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Le mouchoir rouge, d'A de Gobineau, 1872.

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Soumis par Thomas Efthymiou le

[i] [center][b][u]Le mouchoir rouge.[/u][/b]
( tiré des « Souvenirs de voyage, Céphalonie, Naxié et Terre-Neuve »
d’Arthur de Gobineau - (1816-82) -, édités en 1872.)[/center]

Céphalonie est une île charmante. Je pourrais vous rappeler ce qu'en dit Homère, mais son héros n'ayant aucune relation avec Sophie, je ferai tout aussi bien de glisser sur l'opinion de l'auteur de l'Odyssée. Les Vénitiens s'étaient rendus maîtres de ce pays-là de toutes les manières. Ils y avaient apporté leurs lois et implanté leurs mœurs, qui n'en sont plus sorties, vivaces de telle sorte qu'elles ont survécu à la domination de Saint-Marc. Quand on se promène dans la rue principale d'Argostoli, on ne manque pas de remarquer des maisons où le style de Palladio a été reproduit de cinquième ou sixième main par un élève architecte peu maladroit; et bien que les arcades n'aient pas la majesté des grandes arcades ouvertes au rez-de-chaussée du palais Mocenigo ou du palais Vanier, bien que les fenêtres à grands cintres, couronnées de guirlandes massives, n'aient pas tout à fait l'air somptueux de leurs modèles sur le canal Grande, bien que, surtout, les édifices que l'on contemple manquent de largeur et d'ampleur, possédant rarement plus d'un étage, encore est-il que l'on retrouve là un souvenir vivant et juste, quoique rapetissé, de l'ancienne souveraine de l'Adriatique. Perpendiculairement à cette rue que je décris et dont la chaussée est rayée à l'italienne de deux larges lignes de dalles, s'ouvrent des ruelles étroites, obscures, assez mystérieuses, serpentantes, qui ne sont pas moins caractéristiques que la voie tout ouverte et toute droite à laquelle elles aboutissent ; celle-ci représente l'élégance et la gaieté italiennes, les autres en figurent l'astuce et les dangereuses réserves.
Dans la grande rue, au coin d'une des ruelles, existe un hôtel, un des plus beaux de la ville. Il appartient, comme il a toujours appartenu, à la famille des comtes Lanza, une des plus illustres maisons de l'île. Je ne crois pas qu'elle soit fort ancienne, tout est neuf dans ce vieux pays; mais vers la fin du dix- septième siècle, un certain Michel Lanza, le héros de sa race, fut anobli par un décret du grand conseil, et même créé chevalier de Saint-Marc; il donna naissance à une lignée d'avocats et de médecins redoublés, qui s'appelèrent à tout jamais les comtes Lanza, firent fortune, se signalèrent par une avarice sordide, prêtèrent leur argent à gros intérêts aux bourgeois, aux ouvriers, aux paysans frappés de respect, et prirent rang, de l'aveu général, parmi les cinq ou six maisons citées» comme les plus respectables et les plus illustres des îles vénitiennes. Tant que la République régna, ces seigneurs, médecins et avocats, furent toujours des premiers admis à la table des provéditeurs, quand ces dignitaires donnaient à souper; les capitaines des galères se faisaient un honneur de les inviter à leurs fêtes navales ; il ne se jouait pas une partie de pharaon en bonne compagnie qu'ils n'en fussent priés; quant à eux, de mémoire d'homme, ils ne donnèrent jamais un verre d'eau à qui que ce soit, ce qui confirma leur réputation méritée de patriciens prudents et avisés.
Quand le dernier doge se fui décoiffé de la corne ducale et que les îles Ioniennes ne surent plus à qui se rendre, le comte Jérôme Lanza devint le point de mire des espérances de ses compatriotes. Tout le monde se tourna vers lui dans l'attente de ce qu'il allait faire, et la patrie effarée sollicita ses conseils. Il ne trompa pas les espérances. Le front grave, la bouche serrée, il lui arriva de hocher la tête d'un air composé qui donna beaucoup à réfléchir. Il fut dévoué aux Français, très-dévoué aux Russes, extrêmement dévoué aux Anglais, et professa toujours hautement l'opinion que la domination qui précédait celle sous laquelle il parlait avait été désastreuse et bien heureusement remplacée. Les pouvoirs successifs le considérèrent comme un homme sûr et comme un grand citoyen; il avait reçu la croix de la Légion d'honneur de l'empereur Napoléon I"; il devait à l'estime de l'empereur Alexandre la croix de Sainte-Anne, et la reine Victoria jugea que c'était honorer la croix de Saint-Georges que de la lui offrir. Il l'accepta avec une modeste fierté. Du reste, il était de mœurs simples, et allait dans les rues en habit noir râpé, en cravate d'un blanc douteux, quelquefois en pantoufles, fidèle en cela au laisser-aller italien, et toujours sans le moindre ruban à sa boutonnière. On lui en savait gré.
Le comte Jérôme Lanza avait au fond du coeur des passions fortes, et s'il était, en réalité, assez indifférent aux affaires des autres, il ne l'était nullement, tant s'en faut, à ses intérêts, ses plaisirs et ses affections. Peu de semaines après son retour de Padoue, où il avait reçu ses degrés et pris ses licences, il avait rencontré chez une de ses cousines, une nouvelle mariée, la comtesse Palazzi, dont la première vue le frappa singulièrement. Ce fut le coup de foudre dont les gens qui raisonnent sur l'amour ont tant parlé. Lanza était, à cette époque, fort agréable, causait bien, chantait avec plus de goût naturel que de savoir, en somme semblait tout à fait digne de plaire, et il plut. Un an s'écoula à peine, et madame Palazzi venait d'avoir son premier enfant que, devenu l'ami intime de l'époux, il se trouva installé dans tous les droits, devoirs, prérogatives, jouissances, immunités et douceurs d'un état qui devait durer sa vie entière. Dans ce côté de son existence, il porta un dévouement qui dépassa l'ordinaire. Il ne voulut jamais se marier, il paya deux fois les dettes de Palazzi, qui se laissa successivement égarer par une cantatrice et par une certaine miss Julia Boyle, venue à Céphalonie sur le même navire que l'état-major du 84e des highlanders, circonstance extraordinaire due à des malheurs de famille, comme l'expliquait ce pauvre Denys Palazzi, qui ne douta des mérites et des vertus de sa Julia que lorsqu'il eut rencontré une dame de Paris; celle-ci lui fit faire du chemin.
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