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Maria Farantouri : l'engagement lyrique

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Nous avions convenu avec Maria de nous rencontrer vers 20 heures au Mégaron de la Musique à Athènes après la répétition. Le lendemain soir Maria Farantouri remonterait sur scène pour donner une représentation de l'Ere de Melissanthi (Η εποχή της Μελισσάνθης), 21 ans après la première représentation de la pièce de Manos Hatzidakis au Théâtre Municipal de Pirée, c'était en 1980.

Le lundi 12 novembre devait être une journée "ordinaire". L'intensité de l'actualité de l'intervention américaine en Afghanistan, suite aux attaques terroristes à New York deux mois plus tôt, commençait à s'estomper et la météo encore juillettiste en ce mi-novembre prenait le dessus dans les conversations des athéniens. Il fait 27° à l'ombre des rues de la ville cet après-midi. Dans la salle de presse de Zappeion où je me trouve pour un colloque en compagnie d'autres collègues grecs de l'étranger, une première alerte arrive par l'Internet : un Airbus d'Américain Airlines vient s'écraser sur un quartier de la banlieue de New York. Les images insoutenables du 11 septembre reviennent hanter nos esprits. Aucune indication. Accident, nouvel attentat ?

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En fin d'après-midi, à l'hôtel, je m'autorise un petit retard dans mon rendez-vous avec Maria pour pouvoir zapper entre les journaux TV des chaînes grecques, de CNN et de BBC World. La balance penche pour la thèse de l'accident, mais des nombreux doutes demeurent. Puis, le métro Place Syntagma, direction Mégaron Moussikis, deux stations plus loin. Je trouve Maria à la cafétéria du 6e étage. La terrible nouvelle est ici aussi au centre des conversations. Mais Maria n'a pu suivre les derniers développements de l'actualité pour cause de répétition. La première chose qu'elle me demande, c'est si j'ai des nouvelles sur le "crash de l'avion". Elle aussi voudrait croire à la thèse de l'accident.

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L'actualité m'amène ainsi à renoncer au plan initial de l'interview. "Je suis contre le terrorisme", déclare d'emblée celle qui fut la voix de la résistance, de la révolution des grecs contre le régime des colonels. "Je suis pour l'homme. Je suis quelqu'un d'optimiste". Je lui demande ce qu'elle pense du soutien mitigé de l'opinion publique grecque à la campagne internationale contre le terrorisme et les opérations pour le renversement du régime des talibans en Afghanistan. "Les gens sont sensibilisés, ils ont un sentiment antiguerrier", me dit-elle. "Nous devons trouver quelques équilibres. L'homme doit pouvoir apprendre, être informé. Il doit pouvoir faire de la critique. Nous devons trouver des manières pacifiques pour nos revendications. Les travailleurs ont su trouver ces formes de lutte. Nous pouvons aussi les trouver pour les relations internationales. Cela n'est pas facile, peut-être même impossible, mais nous devons croire. Je crois moi que les changements doivent se faire avec une protestation de fond, sur l'essence des choses, spirituelle".

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Serait-ce par exemple par le biais de la chanson engagée ? La réponse est catégorique. "Ne confondons pas d'un trait que le chant politique est seulement le "politique". Le chant engagé était une période courte. Une période précise où les artistes avaient le devoir d'être présents. Comme les poètes, les chanteurs aussi ont été présents à ces instants là". La spiritualité à laquelle se réfère Maria Farantouri dépasse l'engagement militant des années 70 et les chants symboliques de la résistance à la junte des colonels de 1967. "Durant ces années, c'était un besoin. Les gens attendaient cela. La recherche d'un art pur, c'est ça le sens de l'artiste engagé aujourd'hui".

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Vous considérez-vous toujours comme une artiste engagée ? "En ce qui me concerne, j'ai défini le cadre de mon action : je chante quand je veux, ce que je veux. Mon style est devenu plus lyrique, comme celui de Manos [Hatzidakis] ; ce n'est plus celui que j'appellerais dynamique, mais Mikis [Théodorakis] aussi a changé.Prenez par exemple le cycle "lyrika - lyrikotera - lyrikotata" (lyriques, plus lyriques, les plus lyriques). Il s'agit de chants poétiques. J'ai eu le bonheur de les chanter pour un enregistrement en Allemagne. Mikis est le compositeur qui a accordé le plus d'importance aux poèmes".

Est-ce que vous pensez que le chant touche encore autant les gens ? "Quand le chant est de qualité, il transporte toujours des messages politiques, spirituels ; des messages esthétiques. Le chant a le pouvoir d'émouvoir l'âme, l'écologie des relations humaines ; de réconforter la solitude. Notamment, ceux de Mikis. Les grands compositeurs grecs - Théodorakis, Hadzidakis, Xarhakos, Loïzos, Tsitsanis… ils sont nombreux - sont aussi les plus populaires. Ils ont mis en musique les poèmes d'Elytis, de Séféris, de Ritsos, de Gkatsos, de Kariotakis, de Gkanas, d'Anagnostakis..."

La conversation pourrait se continuer. Dans les lèvres de Maria, l'évocation de cette litanie des poètes et des musiciens sonne comme un poème de Séféris énumérant les îles des Cyclades. Mais, il commence à se faire tard et une équipe d'Arte attend son tour pour le tournage d'un documentaire qui sera diffusé vers février 2002 sur la chaîne franco-allemande. Avant de nous quitter, il est temps d'aborder le concert du lendemain et sa tournée européenne la semaine suivante qui la conduira en Allemagne, en Belgique puis en France.

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Illustration de Giorgos Stathopoulos pour le disque de l'Ere de Melissanthi

"L'Ere de Melissanthi nous l'avons présentée officiellement en 1980 au Théâtre Municipal de Pirée en 1980. Ce fut la première et dernière représentation. Vous comprenez l'émotion. Demain, ce sera la deuxième fois en vingt ans. La première fois, j'étais une jeune fille ; demain, c'est une femme mure qui va monter sur scène. Manos me manque énormément [Manos Hatzidakis est décédé en juin 1994]. Tous ceux qui étaient près de lui font tout aujourd'hui pour retrouver la théâtralité de la pièce. L'Ere de Melissanthi est une composition sur des poèmes autobiographiques. Ce sont les rares poèmes de Manos lui-même. Il nous parle de l'idéal de la liberté à jamais perdu, un idéal incarné par la figure de la mère". Une mère qui n'a pas d'âge, pas de nationalité, pas de sexe: la mère allemande de Hambourg, la mère de l'Occupation et la tragique mère grecque de la Résistance et de la Libération, l'amie des jeunes de l'Amérique des années 60, la mère du Chili et de l'Argentine, précise la plaquette du concert.

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Manos Hadjidakis dirigeant Maria Farantouri

"Manos a écrit la pièce pour ma voix et pour deux voix masculines", reprend Maria. "Je l'ai chantée pour la première fois à Paris, en mai 1969. C'était dans une atmosphère très tendue, c'était le premier anniversaire de mai 68. Nous nous étions retrouvés dans une maison d'amis. Il a fallu attendre dix années entières avant que je ne puisse la chanter en public au Pirée". Maria se remémore avec un sentiment mixte de douce nostalgie et d'amertume révoltante ses premières années parisiennes. "Mikis venait d'être arrêté par le régime militaire d'Athènes. C'est lui qui nous a demandés, à moi, à Kalogiannis et à Pandis de quitter la Grèce ; c'est sur son incitation que nous sommes venus à Paris pour pouvoir chanter ses chansons. Je devais avoir 18 ou 19 ans. J'y suis restée jusqu'à mes 24 en faisant des tournées internationales. J'attends avec impatience de retourner et j'espère avoir l'occasion de renouer mes relations".

Dans treize jours, donc, Maria Farantouri sera de nouveau à Paris pour un concert le 25 novembre à l'Auditorium de Saint Germain. Elle sera accompagnée d'un quintet de musiciens allemands pour un Panorama de chants grecs qui permettra d'entendre les compositions de Théodorakis et Hatzidakis bien sûr, mais aussi celles de Manos Loïzos, de Stavros Xarhakos, de Thanos Mikroutsikos, de Markos Vamvakaris ainsi que des chants des îles.

Il était déjà tard et Maria était visiblement éprouvée par le long après-midi des répétitions. La journée n'était pourtant pas finie pour elle. L'équipe d'Arte avait fini de régler les éclairages. Un nouvel interview pouvait commencer.

Nous l'avons revue le lendemain soir lors du concert de Melissanthi. Au moment où elle chantait accompagnée des voix superbes d'Alkinoos Ioannidis et de Doros Deposthenous, jeunes talents chypriotes, et de la chorale d'enfants du conservatoire de la ville de Larissa, les talibans afghans abandonnaient la ville de Kaboul. La violence terroriste venait de reculer d'un pas. D'autres violences allaient peut-être prendre le relais. "Melissanthi est perdue dans les ténèbres des temps. Définitivement. L'Ere de Melissanthi est finie. Aujourd'hui, je vis pour toujours sa perte. Et le monde ne va pas devenir meilleur. Parce que si nous la retrouvions, elle ne laisserait pas le Vietnam devenir la terre de la violence et de l'humanité perdue", écrivait Manos Hatzidakis un décembre de '80.

Mais Maria veut encore espérer. Le lendemain du concert, nous apprenions que les maquisards de l'Alliance du Nord, nouveaux maîtres des ruines de Kaboul, entraient dans la ville en chantant une version locale du chant d'Andréas, un poème d'amour d'Iakovos Campanellis mis en musique par Mikis Théodorakis en 1966 dans le cycle Mauthausen, et dont la voix puissante de Maria Farantouri en avait fait "l'hymne-marche" (emvatirion) du soulèvement grec contre les colonels. Devant les caméras des télévisions grecques qui la pressaient pour un commentaire, émue, Maria se déclarait "plus que satisfaite de voir que les chants de liberté qui ont été chantés par le peuple grec sont maintenant chantés par d'autres peuples, si loin".

i-GR/AE
Athènes, 15 novembre 2001

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