Jeune, cultivé, courtois et sacrément efficace, l'Ambassadeur de France à Athènes, Bruno Delaye, a déjà conquis le cœur des Athéniens moins de six mois après son arrivée. Pour cet homme, Européen convaincu et en même temps préoccupé par la place de la France dans le monde, la défense de la francophonie et du pluralisme européen passent par la promotion du grec et le resserrement des liens entre la France et la Grèce. Un même combat pour le pluralisme culturel de l'Europe. Entretien avec le fondateur d'iNFO-GRECE, Athanassios Evanghelou.
"Participer aux JO d'Athènes, cela n'a pas la même charge émotive que d'aller à Sydney"
Athènes, mars 2004. Un vaste chantier à ciel ouvert. A cinq mois des Jeux Olympiques, pas un coin de la ville qui ne vive au rythme des va-et-vient incessants des engins de construction. Une seule question plane sur la ville: serons-nous prêts pour les Jeux ? Jonglant dans les avenues de la capitale grecque entre voitures, motos, taxis, bus et chantiers olympiques, arrivé devant l'Ambassade de France, à quelques pas de la place Syntagma et du Parlement hellénique, j'ai trouvé toute prête l'introduction de mon interview. A l'image de la ville, l'hôtel particulier du 7 avenue Vassilissis Sophias qui abrite la Résidence de France est, lui aussi, en pleins travaux. Dans la cour, un marteau-piqueur donne le ton. "Mais nous, nous serons prêts", me dit le policier français qui m'accompagne dans l'ascenseur.
"Vrai ?" Demande-je à son Excellence l'Ambassadeur, une fois arrivé dans son bureau. L'homme ne s'empresse pas de répondre, ni à entonner le cocorico. Mesuré, il assure que "comme les Grecs, nous serons prêts au dernier moment. Mais prêts, le 15 juin". Puis il explique que l'idée est venue du maire d'Athènes, Dora Bakogiannis, qui la lui a suggéré à son arrivée, nouvellement nommé à Athènes en septembre 2003. Il est vrai que la façade de ce joyau néoclassique qui jadis donnait le ton à l'Athènes élégante avait besoin d'un coup de jeune et l'occasion des JO d'Athènes s'y prêtait. "Le temps que les crédits arrivent, nous n'avons pu commencer les travaux qu'en début d'année", précise M. Delaye.
i-GR : Pourtant, la France n'est pas vraiment à la fête avec ces Jeux où elle pouvait espérer meilleur traitement. La référence au Baron de Coubertin qui, avec les Grecs Zappas et Vikelas, a ressuscité les Jeux Olympiques modernes est relativement discrète et la France a dû négocier la place du français dans la politique de communication des organisateurs, alors qu'elle est garantie par le Comité Olympique international.
B. D. : Non, les choses se passent plutôt bien et il y même un Trophée de la Francophonie qui vient d'être décerné à "Athènes 2004", en récompense des efforts déployés par le Comité d'Organisation des Jeux Olympiques pour la promotion de la langue française à travers ses différentes activités (publications, Internet, terminologie, etc.). Il est vrai que les Grecs ont beaucoup agi au début par patriotisme. Mais la Flamme a été allumée à côté du mausolée Coubertin à Olympie. Par ailleurs, il y aura dans le cadre de l'Olympiade culturelle une exposition sur "Coubertin et l'olympisme" et une exposition à la Pinacothèque grecque sur le corps humain avec des œuvres de Rodin, Bourdelle, Giacometti. Pendant les JO, Athènes va aussi accueillir une troupe de théâtre de rue "Trans-Express" et il ne faudra pas manquer l'illumination de l'Acropole par l'équipe qui a illuminé la Tour Eiffel !
i-GR : Combien d'athlètes français attendez-vous à Athènes ?
B. D. : Il y aura à peu près 600 athlètes français qui vont prendre part aux Jeux Olympiques d'Athènes. Quelques 30.000 Français devraient quant à eux assister aux différents sports, selon les données actuelles de la billetterie. Pour un athlète français son objectif est certes de gagner des médailles, mais participer aux JO d'Athènes, cela n'a pas la même charge émotive que d'aller à Sydney.
i-GR : Vous croyez donc, comme les Grecs, que les Jeux d'Athènes seront uniques...
B. D. : On a besoin dans le monde olympique d'une respiration, de gratuité, de retrouver le plaisir de la compétition… Même si, malgré tout, les JO sont devenus une affaire commerciale, il y a une volonté à Athènes d'apporter une certaine fraîcheur, plus de simplicité et de pureté.
La Grèce doit devenir le San Diego de l'Europe
i-GR : Il n'y a pas que la Grèce des JO qui est dans l'actualité de l'agenda français. Depuis quelques années, l'économie grecque intéresse beaucoup les entreprises françaises, pour ne citer que la dernière acquisition de la Société Générale, son presque homonyme grec, la Geniki Trapeza Ellados (Banque Générale de Grèce).
B. D. : Dans le domaine économique, la France est le deuxième investisseur étranger en Grèce. On trouve des groupes, comme Carrefour, Accor, Michelin, Vinci, Alsthom, Pernot-Ricard, qui sont déjà implantés et qui ont des plans de développement importants. Dans le secteur bancaire, vous avez cité la Société Générale, mais le Crédit Agricole est aussi actionnaire de la Banque Commerciale (Emporiki).
i-GR : Êtes-vous satisfait des échanges commerciaux franco-helléniques ?
B. D. : Le volume des échanges est satisfaisant. La France est le troisième fournisseur de la Grèce, et nous dégageons régulièrement des excédents importants : pour 2003, cet excédent s’est élevé à 2,3 milliards d’Euros. Un certain nombre d'entreprises françaises travaillent sur les chantiers olympiques. La coopération en matière d'armement en 2003 a été très bonne.
i-GR : Est-ce dire que le fameux rayonnement français n'est plus seulement culturel ?
B. D. : Ah ! Oui et non. Puisque là où l’on doit vraiment mettre le paquet c'est justement entre les deux, dans la formation et les échanges entre la France et la Grèce dans le domaine universitaire et la Recherche.
i-GR : La France est cette année le pays à l'honneur du Salon de l'Education du Pirée. Qu'attendez-vous de cette participation ?
B. D. : Il y aura une vingtaine d'Universités françaises qui seront présentes et pas seulement la Littérature. Les Sciences, le Droit, la Gestion des entreprises seront représentés. Si l'Europe veut reconquérir sa place dans un monde compétitif, elle doit investir dans la Recherche et la Science. Je crois que l'avenir aussi de la Grèce passe par le savoir. Dans les prochaines années, la Grèce ne sera pas peuplée d'usines, mais nous voulons croire qu'elle sera pleine de laboratoires. La Grèce doit devenir le San Diego de l'Europe.
L'Europe ne sera pleinement réalisée quand des centaines de milliers d'étudiants pourront faire une partie de leurs études ici ou là en Europe. L'Europe du savoir, ce sera aussi quand des enseignants grecs pourront enseigner à la Sorbonne et vice-versa.
i-GR : Quels sont vos objectifs en la matière ?
B. D. : Nous voulons multiplier les masters communs et les co-tutelles de thèse et renforcer la mobilité des enseignants et des étudiants.
i-GR : Il y a toutefois un problème en Grèce, avec des établissements privés qui délivrent des diplômes franchisés d'Universités étrangères. Des établissements français se sont aussi lancés dans cette voie.
B. D. : Nous n'intervenons pas dans le débat privé/public. Nous restons convaincus que l'Education est un bien public qui demande une forte implication des pouvoirs publics. Les Universités doivent en parallèle disposer d'une autonomie de gestion et d'une fluidité des décisions.
i-GR : Que pensez-vous de la fixation des Grecs pour les diplômes ?
B. D. : La Grèce est un pays où les familles accordent une grande importance à l'éducation. Il y a un culte du diplôme, et c'est un bon départ. La Grèce a produit une diaspora intellectuelle (médecins, ingénieurs, mathématiciens, physiciens…) impressionnante, reconnue dans le monde dans un degré disproportionné par rapport à la taille du pays. Malheureusement, beaucoup ne reviennent pas.
En France, dans le système universitaire et dans les Grandes Ecoles, nous avons plusieurs pôles d'excellence parmi les meilleurs dans le monde, et, en plus, il n'y a pas besoin de payer 20.000 dollars pour entrer dans une école, alors qu'une année universitaire ne coûte en frais de vie quotidienne que 8 à 10.000 euros. Il y a 200.000 étudiants étrangers qui l'ont compris, à comparer avec un chiffre un peu supérieur en Angleterre et un peu inférieur en Allemagne. Mais il y 500.000 étudiants étrangers aux Etats-Unis.
Nous n'avons que 2.000 étudiants grecs en France sur un ensemble de 40.000 étudiants grecs à l'étranger. Notre objectif est d'accueillir beaucoup plus d'étudiants en France, mais pas dans une optique commerciale, plutôt dans une optique politique ; pour construire l'Europe du Savoir. Nous travaillons aussi sur la création d'une Fondation franco-hellénique pour la Recherche et la Technologie.
"Le français est un bon rempart contre le monopole de l'anglais"
i-GR : Est-ce qu'il suffit de multiplier les échanges pour construire cette Europe du Savoir ? Qu'est ce qui permettra de lier toutes ces expériences ?
B. D. : Entre la France et la Grèce, le terrain intellectuel est déjà préparé puisqu'il y a déjà des liens communs. L'acquis philosophique des Lumières est un héritage qui nous vient directement de la Grèce. Enfin, il y a l'obstacle de la langue, mais nous constatons que les étudiants et les enseignants le dépassent facilement.
L'autre grande nouvelle est la participation de la Grèce dans la francophonie. La Grèce devait se rattacher à une grande famille culturelle, elle a choisi la famille francophone et nous en sommes ravis. Si tout se passe bien, la Grèce nous rejoindra officiellement le 27 novembre, puis nous organiserons ensemble les Etats Généraux de la francophonie en Grèce le 2 décembre 2004.
i-GR : Vous avez été Président de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger et représentant du ministre des Affaires étrangères au conseil de surveillance de l'Agence de Développement. La francophonie est un sujet qui vous touche particulièrement ?
B. D. : L'enjeu n'est pas la francophonie en tant que telle, mais le pluralisme culturel en Europe. Quelle place laissera-t-on pour les langues minoritaires ? Le risque est que le grec devienne un patois local, que le pays devienne bilingue, comme dans certains pays du Nord. Il faut qu'on se batte pour que les petits Grecs arrivant à l'Université maîtrisent deux langues vivantes. C'est une grande cause, pas évidente à gagner. Si les Grecs réalisent que leur propre langue est menacée, je pense qu'ils vont réagir. Cinq siècles d'occupation ottomane n'ont pas réussi à venir à bout du grec ; ce serait un comble qu'en 20 ans d'histoire de l'Union Européenne, le grec se trouve en danger. Dans ce contexte, le français est un bon rempart contre le monopole de l'anglais. Il y a un capital qui est en train de dépérir, je veux parler des années 60-70, où l'élite grecque est devenue massivement francophone. Il faut recréer ce mouvement.
i-GR : Etes-vous satisfait des efforts menés dans ce sens par la Grèce ?
B. D. : La responsabilité est double. Dans un passé récent un certain ministre grec de l’Education a privilégié l’enseignement exclusif de l’anglais au détriment des autres langues européennes et du côté français, nous n’avons pas su séduire les nouvelles générations grecques.
Privilégier le dialogue avec le Sud méditerranéen et le monde arabe
i-GR : Est-ce que le récent changement de majorité en Grèce et la formation d'un nouveau gouvernement influera sur les relations franco-helléniques et de quelle manière ?
B. D. : Les choses se présentent plutôt bien. Le nouveau gouvernement [ présidé par Costas Karamanlis, Nea Dimokratia, ndlr ] a un ancrage très européen ; philosophiquement, il veut faire avancer l'Europe de la Défense, veut une politique étrangère forte, et soutient une Europe fédéraliste avec un exécutif fort. Il a déclaré par exemple qu'il voulait participer aux nouvelles forces européennes et à leurs états-majors. Tout cela va apporter un rapprochement entre nos positions. De plus, l'adhésion de Chypre à l'UE et la place de la Grèce dans les Balkans, font de la Grèce un partenaire stratégique pour la France.
i-GR : Sur les grands sujets de politique étrangère, est ce que vous vous trouvez du même côté ou…
B. D. : Les Grecs pensent comme nous qu'il faut promouvoir le dialogue avec le Sud de la Méditerranée, qu'il faut privilégier le dialogue et non la confrontation avec le monde arabe. Nous allons pouvoir travailler de façon plus intime, plus complice.
i-GR : Lesquels ont aussi exercé beaucoup de pression pour que la Grèce prenne à corps la question du terrorisme et qu'elle s'occupe enfin des groupes terroristes locaux d'extrême gauche, comme l'organisation du "17 novembre" dont le procès s'est terminé en décembre et l'ELA dont le procès est en cours. Le premier de ces groupes, avait un certain ancrage en France, au moins par celui qui est présenté comme son instigateur moral, qui y est né, élevé, trouvé femme et disposant encore de beaucoup d'amis. On a peu entendu s'exprimer les services spéciaux français sur le sujet, au contraire de la CIA et de la Scotland Yard.
B. D. : En matière de lutte antiterroriste, il n'y a pas besoin de faire des déclarations ; il suffit d'être opérationnel. Il y a eu et il y a coopération en matière de terrorisme, soit bilatérale, soit au niveau européen ou au niveau de l'Europol.
i-GR : Que pensez-vous de la demande du gouvernement grec de bénéficier du soutien de l'OTAN pour la sécurité des Jeux Olympiques ?
B. D. : Le nouveau ministre de l'Intérieur n'a pas seulement fait appel à l'Otan pour la surveillance de l'espace aérien grec par les Awacs et pour la menace NRBC. La Grèce a aussi demandé à l'Union Européenne sa participation à la sécurité des Jeux Olympiques. Sur le plan bilatéral, nous avons travaillé avec la Grèce en donnant de l'expertise et de la formation du personnel, notamment en matière de protection civile. Il y aura aussi l'aide de la Russie. Le gouvernement grec a raison de multiplier les partenariats.
i-GR : Une dernière question – un peu risquée, j'avoue – mais que je tiens à vous poser, tout de même. Votre collègue l'Ambassadeur des Etats-Unis en s'exprimant régulièrement sur les différents sujets de la politique étrangère grecque et en étant consulté sur tous les grands dossiers, donne parfois l'impression d'être un ministre-bis du gouvernement grec, quel que soit celui-ci. Qu'en pense un Européen comme vous ?
B. D. : No comment. (rires)
Photos iNFO-GRECE
Propos recueillis par AE
Athènes, Mars 2004
Bruno Delaye : biographie
Né le 8 mai 1952, à Casablanca (Maroc), Bruno Delaye est fils de Raoul Delaye, aujourd'hui décédé, Ministre Plénipotentiaire. Marié à Annie Delaye, née Daubas, ils ont un garçon Renaud. Ancien élève de l'Ecole nationale d'administration (ENA), il est aussi diplômé de l' Diplômé de l'Institut d'études politiques et il dispose d'un DESS en sciences économiques.
Après ses études, il passe par la Direction des affaires politiques et le Service de Presse et d'Information du ministère des Affaires étrangères.
Directeur général de la coopération internationale et du développement au ministère des Affaires étrangères, il est nommé Ambassadeur de France en Grèce en septembre 2003. C'est un familier des chancelleries françaises à l'étranger pour avoir déjà été chargé d’Affaires au Caire, puis ambassadeur de France au Togo et au Mexique.
Bruno Delaye a été Président de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger ; Membre, représentant le ministre des Affaires étrangères, du conseil de surveillance de l'Agence de Développement ; Président du groupement d'intérêt public « France Coopération Internationale » et Membre de la Commission de la République française pour l'éducation, la science et la culture.
Il est Chevalier de la Légion d'honneur et de l'Ordre National du Mérite et, en Grèce, Chevalier dans l'Ordre du Phénix.