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L'archipel en feu, de Jules Verne, chapitre VI, "Sus aux pirates de l'archipel" Suite et fin.

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Soumis par efthymiouthomas le

[i] Là, un certain nombre de curieux avaient pris place autour d’un petit temple de forme circulaire, qui venait d’être récemment élevé à la mémoire de sir Thomas Maitland. Quelques années plus tard, un obélisque allait y être érigé en l’honneur de l’un de ses successeurs, sir Howard Douglas, pour faire pendant à la statue du Haut Lord Commissaire actuel, Frédérik Adam, dont la place était déjà marquée devant le palais du gouvernement. Il est probable que, si le protectorat de l’Angleterre n’eût pris tin en faisant rentrer les îles Ioniennes dans le domaine du royaume hellénique, les rues de Corfou auraient été encombrées par les statues de ses gouverneurs. Toutefois, bien des Corfiotes ne songeaient point à blâmer cette prodigalité d’hommes de bronze ou d’hommes de pierre, et, peut être, plus d’un en est-il maintenant à regretter, avec l’ancien état de choses, les errements administratifs des représentants du Royaume-Uni.
Mais, à ce sujet, s’il existe des opinions fort disparates, si, sur les soixante-dix mille habitants que compte l’ancienne Corcyre, et sur les vingt mille habitants de sa capitale, il y a des chrétiens orthodoxes, des chrétiens grecs, des Juifs en grand nombre, qui, à cette époque, occupaient un quartier isolé, comme une sorte de Ghetto, si, dans l’existence citadine de ces types de races différentes, il y avait des idées divergentes à propos d’intérêts divers, ce jour-là tout dissentiment semblait s’être fondu dans une pensée commune, dans une sorte de malédiction vouée à ce nom qui revenait sans cesse:
«Sacratif! Sacratif! Sus au pirate Sacratif!»
Et que les allants et venants parlassent anglais, italien ou grec, si la prononciation de ce nom exécré différait, les anathèmes dont on l’accablait n’en étaient pas moins l’expression du même sentiment d’horreur.
Nicolas Starkos écoutait toujours et ne disait rien. Du haut de la terrasse ses yeux pouvaient aisément parcourir une grande partie du canal de Corfou, fermé comme un lac jusqu’aux montagnes d’Albanie, que le soleil couchant dorait à leur cime.
Puis, en se tournant du côté du port, le capitaine de la Karysta observa qu’il s’y faisait un mouvement très prononcé. De nombreuses embarcations se dirigeaient vers les navires de guerre. Des signaux s’échangeaient entre ces navires et le mât de pavillon dressé au sommet de la citadelle, dont les batteries et les casemates disparaissaient derrière un rideau d’aloès gigantesques.
Évidemment, – et, à tous ces symptômes, un marin ne pouvait s’y tromper, – un ou plusieurs navires se préparaient à quitter Corfou. Si cela était, la population corfiote, on doit le reconnaître, y prenait un intérêt vraiment extraordinaire.
Mais déjà le soleil avait disparu derrière les hauts sommets de l’île, et, avec le crépuscule assez court sous cette latitude, la nuit ne devait pas tarder à se faire.
Nicolas Starkos jugea donc à propos de quitter la terrasse. Il redescendit sur l’esplanade, laissant en cet endroit la plupart des spectateurs qu’un sentiment de curiosité y retenait encore. Puis, il se dirigea d’un pas tranquille vers les arcades de cette suite de maisons, qui borne le côté ouest de la place d’Armes.
Là ne manquaient ni les cafés, pleins de lumières, ni les rangées de chaises disposées sur la chaussée, occupées déjà par de nombreux consommateurs. Et encore faut-il observer que ceux-ci causaient plus qu’ils no «consommaient,» si toutefois ce mot, par trop moderne, peut s’appliquer aux Corfiotes d’il y a cinquante ans.
Nicolas Starkos s’assit devant une petite table, avec l’intention bien arrêtée de ne pas perdre un seul mot des propos qui s’échangeaient aux tables voisines.
«En vérité, disait un armateur de la Strada Marina, il n’y a plus de sécurité pour le commerce, et on n’oserait pas hasarder une cargaison de prix dans les Échelles du Levant!
– Et bientôt, ajouta son interlocuteur, – un de ces gros Anglais qui semblent toujours assis sur un ballot, comme le président de leur chambre, – on ne trouvera plus d’équipage qui consente à servir à bord des navires de l’Archipel!
– Oh! ce Sacratif!… ce Sacratif! répétait-on avec une indignation véritable dans les divers groupes.
– Un nom bien fait pour écorcher le gosier, pensait le maître du café, et, qui devrait pousser aux rafraîchissements!
– A quelle heure doit avoir lieu le départ de la Syphanta? demanda le négociant.
– A huit heures, répondit le Corfiote. – Mais, ajouta-t-il d’un ton qui ne marquait pas une confiance absolue, il ne suffit pas de partir, il faut arriver à destination!
– Eh! on arrivera! s’écria un autre Corfiote. Il ne sera pas dit qu’un pirate aura tenu en échec la marine britannique…
– Et la marine grecque, et la marine française, et la marine italienne! ajouta flegmatiquement un officier anglais, qui voulait que chaque état eût sa part de désagrément en cette affaire.
– Mais, reprit le négociant en se levant, l’heure approche, et. si nous voulons assister au départ de la Syphanta, il serait peut-être temps de se rendre sur l’esplanade!
– Non, répondit son interlocuteur, rien ne presse. D’ailleurs, un coup de canon doit annoncer l’appareillage.»
Et les causeurs continuèrent à faire leur partie dans le concert des malédictions proférées contre Sacratif.
Sans doute, Nicolas Starkos crut le moment favorable pour intervenir, et, sans que le moindre accent pût dénoncer en lui un natif de la Grèce méridionale:
«Messieurs, dit-il en s’adressant à ses voisins de tables, pourrais-je vous demander, s’il vous plaît, quelle est cette Syphanta, dont tout le monde parle aujourd’hui?
– C’est une corvette, monsieur, lui fut-il répondu, une corvette achetée, frétée et armée par une compagnie de négociants anglais, français et corfiotes, montée par un équipage de ces diverses nationalités, et qui doit appareiller sous les ordres du brave capitaine Stradena! Peut-être parviendra-t-il à faire, lui, ce que n’ont pu faire les navires de guerre de l’Angleterre et de la France!
– Ah! dit Nicolas Starkos, c’est une corvette qui part!… Et pour quels parages, s’il vous plaît?
– Pour les parages où elle pourra rencontrer, prendre et pendre le fameux Sacratif!
– Je vous prierai alors, reprit Nicolas Starkos, de vouloir bien me dire qui est ce fameux Sacratif?
– Vous demandez qui est ce Sacratif?» s’écria le Corfiote stupéfait, auquel l’Anglais vint en aide, en accentuant sa réponse par un «aoh!» de surprise.
Le fait est qu’un homme qui en était à ignorer encore ce qu’était Sacratif, et cela en pleine ville de Corfou, au moment même où ce nom était dans toutes les bouches, pouvait être regardé comme un phénomène.
Le capitaine de la Karysta s’aperçut aussitôt de l’effet que produisait son ignorance. Aussi se hâta-t-il d’ajouter:
«Je suis étranger, messieurs. J’arrive à l’instant de Zara, autant dire du fond de l’Adriatique, et je ne suis point au courant de ce qui se passe dans les îles Ioniennes.
– Dites alors de ce qui se passe dans l’Archipel! s’écria le Corfiote, car, en vérité, c’est bien l’Archipel tout entier que Sacratif a pris pour théâtre de ses pirateries!
– Ah! fit Nicolas Starkos, il s’agit d’un pirate?…
– D’un pirate, d’un forban, d’un écumeur de mer! répliqua le gros Anglais. Oui! Sacratif mérite tous ces noms, et même tous ceux qu’il faudrait inventer pour qualifier un pareil malfaiteur!»
Là-dessus l’Anglais souffla un instant pour reprendre haleine. Puis:
«Ce qui m’étonne, monsieur, ajouta-t-il, c’est qu’il puisse se rencontrer un Européen qui ne sache pas ce qu’est Sacratif!
– Oh! monsieur, répondit Nicolas Starkos, ce nom ne m’est pas absolument inconnu, croyez-le bien; mais j’ignorais que ce fût lui qui mît aujourd’hui toute la ville en révolution.. Est-ce que Corfou est menacée d’une  descente de ce pirate?
– Il n’oserait! s’écria le négociant. Jamais il ne se hasarderait à mettre le pied dans notre île!
 – Ah! vraiment? répondit le capitaine de la Karysta.
– Certes, monsieur, et, s’il le faisait, les potences! oui! les potences pousseraient d’elles-mêmes, dans tous les coins de l’île, pour le happer au passage!
– Mais alors, d’où vient cette émotion? demanda Nicolas Starkos. Je suis arrivé depuis une heure à peine, et je ne suis comprendre l’émotion qui se produit…
– Le voici, monsieur, répondît l’Anglais. Deux bâtiments de commerce, le Three Brothers et le Carnatic, ont été pris, il y a un mois environ, par Sacratif, et tout ce qui a survécu des deux équipages a été vendu sur les marchés de la Tripolitaine!
– Oh! répondit Nicolas Starkos, voilà une odieuse affaire, dont ce Sacratif pourrait bien avoir à se repentir!
– C’est alors, reprit le Corfiote, qu’un certain nombre de négociants se sont associés pour armer une corvette de guerre, une excellente marcheuse, montée par un équipage de choix et commandée pur un intrépide marin, le capitaine Stradena, qui va donner la chasse à ce Sacratif! Cette fois, il y a lieu d’espérer que le pirate, qui tient en échec tout le commerce de l’Archipel, n’échappera pas à son sort!
– Ce sera difficile, en effet, répondit Nicolas Starkos.
– Et, ajouta le négociant Anglais, si vous voyez la ville en émoi, si toute la population s’est portée sur l’esplanade, c’est pour assister à l’appareillage de la Syphanta, qui sera saluée de plusieurs milliers de hurrahs. quand elle descendra le canal de Corfou!»
Nicolas Starkos savait, sans doute, tout ce qu’il désirait savoir. Il remercia ses interlocuteurs. Puis, se levant, il alla de nouveau se mêler à la foule qui remplissait l’esplanade.
Ce qui avait été dit par ces Anglais et ces Corfiotes n’avait rien d’exagéré. Il n’était que trop vrai! Depuis quelques années, les dépréciations de Sacratif se manifestaient par des actes révoltants. Nombre de navires de commerce de toutes nationalités avaient été attaqués par ce pirate, aussi audacieux que sanguinaire. D’où venait-il? Quelle était son origine? Appartenait-il à cette race de forbans, issus des côtes de la Barbarie? Qui eût pu le dire? On ne le connaissait pas. On ne l’avait jamais vu. Pas un n’était revenu de ceux qui s’étaient trouvés sous le feu de ses canons, les uns tués, les autres réduits à l’esclavage. Les bâtiments qu’il montait, qui eût pu les signaler? Il passait incessamment d’un bord à un autre. Il attaquait tantôt avec un rapide brick levantin, tantôt avec une de ces légères corvettes qu’on ne pouvait vaincre à la course, et toujours sous pavillon noir. Que, dans une de ces rencontres, il ne fût pas le plus fort, qu’il eût à chercher son salut par la fuite, en présence de quelque redoutable navire de guerre, il disparaissait soudain. Et, en quel refuge inconnu, en quel coin ignoré de l’Archipel, aurait-on tenté de le rejoindre? Il connaissait les plus secrètes passes de ces côtes, dont l’hydrographie laissait encore à désirer à cette époque.
Si le pirate Sacratif était un bon marin, c’était aussi un terrible homme d’attaque. Toujours secondé par des équipages qui ne reculaient devant rien, il n’oubliait jamais de leur donner, après le combat, la «part du diable,» c’est-à-dire quelques heures de massacre et de pillage. Aussi ses compagnons le suivaient-ils partout ou il voulait les mener. Ils exécutaient ses ordres quels qu’ils fussent. Tous se seraient fait tuer pour lui. La menace du plus effroyable supplice ne les eût pas fait dénoncer le chef, qui exerçait sur eux une véritable fascination. A de tels hommes, lancés à l’abordage, il est rare qu’un navire puisse résister, surtout un bâtiment de commerce, auquel manquent les moyens suffisants de défense.
En tout cas, si Sacratif, malgré toute son habileté, eût été surpris par un navire de guerre, il se fût plutôt fait sauter que de se rendre. On racontait même que, dans une affaire de ce genre, les projectiles lui ayant manqué, il avait chargé ses canons avec les têtes fraîchement coupées aux cadavres qui jonchaient son pont.
Tel était l’homme que la Syphanta avait la mission de poursuivre, tel ce redoutable pirate, dont le nom exécré causait tant d’émotion dans la cité corfiote.
Bientôt, une détonation retentit. Une fumée s’éleva dans un vif éclair au-dessus du terre-plein de la citadelle. C’était le coup de partance. La Syphanta appareillait et allait descendre le canal de Corfou, afin de gagner les parages méridionaux de la mer Ionienne.
Toute la foule se porta sur la lisière de l’esplanade, vers la terrasse du monument de sir Maitland.
Nicolas Starkos, impérieusement entraîné par un sentiment plus intense peut-être que celui d’une simple curiosité, se trouva bientôt au premier rang des spectateurs.
Peu à peu, sous la clarté de la lune, apparut la corvette avec ses feux de position. Elle s’avançait en boulinant, afin d’enlever à la bordée le cap Bianco, qui s’allonge au sud de l’île. Un second coup de canon partit de la citadelle, puis un troisième, auxquels répondirent trois détonations qui illuminèrent les sabords de la Syphanta. Aux détonations succédèrent des milliers de hurrahs, dont les derniers arrivèrent à la corvette, au moment où elle doublait la baie de Kardakio.
Puis, tout retomba dans le silence. Peu à peu, la foule, s’écoulant à travers les rues du faubourg de Kastradès, eut laissé le champ libre aux rares promeneurs qu’un intérêt d’affaires ou de plaisir retenait sur l’esplanade.
Pendant une heure encore, Nicolas Starkos, toujours pensif, demeura sur la vaste place d’Armes, presque déserte. Mais le silence ne devait être ni dans sa tête ni dans son cœur. Ses yeux brillaient d’un feu que ses paupières ne parvenaient pas à masquer. Son regard, comme par un mouvement involontaire, se portait dans la direction de cette corvette, qui venait de disparaître derrière la masse confuse de l’île.
Lorsque onze heures sonnèrent à l’église de Saint-Spiridion, Nicolas Starkos songea à rejoindre Skopélo au rendez-vous qu’il lui avait donné près du bureau de la Santé. Il remonta donc les rues du quartier qui se dirigent vers le Fort-Neuf, et bientôt il arriva sur le quai.
Skopélo l’y attendait.
Le capitaine de la sacolève alla à lui:
«La corvette Syphanta vient de partir! lui dit -il.
– Ah! fit Skopélo.
– Oui… pour donner la chasse à Sacratif!
– Elle ou une autre, qu’importé!» répondit simplement Skopélo, en montrant le gig, qui se balançait, au pied de l’échelle, sur les dernières ondulations du ressac.
Quelques instants après, l’embarcation accostait la Karysta, et Nicolas Starkos sautait à bord en disant:
«A demain, chez Elizundo!»

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