Aller au contenu principal

Le mouchoir rouge (Suite, 6)

Profile picture for user
Soumis par Thomas Efthymiou le

[i]

Le comte Jérôme, qui, pendant le temps que Gérasime écrivait, avait paru lire avec componction la traduction d'un discours du général Foy sur la liberté des peuples, reçut enfin la précieuse épître des mains de son protégé, embrassa celui-ci avec effusion sur les deux joues, en le pressant contre son coeur, et dans une péroraison que l'amoureux aurait trouvée sublime s'il n'avait pas eu des doutes véhéments sur l'honnêteté de l'orateur, celui-ci paraphrasa la généreuse maxime : Vaincre ou mourir; puis il alla trouver madame Palazzi, et eut avec elle un entretien qui dura au moins deux heures, et à la suite duquel Sophie fut appelée chez sa mère.

Le comte était parti. Madame Palazzi, roulant son chapelet dans ses mains d'un air fort
ennuyé, n'eut pas ouvert la bouche qu'à ses premiers mots Sophie décida ceci : Ma mère
récite une leçon.
— Ma bonne petite, dit la belle Caroline, ton parrain est fort en colère. Il m'a appris des
choses épouvantables. Le jeune Delfini parle de toi de la manière la plus offensante ; il prétend que tu l'adores, que tu lui as donné une chaîne de montre en cheveux, de tes propres cheveux, où il suspend un coeur en or percé d'une flèche sur lequel il y a écrit Sophie;- et, en plein café, il a lu ce matin à tous les jeunes gens de la ville une lettre qu'il t'adresse, et qui est un tissu d'impertinences. Il a poussé l'étourderie à ce point de laisser cette lettre à un de ses amis, entre les mains duquel le comte l'a trouvée et l'a prise... Tu devrais bien ne pas encourager ce jeune homme.

Caroline s'arrêta et regarda un peu par la fenêtre pour se délasser après un effort comme
celui qu'elle venait de faire ; mais sa fille avait compris que tout n'était pas encore dévidé du peloton de fil qu'on avait mis dans les mains maternelles, et qu'il fallait attendre la fin. Elle s'assit donc, reprit la tapisserie du chien vert, et se mit à passer des points avec un sang-froid parfait et dans un complet silence.

— Pour moi, je te dirai, continua Caroline quand elle eut suivi de l'oeil pendant quelque
temps les âniers descendant vers le port, que je ne comprends pas grand'chose à toute cette histoire-là. Ton parrain n'aime pas Delfini, voilà ce qu'il y a de clair, et cette malheureuse lettre-que voici l'a mis hors de lui de colère. Au fond, elle est fort bien écrite cette lettre, et je n'y vois rien de très-mal.

Sophie continua à broder, sans lever les yeux sur la lettre que sa mère lui montrait et qu'elle vit parfaitement. Madame Palazzi continua.
—Le plus fâcheux, c'est que ton parrain veut que nous quittions Céphalonie. Il s'est mis dans la tête d'aller passer deux ou trois ans à Ancône, où il a un cousin employé dans les
douanes, et il a persuadé à ton père que c'était la plus belle chose du monde. Tu le sais : ton père ne contredit jamais ton parrain. Mais, ma fille, qu'est-ce que nous allons devenir à Ancône? Je voudrais bien que cette idée ne fût jamais venue au comte !

— Maman, ne pensez-vous pas que. si je faisais la langue du chien d'un vert plus clair,
cela vaudrait mieux ?
— Oui, mon enfant,; mais je l'aimerais mieux violette, c'est plus naturel. Me vois-tu d'ici installée à Ancône pour des années? Qu'est-ce que c'est qu'Àncône? Je suis sûre qu'on ne parle qu'anglais dans cette ville-là, et moi qui n'ai jamais pu en retenir un mot ! Je t'assure que nous y mourrons,d'ennui. Tu devrais bien trouver un moyen de nous empêcher d'aller à Ancône.

Le lendemain, à dix heures du matin, Gérasime étant assis au café, fut accosté par une
petite fille du peuple, très-pauvrement habillée, qui lui dit :

—Monsieur, ma cousine Vasiliki m'a chargée de vous dire qu'elle vous priait de faire parvenir ce paquet à mon oncle Yoryi.

Et l'enfant remit à Gérasime une sorte de rouleau de quelques pouces de long enveloppé
dans de la toile, puis, sans attendre la réponse , elle s'enfuit.

Gérasime fut un peu étonné. Il avait eu à son service, trois mois auparavant, un certain
Yoryi, qui l'avait quitté pour se rendre sur la côte ferme en Acarnanie , où tout portait à
croire qu'il exerçait la profession de brigand; mais instruit de ce fait par les propos de ses
camarades, il n'avait avec son ancien dômestique aucune relation, et il ne comprenait pas
pourquoi on le chargeait d'une commission pour lui. En y réfléchissant, .il se rappela pourtant que Vasiliki était cuisinière chez madame Palazzi. Ce fut un trait de lumière ou plutôt une lueur d'espérance, et en songeant à sa lettre de la veille, il pensa que Jérôme lui avait déjà tenu parole, et que Sophie probablement avait trouvé ce moyen, d'accord avec son parrain, d'établir une correspondance. Il se leva bien vite de sa chaise et courut chez lui. Il prit des ciseaux pour découdre la toile du rouleau qui était très-fortement cousue, ouvrit le tout, et dans une seconde enveloppe formée d'un vieux journal, il trouva quelque chose qui lui fit une telle et si subite impression que, laissant tout tomber, le contenu du paquet s'étala sur le plancher : c'était un mouchoir de soie rouge,
un petit poignard très-pointu et un bouquet de violettes fané.

Le bouquet de violettes n'avait pas de mystère , et c'était une signature certaine. Il l'avait
donné à Sophie un mois auparavant, et elle lui avait promis de le conserver toujours. Le
poignard était un de ces instruments qu'on n'envoie à quelqu'un que pour qu'il s'en serve,
et le.mouchoir rouge montrait ce qu'il en fallait faire. En langage du pays, c'était aussi clair que l'annonce d'une enseigne en lettres d'or sur une boutique de la rue delà Paix.

Ce qui ne l'était pas autant, c'était de savoir quelle était la victime désignée. En proie à une émotion excessivement violente et très-compréhensible , Gérasime s'assit, les deux coudes appuyés sur sa table, pâle comme un mort, pâle comme un homme à qui une femme adorée commande tout droit de tuer quelqu'un, qui trouverait déshonorant de refuser, qui juge bon, utile, nécessaire, indispensable de le faire, mais qui ignore complètement quel est ce quelqu'un, .et qui ne laisse pas que d'avoir une arrière-crainte obscure de l'autorité judiciaire, pointe assez piquante au milieu de tant d'autres sensations.

Qui fallait-il tuer? Là était la question, et plus il l'examinait, plus il devenait perplexe.
Car d'aller s'en prendre à une victime innocente , il n'y avait pas d'apparence de bon sens.
Ne pas se tromper était essentiel. Mais qui était-ce? Il fit en quelques instants, au fond de son esprit, une vraie jonchée de cadavres; puis il les ressuscita successivement, dans l'espérance que ce n'était pas celui qu'il avait cru qui lui était demandé ; et malheureusement- sa situation était telle qu'il lui fallait passer en revue comme possibles, comme probables, les actions les plus atroces.

« Voyons, se disait-il avec un frisson, est-ce que ce serait Palazzi que cet ange me désignerait ? »

Palazzi ! Il vit dans son imagination la personne maigre, efflanquée, ravagée, de ce bon
vivant caduc. Il vit ses cheveux teints, son chapeau sur l'oreille, son gilet de velours, sa
chaîne d'or, sa petite canne à pommeau de cornaline; il vit surtout son sourire grimaçant,
et il entendit sa bouffonnerie favorite.

« Est-ce que Palazzi l'aurait offensée? Est-ce qu'il s'opposerait à notre amour? Ah! le misérable !... Mais pourquoi ? que lui importe? Il ne s'est jamais mêlé de rien ! Je ne lui ai rien fait. Pour trois ou quatre guinées qu'il m'a empruntées et que j e ne l'ai jamais pressé de me rendre, il ne m'aurait pas mis à la porte de chez lui. Ce n'est pas Palazzi, et d'ailleurs, si je le tuais et que ce fût une maladresse, peut-être que Sophie croirait juste de ne pas me le pardonner. Mais à qui donc m'en prendre? Sa mère? cette grosse dame? Allons donc! Paléocappa? Est-ce que, par hasard, il ferait la pluie et I e beau temps dans cette maison? Mais non! C'est Lanza, et Lanza, bien que je m'en défie, ne m'a fait que du bien. Qui donc, qui donc? mon Dieu ! »
Il eut une idée. C'était le dimanche matin. Il courut en toute hâte à l'église, et se plaça sur
les marches du péristyle au moment où la foule des fidèles sortait des offices. On entendait les derniers chevrotements de la voix nasillarde des - popes. Une personne de connaissance passa, puis une seconde, puis une troisième, puis beaucoup. Au milieu de ce monde, il aperçut Sophie marchant d'un air grave et tout à fait édifiant. Elle avait sa mère à droite et son parrain à gauche, et Palazzi, donnant de sa main blanche un tour heureux aux boucles extrêmement pommadées de sa chevelure noire, suivait par derrière. Gérasime regarda fixement la jeune fille, et d'un air qui en disait beaucoup.
Elle comprit, et en passant devant lui avec son escorte, elle ne lui rendit pas son salut; mais arrêtant ses yeux droit sur les siens, elle les reporta brusquement sur Jérôme Lanza, les ramena sur son amant et parut attendre. C'était clair. Il fit un signe d'assentiment. A la même minute, il se sentit assez vivement poussé par derrière , et se retournant, il aperçut un homme de mauvaise mine qui, sans s'excuser, lui laissa voir dans sa manche un couteau ouvert, et disparut.
[/i]

0
0
No votes have been submitted yet.