre garde aux passants. »
« - Quittez tout plutôt nous dit-il, que de manquer de rendre à ce vieillard ce que vous lui devez. C'est votre défenseur, votre libérateur, c'est Bélisaire enfin que je vous recommande ; et il nous conta vos malheurs. À ce nom, qui nous est si cher, jugez de notre impatience. Mon fils a veillé toute la nuit à attendre son Général, car il a eu l'honneur de servir sous vos drapeaux quand vous avez délivré la Thrace ; mes filles, dès le point du jour, ont été sur le seuil de la porte. À la fin nous vous possédons. Disposez de nous, de nos biens : ils sont à vous. Le jeune Seigneur qui vous attend vous en offrira davantage, mais non pas de meilleur cœur que nous, le peu que nous avons. »

Tandis que le père lui tenait ce langage, le fils debout devant le Héros, le regardait d'un air pensif, les mains jointes, la tête baissée, la consternation, la pitié et le respect sur le visage.

« - Mon ami, dit Bélisaire au vieillard, je vous rends grâce de votre bonne volonté. J'ai de quoi me conduire jusqu'à mon asile. Mais dites-moi si vous êtes aussi heureux que bienfaisant. Votre fils a servi sous moi ; je m'intéresse à lui. Est-il sage ? Est-il laborieux ? Est-il bon mari et bon père ? »
« - Il fait répondit, le vieillard attendri, ma consolation et ma joie. Il s'est retiré du service, à la mort de son frère aîné, couvert de blessures honorables ; il me soulage dans mes travaux ; il est l'appui de ma vieillesse ; il a épousé la fille de mon ami ; le ciel a béni cette union. Il est vif ; mais sa femme est douce. Ma fille, que voilà, n'est pas moins heureuse. Je lui ai donné un mari jeune, sage et homme de bien, qu'elle aime et dont elle est aimée. Tout cela travaille à l'envi, et me fait de petits neveux, dans lesquels je me vois revivre. J'approche de ma tombe avec moins de regrets, en songeant qu'ils m'aimeront encore, et qu'ils me béniront quand je ne serai plus. »
« - Ah, mon ami, lui dit Bélisaire ; que je vous porte envie ! J'avais deux fils, ma plus belle espérance ; je les ai vu mourir à mes côtés. Dans ma vieillesse il ne me reste qu'une fille, hélas ! trop sensible pour son malheur et pour le mien. Mais le ciel soit loué : mes deux enfants sont morts en combattant pour la patrie. »
Ces dernières paroles du Héros achevèrent de déchirer l'âme du jeune homme qui l'écoutait.

On servit un repas champêtre : Bélisaire y répandit la joie, en faisant sentir à ces bonnes gens le prix de leur obscurité tranquille. C'était disait-il l'état le plus heureux, et pourtant le moins envié, tant les vrais biens sont peu connus des hommes.

Pendant ce repas le fils de la maison, muet, rêveur, préoccupé, avait les yeux fixés sur Bélisaire ; et plus il l'observait, plus son air devenait sombre, et son regard farouche.
« - Voilà mon fils, disait le vieux bon homme, qui se rappelle vos campagnes. Il vous regarde avec des yeux ardents. »
« - Il a de la peine, dit le Héros, à reconnaître son Général. »
« - On a bien fait ce qu'on a pu, dit le jeune homme, pour le rendre méconnaissable ; mais ses Soldats l'ont trop présent pour le méconnaître jamais. »

Quand Bélisaire prit congé de ses hôtes,
« - Mon Général, lui dit le même, permettez-moi de vous accompagner à quelques pas d'ici. » Et dès qu'ils furent en chemin, « souffrez, lui dit-il, que votre guide nous devance, j'ai à vous parler sans témoin. Je suis indigné, mon Général, du misérable état où l'on vous a réduit. C'est un exemple effroyable d'ingratitude et de lâcheté. Il ne fait prendre ma patrie en horreur, et autant j'étais fier, autant je suis honteux d'avoir versé mon sang pour elle. Je hais les lieux où je suis né, et je regarde avec pitié les enfants que j'ai mis au monde.»
« - Hé, mon ami, lui dit le Héros, dans quel pays ne voit-on jamais les gens de bien victimes des méchants ?»
« - Non, dit le Villageois, ceci n'a point d'exemple. Il y a dans votre malheur quelque chose d'inconcevable. Dites-moi quel en est l'auteur. J'ai une femme et des enfants ; mais je les recommande à Dieu et à mon père, et je vais arracher le cœur du traître qui... »
« - Ah, mon enfant, s'écria Bélisaire, en le serrant dans ses bras, la pitié t'aveugle et t'égare. Moi, je ferai d'un brave homme un perfide ! D'un bon Soldat un assassin ! D'un père, d'un époux, d'un fils vertueux et sensible, un scélérat, un forcené ! C'est alors que je serai digne de tous les maux que l'on m'a faits. Pour soulager ton père et nourrir tes enfants, tu as abandonné la défense de la patrie ; et pour un vieillard expirant, à qui ton zèle est inutile tu veux abandonner ton père et tes enfants! Dis-moi crois-tu qu'en me baignant dans le sang de mes ennemis, cela me rendît la jeunesse et la vue ? En serais-je moins malheureux quand tu serais criminel ? »
« - Non ; mais du moins, dit le jeune homme, la mort terrible d'un méchant effraiera ceux qui lui ressemblent; car je le prendrai, s'il le faut, au pied du trône ou des autels, et en lui enfonçant le poignard dans le sein, je crierai : c'est Bélisaire que je venge. »
« - Et de quel droit me vengerais-tu, dit le vieillard, d'un ton plus imposant ? Est-ce moi qui te l'ai donné ce droit que je n'ai pas moi-même ? Veux-tu l'usurper sur les lois ? »
« - Qu'elles l'exercent, dit le jeune homme, on s'en reposera sur elle. Mais puisqu'elles abandonnent l'homme, qu'elles ménagent le coupable et laissent le crime impuni, il faut les abjurer, il faut rompre avec elles et rentrer dans nos premiers droits. »
« - Mon ami, reprit Bélisaire, voilà l'excuse des brigands. Un homme juste, un honnête homme gémit de les voir fléchir ; mais il gémirait encore plus de les voir violer avec pleine licence. Leur faiblesse est un mal, mais un mal passager ; et leur destruction serait une calamité durable. Tu veux effrayer les méchants ; et tu vas leur donner l'exemple ! Ah, bon jeune homme, veux-tu rendre odieux le noble sentiment que j'ai pu t'inspirer ? Feras-tu détester cette pitié si tendre ? Au nom de la vertu, que tu chéris, je te conjure de ne pas la déshonorer. Qu'il ne soit pas dit que son zèle ait armé et conduit la main d'un furieux.»
« - Si c'était moi, dit le Soldat, qu'on eût traité si cruellement, je me sentirais peut-être le courage de le souffrir ; mais un grand homme ! Mais Bélisaire ! … Non, je ne puis le pardonner. »
« - Je pardonne bien, moi, dit le Héros. Quel autre intérêt que le mien peut t'animer à ma vengeance ? Et si j'y renonce, est-ce à toi d'aller plus loin que je ne veux ? Apprends que si j'avais voulu laver dans le sang mon injure, des peuples se seraient armés pour servir mon ressentiment. J'obéis à ma destinée ; imite-moi : ne crois pas savoir mieux que Bélisaire ce qui est honnête et légitime ; et si tu te sens le courage de braver la mort, garde cette vertu pour servir au besoin de ton Prince et de ton pays. »

À ces mots, l'ardeur du jeune homme tomba comme étouffée par l'étonnement et l'admiration.
« - Pardonnez-moi, lui dit-il, mon Général, un emportement dont je rougis. L'excès de vos malheurs a révolté mon âme. En condamnant mon zèle, vous devez l'excuser. »
« - Je fais plus, reprit Bélisaire, je l'estime, comme l'effet d'une arme forte et généreuse. Permets-moi de le diriger. Ta famille a besoin de toi ; je veux que tu vives pour elle. Mais c'est à tes enfants qu'il faut recommander les ennemis de Bélisaire.»
« - Nommez-les-moi, dit le jeune homme, avec ardeur ; je vous promets que mes enfants les haïront dès le berceau. »
« - Mes ennemis, dit le Héros, sont les Scythes, les Huns, les Bulgare, les Esclavons, les Perses, tous les ennemis de l'État. »
« - Homme étonnant, s'écria le Villageois, en se prosternant à ses pieds ! »
« - Adieu, mon ami, lui dit Bélisaire en l'embrassant. Il y a des maux inévitables, et tout ce que peut l'homme juste, c'est de ne pas mériter les siens. Si jamais l'abus du pouvoir, l'oubli des lois, la prospérité des méchants t'irritent, pense à Bélisaire. Adieu. » [/i]

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