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Toutefois, dans les siècles où brillaient de si beaux exemples d'humanité, on vit éclore des crimes atroces et inouïs. Quelques-uns de ces forfaits ont existé, sans doute; ils étaient les fruits de l'ambition et de la vengeance, passions effrénées qui, suivant la différence des conditions et des temps, emploient, pour venir à leurs fins, tantôt des manœuvres sourdes et tantôt la force ouverte. Les autres ne durent leur origine qu'à la poésie, qui, dans ses tableaux, altère les faits de l'histoire comme ceux de la nature. Les poètes, maîtres de nos cœurs, esclaves de leur imagination, remettent sur la scène les principaux personnages de l'antiquité, et, sur quelques traits échappés aux outrages du temps, établissent des caractères qu'ils varient ou contrastent suivant leurs besoins ; et, les chargeant quelquefois de couleurs effrayantes, ils transforment les faiblesses en crimes, et les crimes en forfaits. Nous détestons cette Médée que Jason emmena de la Colchide, et dont la vie ne fut, dit-on, qu'un tissu d'horreurs. Peut-être n'eut-elle d'autre magie que ses charmes, d'autre crime que son amour; et peut-être aussi la plupart de ces princes dont la mémoire est aujourd'hui couverte d'opprobres, n'étaient pas plus coupables que Médée.
Ce n'était pas la barbarie qui régnait le plus dans ces siècles reculés c'était une certaine violence de caractère, qui souvent, à force d'agir à découvert, se trahissait elle-même. On pouvait du moins se prémunir contre une haine qui s'annonçait par la colère, et contre des passions qui avertissaient de leurs projets; mais comment se garantir aujourd'hui de ces cruautés réfléchies, de ces haines froides et assez patientes pour attendre le moment de la vengeance? Le siècle véritablement barbare n'est pas celui où il y a le plus d'impétuosité dans les désirs, mais celui où on trouve le plus de fausseté dans les sentiments.
Ni le rang ni le sexe ne dispensaient des soins domestiques, qui cessent d'être vils dès qu'ils sont communs à tous les états. On les associait quelquefois avec des talents agréables, tels que la musique et la danse et plus souvent encore avec des plaisirs tumultueux, tels que la chasse et les exercices qui entretiennent la force du corps ou la développent.
Les lois étaient en petit nombre et fort simples, parce qu'il fallait moins statuer sur l'injustice que sur l'insulte, et plutôt réprimer les passions dans leur fougue que poursuivre les vices dans leurs détours.
Les grandes vérités de la morale, d'abord découvertes par cet instinct admirable qui porte l'homme au bien, furent bientôt confirmées à ses yeux par l'utilité qu'il retirait de leur pratique. Alors on proposa pour motif et pour récompense à la vertu moins la satisfaction de l'âme que la faveur des dieux, l'estime du public, et les regards de la postérité. La raison ne se repliait pas encore sur elle-même pour sonder la nature des devoirs, et les soumettre à ces analyses qui servent tantôt à les confirmer, tantôt à les détruire. On savait seulement que, dans toutes les circonstances de la vie, il est avantageux de rendre à chacun ce qui lui appartient ; et, d'après cette réponse du cœur, les âmes honnêtes s'abandonnaient à la vertu, sans s'apercevoir des sacrifices qu'elle exige.
Deux sortes de connaissances éclairaient les hommes : la tradition, dont les poètes étaient les interprètes, et l'expérience que les vieillards avaient acquise. La tradition conservait quelques traces de l'histoire des dieux et de celle des hommes. De là les égards qu'on avait pour les poètes, chargés de rappeler ces faits intéressants dans les festins et dans les occasions d'éclat, de les orner des charmes de la musique, et de les embellir par des fictions qui flattaient la vanité des peuples et des rois.
L'expérience des vieillards suppléait à l'expérience lente des siècles ; et, réduisant les exemples en principes, elle faisait connaître les effets des passions, et les moyens de les réprimer. De là naissait pour la vieillesse cette estime qui lui assignait les premiers rangs dans les assemblées de la nation, et qui accordait à peine aux jeunes gens la permission de l'interroger.
L'extrême vivacité des passions donnait un prix infini à la prudence, et le besoin d'être instruit au talent de la parole.
De toutes les qualités de l'esprit l'imagination fut cultivée la première, parce que c'est celle qui se manifeste le plus tôt dans l'enfance des hommes et des peuples, et que, chez les Grecs en particulier, le climat qu'ils habitaient et les liaisons qu'ils contractèrent avec les Orientaux contribuèrent à la développer.
En Égypte, où le soleil est toujours ardent, où les vents, les accroissements du Nil et les autres phénomènes sont assujettis à un ordre constant, où la stabilité et l'uniformité de la nature semblent prouver son éternité, l'imagination agrandissait tout; et, s'élançant de tous côtés dans l'infini, elle remplissait le peuple d'étonnement et de respect.
Dans la Grèce, où le ciel, quelquefois troublé par des orages étincelle presque toujours d'une lumière pure, où la diversité des aspects et des saisons offre, sans cesse des contrastes frappants où, à chaque pas, à chaque instant, la nature parait en action parce qu'elle diffère toujours d'elle-même, l'imagination, plus riche, plus active qu'en Égypte embellissait tout, et répandait une chaleur aussi douce que féconde dans les opérations de l'esprit.
Ainsi les Grecs, sortis de leurs forêts, ne virent plus les objets sous un voile effrayant et sombre; ainsi les Égyptiens, transportés en Grèce, adoucirent peu à peu les traits sévères et fiers de leurs tableaux les uns et les autres ne faisant plus qu'un même peuple, se formèrent un langage qui brillait d'expressions figurées; ils revêtirent leurs anciennes opinions de couleurs qui en altéraient la simplicité, mais qui les rendaient plus séduisantes; et comme les êtres qui avaient du mouvement leur parurent pleins de vie et qu'ils rapportaient à autant de causes particulières les phénomènes dont ils ne connaissaient pas la liaison, l'univers fut à leurs yeux une superbe décoration, dont les ressorts se mouvaient au gré d'un nombre infini d'agents invisibles.
Alors se forma cette philosophie ou plutôt cette religion qui subsiste encore parmi le peuple : mélange confus de vérités et de mensonges, de traditions respectables et de fictions riantes; système qui flatte les sens et révolte l'esprit, qui respire le plaisir en préconisant la vertu, et dont il faut tracer une légère esquisse, parce qu'il porte l'empreinte du siècle qui l'a vu naître.
Quelle puissance a tiré l'univers du chaos? L'être infini, la lumière pure, la source de la vie donnons-lui le plus beau de ses titres, c'est l'amour même, cet amour dont la présence rétablit partout l'harmonie, et à qui les hommes et les dieux rapportent leur origine.
Ces êtres intelligents se disputèrent l'empire du monde; mais, terrassés dans ces combats terribles, les hommes furent pour toujours soumis à leurs vainqueurs.
La race des immortels s'est multipliée, ainsi que celle des hommes. Saturne issu du commerce du Ciel et de la Terre, eut trois fils, qui se sont partagé le domaine de l'univers Jupiter régna dans le ciel, Neptune sur la mer, Pluton dans les enfers, et tous trois sur la terre tous trois sont environnés d'une foule de divinités chargées d'exécuter leurs ordres.
Jupiter est le plus puissant des dieux, car il lance la foudre ; sa cour est la plus brillante de toutes ; c'est le séjour de la lumière éternelle et ce doit être celui du bonheur, puisque tous les biens de la terre viennent du ciel.
On implore les divinités des mers et des enfers en certains lieux et en certaines circonstances, les dieux célestes, partout et dans tous les moment de la vie ils surpassent les autres en pouvoir, puisqu'ils sont au-dessus de nos têtes, tandis que les autres sont à nos côtés ou sous nos pieds.
Les dieux distribuent aux hommes la vie, la santé, les richesses, la sagesse et la valeur. Nous les accusons d'être les auteurs de nos maux ils nous reprochent d'être malheureux par notre faute. Pluton est odieux aux mortels parce qu'il est inflexible. Les autres dieux se laissent toucher par nos prières, et surtout par nos sacrifices, dont l'odeur est pour eux un parfum délicieux.
S'ils ont des sens comme nous, ils doivent avoir les mêmes passions. La beauté fait sur leur cœur l'impression qu'elle fait sur le nôtre. On les a vus souvent chercher, sur la terre, des plaisirs devenus plus vifs par l'oubli de la grandeur et l'ombre du mystère.
Les Grecs, par ce bizarre assortiment d'idées, n'avaient pas voulu dégrader la divinité. Accoutumés à juger d'après eux-mêmes de tous les êtres vivants, ils prêtaient leurs faiblesses aux dieux, et leurs sentiments aux animaux, sans prétendre abaisser les premiers ni élever les seconds.
Quand ils voulurent se former une idée du bonheur du ciel et des soins qu'on y prenait du gouvernement de l'univers, ils jetèrent leurs regards autour d'eux, et dirent :
Sur la terre un peuple est heureux lorsqu'il passe ses jours dans les fêtes un souverain, lorsqu'il rassemble à sa table les princes et princesses qui règnent dans les contrées voisines ; lorsque de jeunes esclaves, parfumées d'essences, y versent le vin à pleines coupes, et que des chantres habiles y marient leurs voix au son de la lyre ainsi, dans les repas fréquents qui réunissent les habitants du ciel, la jeunesse et la beauté, sous les traits d'Hébé, distribuent le nectar et l'ambroisie; les chants d'Apollon et des Muses font retentir les voûtes de l'Olympe, et la joie brille dans tous les yeux.
Quelquefois Jupiter assemble les immortels auprès de son trône : il agite avec eux les intérêts de la terre, et de la même manière qu'un souverain discute, avec les grands de son royaume, les intérêts de ses états. Les dieux proposent des avis différents, et, pendant qu'ils les soutiennent avec chaleur, Jupiter prononce, et tout rentre dans le silence.
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