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Le mouchoir rouge (suite, 5)

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Soumis par Thomas Efthymiou le

[i] « Mademoiselle, pourquoi les paroles ne sont-elles que des paroles et non pas des flammes et des épées, pour vous rendre un compte plus fidèle des tortures que j'éprouve et de la douleur dans laquelle je suis plongé ! Ne plus vous voir, ne plus vous entendre, ne plus vous parler ! Ah ! Sophie ! plutôt mourir mille fois et de suite, à l'instant, du genre de mort le plus atroce, et ne pas souffrir un martyre pareil! Votre mère, cruelle et sans âme (pardonnez-moi ce blasphème, ange adoré, qu'une trop juste indignation arrache à mon âme ulcérée !), votre mère n'a donc jamais-connu la pitié, puisqu'elle me repousse ainsi loin de vous?
Mais qu'ai-je fait? De quoi suis-je coupable? J'allais aujourd'hui même lui demander votre main. Je croyais que mille raisons existaient qui pouvaient me la faire obtenir; mon rang, ma fortune, une existence dévouée à l'amour de la patrie souffrante, tous ces sentiments généreux que je sens brûler dans mon âme et que vos vertus eussent encore fait grandir !
Pourquoi m'écarter avec cette violence? Ah! Sophie, ma Sophie, vous m'avez permis de vous aimer, de vous le dire, de tout espérer , me faut-il perdre à jamais cette couronne de gloire dont j'allais me parer et qui m'aurait fait le plus heureux des hommes?... »

Il y en avait huit pages sur ce ton-là, mélange très-naturel, dans le Midi, de sentiments parfaitement vrais que l'emphase de l'expression rend un peu ridicules pour les gens du Nord. Il y avait aussi des vers, des protestations d'un amour inébranlable, l'assurance qu'il écrirait encore le lendemain et tous les jours, une prière fervente de ne pas oublier et le serment de vaincre toutes les résistances par la fermeté de sa résolution; bref, Sophie fut contente de Gérasime, se dit mille fois qu'elle était aimée, et ne souffla mot de tout ceci.

Deux jours après, Gérasime était assis sur le port dans une attitude mélancolique, lorsque le comte Lanza vint à passer. Celui-ci l'aperçut, vint à lui, le salua avec amitié, et, de la voix la plus affectueuse, lui demanda pourquoi on ne le voyait plus chez la comtesse Palazzi.

Gérasime commença par donner les défaites ordinaires en pareil cas, et ne s'expliquait pas autrement, quand le diable voulut qu'il se rappelât tout à coup, non pas les bruits qui avaient couru sur la disparition du comte Tsalla, mais l'histoire des dix thalaris donnés jadis à une de ses tantes. La vérité est qu'il avait besoin d'espérer comme de respirer l'air, et qu'il cherchait à se rattacher à n'importe qui et à n'importe quoi. Les moindres apparences de bienveillance lui eussent suffi pour lui faire croire à une sympathie dont il avait soif ; il se figura, parce qu'il en mourait d'envie, que cet admirable comte Lanza, qui avait donné dix thalaris à sa tante autrefois, et qui lui parlait avec une si onctueuse affection , était un ami que le ciel lui envoyait tout parfumé d'intentions excellentes, et, d'abondance de coeur, sans rien omettre, avec le luxe d'expressions colorées qu'il employait dans son style épistolaire, il lui raconta son histoire d'un bout à l'autre.

Il lui raconta que son inclination pour Sophie avait commencé, il y avait un an, jour pour jour, à la campagne, à Zante, où la jeune fille était allée passer trois semaines avec sa mère. La jeune demoiselle s'était vite laissé persuader, Gérasime en convint, avec des transports de reconnaissance et d'amour qui excluaient jusqu'au-soupçon d'une vanité quelconque. Il répéta mille fois que ses vues ne tendaient qu'à demander sa main à deux genoux, à l'obtenir, s'il le pouvait, et qu'il ne comprenait pas pourquoi la comtesse Palazzi l'avait si brusquement exclu de son cercle, sans qu'il eût quoi que ce soit à se reprocher.

— Je ne le comprends pas non plus, mon jeune ami, dit le vieux Jérôme en secouant la tête d'un air de commisération douloureuse. C'est un fait complètement inexplicable pour moi; du reste, je veux plaider votre cause auprès de la mère, et vous connaissez trop bien ma fidèle amitié, mon attachement sans bornes à votre famille, pour ne pas être sûr d'avance de mon zèle à défendre vos intérêts. Mais il serait bien important de connaître la cause de votre malheur. Caroline Palazzi n'est pas capricieuse; il faut que quelqu'un vous ait calomnié. Peut-être avez-vous un rival?

Le malheureux Gérasime secoua les épaules pour exprimer sa profonde ignorance , et rejeta la tête en arrière, geste turc qui implique toutes les négations possibles, puis ramenant ses regards sur son confident, une idée lui traversa l'esprit. Il lui trouva, au milieu de ses grimaces sympathiques, un zest de goguenarderie qui l'épouvanta. Il lui sembla, dans un éclair de soupçon, qu'il marchait sur quelque chose de dangereux, et cette pensée s'empara si bien de lui, que la conversation changea absolument de caractère.

— Enfin, continuait Jérôme, il ne faut pas vous décourager, mon enfant. Vous aimez Sophie, vous en êtes aimé, c'est là le principal; j'ai été jeune comme vous, et la victoire finit toujours par rester aux amants. Sans doute vous avez gardé un moyen quelconque de correspondre avec la jeune fille? Je ne vous fais pas cette injure de croire que vous négligerez une précaution si nécessaire. C'est d'ailleurs un plaisir si doux ! Comment communiquez- vous ensemble?
— Hélas ! jusqu'à présent il m'a été absolument impossible de lui rien, faire dire, et pas davantage d'en recevoir un encouragement quelconque.
— Vraiment !
— Je vous le jure. A quoi me servirait-il de feindre avec vous, qui êtes mon unique soutien dans le monde ?
— En effet, je le suis et n'en doutez jamais. Vous passez bien cependant quelquefois sous les fenêtres de Sophie?
— Je n'ai osé le faire qu'une fois, et je n'ai pas été assez heureux pour l'apercevoir.
— Voilà qui est tout à fait fâcheux. Je ne peux pas supporter que les choses restent ainsi. Tenez! entrons chez vous. Écrivez de suite quelques lignes pour tranquilliser la pauvre enfant. Ne lui dites rien, bien entendu, qu'un homme de ma sorte ne puisse avouer. Je lui glisserai adroitement cette consolation sans que sa mère en sache rien, et avant la fin de la semaine j'espère avoir arrangé les choses de manière que l'affaire soit devenue ce que nous pouvons la souhaiter.

Gérasime était tombé dans un état lamentable: d'un côté, il désirait avec passion s'abandonner à Jérôme ; de l'autre, il s'en méfiait horriblement depuis une minute. Il lui avait parlé avec la candeur la plus absolue; mais aussi il lui avait fait des contes bleus ; s'il avait eu tort d'être sincère, quels malheurs n'allaient pas en résulter peut-être pour Sophie elle-même? Si, au contraire, il avait fait une sottise en se défiant, ses mensonges retom- beraient sur sa tête, et pour peu que Jérôme s'en aperçût, celui-ci aurait le droit de se piquer, qui sait même? de le traiter en ennemi.
Maintenant, fallait-il donner une lettre ? ne fallait-il pas la donner? Que croire? que penser? qu'imaginer? que résoudre? que faire? Il y avait plus de tapage et d'agitation dans sa tête que dans un haut fourneau où vingt foyers lancent des colonnes de flammes, où le fer en fusion grésille et où vingt marteaux gigantesques battent tous ensemble à contre-mesure au bruit étourdissant des chutes d'eau qui les font mouvoir. Au milieu de ses incertitudes, il se laissa aller, et, tout en se demandant s'il était prudent d'écrire, il écrivit. Il avait une malheureuse disposition native pour les plumes et l'encre. Il écrivit à sa manière onze pages de divagations amoureuses, de promesses de mourir, d'exclamations fulminantes, et par une conséquence assez naturelle de son tempérament, tout en étant très-exalté, il eut grand soin de ne rien dire qui impliquât nécessairement le contraire de ce qu'en dernier lieu il avait affirmé à Jérôme et qui n'était nullement vrai, comme vous le savez. Il se méfiait que son confident ne remettrait pas la lettre ; il se tenait à peu près sûr qu'en tout cas il la lirait, mais il avait eu à l'écrire un plaisir excessif, et dût-elle ne jamais arriver dans les mains adorées de Sophie, c'était quelque chose que d'avoir pu encore une fois mettre sur du papier ces phrases de roman qui dépeignaient ,si bien et si agréablement à leur auteur l'état intéres-sant de son âme.
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