“J’ai tout de suite aimé ce pays-là, ces gens, leur hospitalité homérique. Je n’ai jamais été de ces « amoureux » de la Grèce qui s’y trouveraient tellement mieux si elle n’était pas habitée par des Grecs.”
Appelée K., située dans le Dodécanèse, l’île dans laquelle se passe Le Plongeon d'Olivier Delorme (qui vient de paraître aux Éditions H&O) est-elle Kos, comme on le pense immédiatement, ou bien une île imaginaire ? Imaginaire à force de détails historiques, géographiques, anthropologiques accumulés… Rencontre avec un fidèle de la Grèce depuis trente ans.
- « Juste une précision : la « K. » où est située ce livre n’est pas Kos… ce livre est un roman et, comme tel, il est placé sous le signe de la transposition : tout est vrai et rien ne l’est. J’ai vécu, de l’été 1997 à l’éetté 1999, dans la petite île-volcan de Nisyros. Elle est effectivement située non loin de la grande île de Kos, alors que dans Le Plongeon l’action se passe dans la petite île de K., voisine d’une grande île de N. C’est le plaisir du romancier que de brouiller les pistes ; mais c’est aussi parce que la K. du livre, si elle ressemble effectivement d’assez près à l’île où j’ai vécu, n’est pas cette île, elle est cette île-là et d’autres en même temps ; j’en ai parcouru beaucoup depuis mon premier voyage en Grèce en 1973. Et ma description de l’endroit, si elle est réaliste pour certains détails, certains paysages, certaines particularités sociologiques (le fait que les femmes ont longtemps hérité des maisons dans cette région, par exemple) est, pour d’autres, inspirée d’autres lieux. Je ne voulais pas non plus que les gens au milieu desquels j’ai vécu pendant deux ans, s’imaginent qu’ils étaient caricaturés. Mes personnages, comme l’histoire, sortent de mon imagination. Pas d’un cadre réel. »
La couleur est annoncée dès les premières pages du Plongeon : deux jeunes hommes français qui se sont aimés, une quarantenaire franco-autrichienne sous neuroleptiques, un amant grec pour l'un des garçons, le tout sur fond de bleu égéen… bref, on pourrait penser de n'avoir affaire qu'à un roman à l'eau de rose pour résidents du Mykonos-Gayland. Il faut cependant avoir la curiosité d’aller au delà et l’on entre alors dans les méandres de l'enquête policière de Paraskévas, le capitaine de gendarmerie de l'île, qui nous tiendra en haleine sur le tumultueux destin des 4 protagonistes : Marc, Mathieu, Iannis et Loukas. Quatre témoignages sur un même fait ? Explications…
- « Je suis un grand admirateur de Durrell et lorsque j’ai lu Le Quatuor d’Alexandrie, j’ai eu un mal fou à terminer le premier tome : Justine. Je me demandais où il voulait en venir, je trouvais que cela n’avait ni queue ni tête. Et puis j’ai ouvert le deuxième volume, et le troisième… et alors je me suis dit : quelle récompense ! toutes les pièces du puzzle, privées de signification, prenaient soudain un sens, puis deux… Consciemment ou inconsciemment, je ne sais vraiment plus, cette expérience littéraire-là m’a inspiré le début de ce livre. On n’écrit jamais qu’en fonction de ce qu’on a lu, aimé, admiré. En tout cas pour ce qui me concerne. J'ai cherché à ne pas dévoiler trop vite pourquoi ces personnages se retrouvaient là ensemble ; je n'ai pas voulu donner toutes les clés au départ, j’ai voulu intriguer. J'ai aussi cherché à donner l’impression d’un temps qui s'étire.»
Un temps un peu à la grecque, comme dans Les Ombres du levant, le premier roman d'Olivier Delorme. Comme le temps de son amour pour la Grèce, avec la Grèce…
- « Mon premier souvenir qui touche à la Grèce c'est la collection des Contes et Légendes ; je crois que c'était le volume sur la mythologie. Ensuite il y a eu l’Italie du Sud – la « Grande Grèce » – pendant les vacances : Paestum, d’où vient le plongeur de la couverture du Plongeon. Et lorsque j'ai eu le brevet, j’étais déjà tellement fou de Grèce, sans y être jamais allé, que mes parents ont tout de suite songé à me récompenser par un voyage là-bas. C'était en 73, juste au moment où Papadopoulos faisait son référendum. Nous avons débarqué en Épire, passé deux semaines à Parga ; puis nous sommes allés à Athènes (je ne vous mens pas, la première fois que j’ai vu l’Acropole, au milieu d’un embouteillage bien sûr, j’ai pleuré), en passant par Delphes : l’émerveillement. En rentrant, j’ai absolument voulu commencer le grec ancien et puis l’été suivant, j’ai travaillé pendant les vacances pour me payer un voyage à Pâques avec l’Association universitaire Athéna… avant de partir tout seul, sac au dos. »
Vous êtes donc devenu un inconditionnel de la Grèce ?
- « On me l’a même reproché parfois, nous confie Olivier. A la sortie des Ombres du levant, j’ai été invité au Salon du Livre de Brives. C’était l’époque où se posait le problème de la reconnaissance de l’ex-République yougoslave de Macédoine. Dans le train, au retour, je me suis retrouvé à expliquer, je ne sais plus pourquoi, que ce problème était plus complexe historiquement et politiquement que ne le laissait entendre la presse occidentale qui ramenait cela à une question de drapeau et de nom. Qu’il y avait eu le terrorisme bulgaro-macédonien des komitadjis et du VRMO, les guerres balkaniques, la Grande Catastrophe, l’occupation bulgare et la politique de slavisation forcée durant la dernière guerre, la question macédonienne durant la guerre civile… Mais mes interlocuteurs, des Belges, se sont énervés : face à une telle explosion de nationalisme, il était, selon eux, coupable d’essayer de justifier… et ils ont fini par me demander si je n'étais pas payé par l'Ambassade de Grèce. »
Et alors ?
Olivier nous répond en riant : « Hélas, non, je crois que je n’ai pas choisi le bon côté. Je crois qu’en revanche, dans la région, certains n’hésitent pas à offrir des séjours sur le Bosphore qui, m’a-t-on dit, ne sont pas toujours refusés. »
L'année du bac, Olivier travaille un mois à Carrefour et s'offre deux mois dans les Cyclades (Paros, Naxos, Ios, Santorin, Milos, Kimolos où il se retrouve seul étranger pendant presque une semaine, Siphnos, Sériphos, Kéa) avant de faire sa première rentrée à la fac. Alors les Cyclades, et l’année suivante le Dodécanèse, ce n'est pas forcément l'approche attendue pour quelqu'un qui se destine à devenir agrégé d'histoire. Olivier se défend d'être un touriste « plage et soleil » :
- « Il est vrai que, jusqu’ici, je n'ai jamais visité le Nord de la Grèce. Mais à cette époque-là, je voulais faire de l'histoire ancienne et de l'archéologie. Le mémoire de ma maîtrise portait sur un décret monétaire athénien ; en 80, j’ai participé à une mission de fouilles françaises dans le nord de la Syrie ; je voulais entrer à l’École Française d’Athènes. Durant d’autres voyages j'ai visité le Péloponnèse, « écumé » les plus petits sites archéologiques comme l’Héraion d’Argos, Némée ou Trézène : trois pierres l’une sur l’autre, mais pour moi c’était magique parce qu’en même temps je me récitais Phèdre de Racine : « A peine nous sortions des portes de Trézène/Il était sur son char… ». J’avais alors une vision très archéologique et littéraire de la Grèce, mais en cheminant avec Hérodote, Racine, Thucydide ou Lacarrière, je découvrais aussi un pays actuel, charnel, habité. Un pays qui n’était pas que de marbre blanc et de soleil. Un pays qui mangeait, qui buvait, qui attendait l’autobus… ou le bateau comme dans mon Plongeon. Celui qui travaille dans les champs et joue au tavli. Celui des gens qui m’accueillaient. A cette époque-là, les chambres chez l’habitant étaient vraiment chez l’habitant. On couchait dans des lits à côté desquels pendait le pantalon du grand-père avec, aux murs, les portraits d’ancêtres à cartouchières et moustaches en crocs, avec, le soir, sur la table, un raisin ou une pêche : j’ai tout de suite aimé ce pays-là, ces gens, leur hospitalité homérique. Je n’ai jamais été de ces « amoureux » de la Grèce qui s’y trouveraient tellement mieux si elle n’était pas habitée par des Grecs. Moi, j'ai très vite eu envie de partager leurs plaisirs, leur table, leur manière d’être ensemble, comme ce jour, à Sifnos je crois, où j’avais loué une chambre dans la maison d’une famille qui, le lendemain de mon arrivée, fêtait le retour du fils après un an et demi en mer ; j’ai tout de suite adoré leur manière de s’engueuler pour rien, de s’énerver pour une broutille et de rester d’un calme « olympien » devant des situations qui feraient bondir n’importe quel occidental. C’est cette Grèce-là que j’ai essayé de mettre en scène, de faire aimer dans Le Plongeon. »
Des souvenirs et des expériences qui vont accompagner les longs hivers du jeune Olivier jusqu'en 1982, année où il passe son agrégation. L'année suivante il doit partir en… Turquie, faire son service militaire en coopération, séjour qu'il comptait mettre à profit pour faire une thèse en numismatique sur un trésor de monnaies grecques d’Asie Mineure. Pas de chance…
- « J’étais prof d’histoire dans un collège en Picardie… un collège qui ressemblait un peu à celui de Cheuffières en Morvieux qu’évoque Marc dans Le Plongeon. Je pensais n’y rester qu’une année mais le poste que je visais à l’Institut d’études anatoliennes a été supprimé lors de je ne sais quel plan d’austérité budgétaire ; c’était une période dure pour moi, une histoire d’amour se terminait, mal – celle qui m’a servi de « modèle » pour Les Ombres du levant. Je n’avais pas l’énergie de me battre. Et puis, durant l’été, alors que je me demandais comment j’allais faire pour passer une deuxième année dans cet endroit, j’ai eu l’opportunité de rentrer à l'Institut Charles de Gaulle pour y diriger le service des Études et recherches : un boulot passionnant ; mais un virage à 180° par rapport à l’archéologie…»
Il y restera 7 ans. Travaillant alors sur l’histoire contemporaine (aujourd’hui, entre autres activités, il enseigne l’histoire des relations internationales au XXe siècle à Sciences po), il ne perd pas pour autant le contact avec la Grèce qu’il continue à parcourir durant ses vacances. Mais son travail lui donne aussi l’occasion de s’intéresser à d’autres périodes de l’histoire grecque que l’Antiquité ; il se passionne pour l'histoire de la Résistance, de la guerre civile. De 86 à 90, il prépare un colloque international et s'occupe plus particulièrement des relations de l'Institut avec la Grèce. « Tout cela a complètement changé mon point de vue », nous dit-il . Et fournira la toile de fond de son premier roman, Les Ombres du levant, dont une grande partie se passe en Grèce, sous la dictature Métaxas, durant la guerre d’Albanie, dans les maquis de la Résistance et jusqu’aux débuts de la guerre civile.
Comment un Français peut-il se représenter l'histoire d'un autre pays ?
- « J’écris à partir de ce que je sais, de ce que j’ai appris, mais aussi de ce que je sens et j’ai une relation très intime avec beaucoup de choses en Grèce, nous répond Olivier. Mais je prends toujours garde à ne pas essayer de parler comme j’imagine que le ferait un Grec. Je suis Français et je ne peux pas parler du point de vue des Grecs. Dans Les Ombres du levant, par exemple, je parle de la Résistance grecque mais du point de vue d'un Français libre qui est le protagoniste du livre et part en mission en Grèce occupée. Cela ne m’a pas empêché, lorsque j’ai montré mon manuscrit à André Kédros, de recevoir de lui le plus beau des compliments que je pouvais espérer : « je ne comprends pas comment un Français, et de votre âge en plus, a pu rendre de si près ce qu’était l’atmosphère d’un maquis grec. » Je crois qu’il y a quelque chose de très mystérieux, de presque magique, dans la familiarité que j’ai toujours ressentie avec ce pays. Dans Le Plongeon, il en va de même ; je mêle un mythe antique, l’histoire de la guerre civile et des Colonels, la vie politique des années 90 : la Grèce est omniprésente, mais le narrateur est un Français qui aime la Grèce, qui rêve de s’y installer. »
- « Je consacre en effet à cette île de courts chapitres intercalaires qui peuvent, au premier abord, n’apparaître que descriptifs et sans utilité pour le récit. Ce n’est pas le cas. Cette île est un volcan. J’ai vécu deux années durant sur un volcan. Avec un ou deux tremblements de terre chaque jour pendant le premier mois qui a suivi mon installation. Avec de temps en temps un Bang venant du côté du cratère, et qui n’était pas le bruit d’un avion de chasse turc passant le mur du son en violant l’espace aérien grec. Avec, soudain, lorsque j’étais en train d’écrire, une drôle d’odeur qui venait me chatouiller les narines, et dont, après quelques secondes, je me disais que – mais oui ! bien sûr – c’était une odeur de soufre. Je peux vous assurer qu’il n’est pas indifférent de vivre là plutôt qu’ailleurs. Comme le Marc du Plongeon, je n’ai jamais ressenti « mon » volcan comme une puissance menaçante. Mais c’est une puissance. Un volcan dégage de la force, imprime sa marque ; j’ai écrit dans un de ces petits chapitres que ce volcan « avait une splendeur périlleuse et que ce n’était pas un hasard si l’on s’[en] éprenait », et dans un autre que sa « fréquentation exacerbe les caractères et les situations », que « rien ni personne dans cette histoire ne se serait déroulé [sans lui] de la même façon ». Je pourrais ajouter que j’ai vu cet endroit rejeter violemment certaines personnes qui ne supportent pas cette force, comme l’absent du Plongeon, Paul, « l’ami » d’Iris, tandis qu’elle, que vous appelez avec justesse la « quarantenaire franco-autrichienne sous neuroleptiques », va trouver son équilibre, sa rédemption sur ce volcan, auprès d’un Grec dont le destin est lui aussi très lié aux soubresauts du Titan qui habite – aujourd’hui encore, il s’agit pour moi d’une certitude ! – sous le cratère. Je pourrais ajouter aussi que je n’aurais pas écrit de la même façon ce livre, que je n’aurais pas écrit le même livre, si je ne l’avais pas écrit sur un volcan. »
Je remarque que quand vous parlez de vous, vous vous référez souvent à vos romans, vous dites souvent "comme dans…" ; jusqu'où Le Plongeon ou même Les Ombres du levant, sont-ils autobiographiques ?
- « Madame Bovary c’est moi », répond Olivier en riant de nouveau. «Tout est vrai et tout est faux. Tout est vrai parce que tout est imaginaire, piqué d’éclats de ce que je suis, principalement dans Marc, mais pas uniquement. J'ai vécu deux ans à Nisyros et j’ai enseigné un an en Picardie ; il m’est arrivé de fréquenter un sauna tout près de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui fut, un temps, transformé en magasin de surgelés. Je pourrais multiplier les exemples : mais je n’ai rencontré ni Iris ni Iannis, ni Loukas ni Eva, l’inquiétante Allemande, ni Mme Ekavi, l’adorable pâtissière, et je n’ai jamais eu de démêlés avec aucun capitaine de gendarmerie. Je n’ai pas de tatouage, même si j’ai parfois rêvé d’en avoir ; j’ai eu une aventure avec un Autrichien : elle a duré une semaine, m’a inspiré la rencontre de Marc et Mathias, mais le reste de leur vie est pure invention ; quant aux trois vieux : j’en ai vu un jour d’assez semblables, sur le port de Tinos : je ne comprenais pas bien le grec alors, et j’ai pensé qu’ils pouvaient ainsi s’engueuler tous les soirs, pour la même querelle insignifiante, par plaisir en somme, et depuis la nuit des temps. La plus grande jouissance du romancier est là : bâtir une fiction, et, au fur et à mesure qu’elle s’élabore, voir remonter vers la conscience des choses qu’on a vécues, des sentiments qu’on a éprouvés, les prêter à tel ou tel, dans une situation qui n’a rien à voir avec la réalité, mélanger, déformer, accuser les traits pour provoquer l’émotion ou le rire ; parce que j’ai aussi essayé de faire un livre drôle, ironique. »
Dans les différentes scènes de la vie locale qui ponctuent Le Plongeon, on est frappé par le détail des descriptions et la minutie documentaire… Jusqu'à trouver à la fin un index des personnages historiques cités, avec les biographies du dictateur Papadopoulos, de Papandréou, père et fils, des leaders de la droite grecque, de l'ex-roi Konstantin et de sa mère Frédérika…
- « Mon public est d’abord français, même si j’espère que ce livre pourra être publié en grec. Et les Français ne connaissent pas forcément les subtilités de la vie politique grecque. Quant aux Grecs, ils font de la politique partout et tous les jours ; ces personnages qui ont marqué l'histoire du pays, qui ont influé sur le destin de tel ou tel personnage, apparaissent ici ou là dans des discussions, etc. À un moment, il m’a semblé que, si je voulais être suffisamment clair, je risquais de surcharger de précisions le corps même du récit, d’en altérer le rythme que je voulais lui imprimer. C’est l’exemple de Cités à la dérive de Tsirkas qui m’a suggéré cette solution. »
Cela reste tout de même un roman militant. Le chapitre sur la soutenance de l'agrégation devient une plaidoirie pour l'homosexualité à coup de références à l'Antiquité.
- « Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un plaidoyer. Ce que j’écris d’Harmodios et Aristogiton, les meurtriers du tyran Hipparque, du Bataillon sacré des Thébains formé d’amants, des pratiques des stoïciens, de l’homosexualité dans l’éducation des jeunes hommes, etc., n’est pas outré. Les inscriptions érotiques que découvre Marc, on en trouve de semblables sur le site de la cité classique de Théra à Santorin. Diriez-vous que dans les Mémoires d’Hadrien, Yourcenar plaide pour l’homosexualité ? Non vraiment, je ne fais qu’insister sur le fait, exotique pour nous, après deux mille ans de judéo-christianisme, qu’il a existé des lieux et des temps dans le monde où il eût semblé ridicule de parler des homosexuels comme d’anormaux ou de « blessés de la vie », où l’homosexualité était une sexualité alternative, réglée dans ses modalités par des usages, des codes sociaux, des rites, des interdits aussi. »
Des amours homosexuels, dont le terrain de prédilection est la Grèce, les îles, et qui s'appuient sur une certaine lecture de la sexualité dans l'Antiquité… Tout cela n’est-il pas un peu convenu ?
Olivier récuse l’idée qu’il ne ferait que reproduire des clichés : « Je suis homosexuel », se défend-il, « et là encore, comme je ne peux parler de la Grèce que du point de vue du Français que je suis, les histoires d'amour dont je peux parler le mieux sont celles que je connais, sauf à faire comme Proust qui féminisait un des deux partenaires. Mais il me semble que la société d’aujourd’hui permet de ne plus être obligé d’en passer par là, qu’on peut prétendre être lu par tous même si l’on ne partage pas la sexualité de la majorité, et ceci sans se définir, se réduire, à la sexualité qui est la sienne. Le mythe que je recrée, mais à partir de mythes locaux qui sont réellement attestés, donne la clé du destin de tous mes protagonistes ; il ne concerne pas que les homosexuels. Ce plongeon qui donne son titre et sa couverture au livre, a été une figure, dans l'Antiquité, du passage d’une vie à une autre, de l’adolescence à l’âge adulte, de la vie ici-bas à celle de l’au-delà ; il trouve dans mon roman une résonance identique dans sa nature et différente dans ses manifestations pour chacun des personnages, qu’ils soient homosexuels ou hétérosexuels. »
Vous prétendez qu’aujourd'hui l'homosexualité n'est pas un problème en Grèce et que l'Eglise aurait joué un rôle en cela. Beaucoup de Grecs seraient surpris de vous entendre.
- « Je ne dis pas vraiment cela. Je dis seulement que l’Orthodoxie s’est toujours montrée beaucoup moins obsédée que le catholicisme occidental à plier le peuple des fidèles à un idéal ascétique dans le domaine de la morale privée, et notamment sexuelle. Il suffit de lire en parallèle ce qu’ont pu écrire le patriarche Bartholomé et le pape Jean-Paul II sur la contraception, l’avortement ou l’homosexualité. Le supplice de la Croix, la faute (notamment le péché de chair et a fortiori s’il est sodomite), la contrition sont au centre du christianisme occidental ; Pâques, la résurrection et la joie sont au centre de l’Orthodoxie. La machine à culpabiliser qu’est la confession telle qu’elle est pratiquée dans l’Église catholique est inimaginable en Grèce. Marc est d’éducation catholique, il a été élevé dans une culture où l'homosexualité est un vice infâme, culpabilisant. Il découvre la Grèce, d’abord, par une culture antique dans laquelle l'homosexualité est au contraire claire, lumineuse. Le contact avec cette Grèce-là lui fait réaliser qu’il n'est pas coupable de ce qu’il est ; Madame Bovary encore… disons que cette rencontre a eu aussi pour moi une vertu libératrice. Je ne dis pas pour autant qu’il n’y ait aucun problème pour vivre son homosexualité dans la Grèce d’aujourd’hui… ou d’hier ; je pense simplement, sans pouvoir beaucoup développer là-dessus, que le problème ne se pose pas de la même manière que dans l’Occident catholico-protestant : il n’y a pas de gay pride à Athènes mais je ne vois pas d’équivalents occidentaux à Kavafis ou Tsarouchis. »
- « J’écris après Roïdis dans La Papesse Jeanne, mais j’en ai été frappé avant de l’avoir lu, que le prophète Elie ressemble d’assez près au vieil Apollon, saint Nicolas à Poséidon, que Dionysios, pour un saint, est un nom assez peu « catholique ». Loin de moi, naturellement, l’idée de prétendre que l'Eglise orthodoxe grecque ne serait pas chrétienne et monothéiste ; mais je ne connais pas de religion monothéiste qui soit aussi polythéiste que l'Orthodoxie grecque. Il me semble qu'il n'y a jamais eu dans l'Orthodoxie de rejet de ce qui pouvait être positif dans le paganisme, qu’elle a su conserver un sens du sacré, du rituel, qui vient d’avant le christianisme. Dans la scène de panégyri [fête du village en l'honneur d'un saint, ndlr], par exemple, qui conclut Le Plongeon, j’ai essayé de montrer qu’on pouvait à la fois célébrer un office chrétien et ensuite, à l'intérieur d'un enclos sacré, en mangeant et buvant en commun, en dansant, sacrifier à quelque chose de plus ancien qui a trait aux forces de la nature, avec de forts relents dionysiaques. Et puis j’ajouterai que, par son organisation ecclésiale, le monothéisme de l’Orthodoxie est pluriel et collégial alors que celui de la catholicité est monarchique et monolithique. »
Alors, Olivier, bientôt converti ?
- « Marc dit à la fin : il ne faut pas que tu t'étonnes si un jour je deviens orthodoxe… »
Nous n'insisterons pas. En tout cas ce ne sera pas pour cette année. Cet été, Olivier restera à contempler les toits de Paris du haut du 17e étage de la tour de son appartement. Les besoins de promotion de son roman certes, mais aussi le refus de se mêler aux foules de l'été. Alors, ce sera peut-être pour cet hiver. Où ? sûrement pas sur l'île de K. qui n'existe que dans sa tête, mais peut-être pour un retour à Nisyros – « l’hiver, et singulièrement février, nous confie Olivier pour finir, y sont pour moi, plus beaux que partout ailleurs au monde » –, ou bien vers d’autres K. du Dodécanèse, à Kassos, Karpathos, Kastellorizo…
Propos recueillis par AE et EG
Paris