Son premier CD est exclusivement consacré aux compositions de Hadzidakis. La consonance de son nom et la maîtrise étonnante du grec moderne, pourraient trahir quelques origines grecques pas très lointaines, mais Frédéric, avec malice, nous rappelle que sa famille vient de Malte et qu'il est probable que dans le temps, ses ancêtres avaient fait quelques incursions en Grèce. Descendant des corsaires ?
La relation de Frédéric Tavernier Vellas avec la Grèce est autre, et bien plus intéressante. Mais, pour ancienne qu'elle soit, on pourrait croire qu'elle ne serait que livresque. Il a bien fréquenté les profs de lettres classiques dans diverses associations, mais les assimilations s'arrêtent là. Pour Frédéric, la Grèce, c'est la Grèce d'aujourd'hui. La Grèce des poètes modernes, de Seféris, d'Elytis et de Tsitsanis, qui, avec des vers ou avec des notes, ont saisi les peines, les joies et les soucis de leurs contemporains.
Et pourtant… ce n'est pas sur l'air d'un zeïmbékikos que Frédéric a découvert la Grèce. Pour sa thèse de philo, il avait exploré l'univers antique qui va des présocratiques à Plotin. Et a tenté un rapprochement d'Aristote avec… Confucius. Aux frais de la contemplation philosophique. Mais la véritable contemplation, Frédéric la trouvera dans la musique byzantine. Rien de mystique, juste une façon de continuer à parcourir l'histoire, une quête éclairée, une quête de la vie pleine, la Fôtini Zôi, qui deviendra le nom de son duo, piano et voix, avec Delphine Dumoulin, pour interpréter les grands compositeurs grecs.
Car la musique byzantine sera son passeport pour la musique grecque. A côté de la philo, Frédéric a une autre passion pour le chant médiéval et le théâtre. C'est d'ailleurs cela qu'il va enseigner après ses études pour gagner sa vie. Puis vient le voyage à Patmos.
"Je suis venu à la musique grecque par le chant byzantin. Je suis, au départ, chanteur de musique sacrée médiévale. Mais la tradition vivante des chantres a disparu en France, alors qu'en Grèce, avec les psaltès, cette tradition continue encore, et elle est une tradition vivante, évolutive… Il y a une tradition de compositeurs, d'hymnographes et de chantres. Le chant médiéval a besoin de se ressourcer dans la tradition vivante de la Grèce, s'il ne veut pas rester devenir une pièce de musée", nous confie Frédéric.
Il lie amitié avec des Grecs qui habitaient Patmos, et, Manolis Grilis lui fait connaître son oncle qui est pope sur l'île et spécialiste de musique byzantine. Des rencontres qui n'ont rien d'étonnant sur cette île sacrée où Saint Jean a écrit l'Apocalypse. Après Patmos, Frédéric s'installe pour deux ans à Athènes où il suit le Conservatoire Philippos Nakas sous la direction de Lycourgos Angelopoulos.
De retour en France, Frédéric amène dans ses bagages une culture étonnement riche dont il présente un aspect à Lyon en mettant en scène Voyage Légendaire, une création pour le théâtre à partir des carnets de Georges Seféris. "La Grèce, c'est ce courant de l'hellénisme qui traverse l'histoire de l'antiquité jusqu'à l'épopée contemporaine de Seféris, mais aussi de Sikelianos, d'Elytis et de Ritsos". Mais il ne faudrait pas croire à un élitisme qui s'arrêterait aux grands noms d'aujourd'hui. "Je suis un amoureux du cinéma d'Angelopoulos, mais", précise-t-il, "j'adore le cinéma populaire avec Aliki Vougiouklaki, Tzeni Karezi. La Grèce d'hier et la Grèce d'aujourd'hui, c'est la même Grèce, un faisceau de couleurs".
Voilà ce qui le rapproche de Hadzidakis : ce faisceau de couleurs de la vie quotidienne. Manos Hadzidakis avait appelé son orchestre Orchistra Chrômatôn - Orchestre de couleurs, le duo de Frédéric avec Delphine Dumoulin Delbet s'appellera Fôtini Zôi - Vie lumineuse. Sa rencontre avec Delphine s'est faite autour de Hadzidakis. "Je ne voulais pas que Hadzidakis soit interprété comme un compositeur classique. C'est de la musique composée, mais cela demeure encore du chant, et Delphine a réussi à saisir cet univers", dit-il. "Hadzidakis est quelqu'un qui est très enraciné dans la musique grecque mais, en même temps, il est très créatif ; il a exploré en profondeur l'âme humaine, ses joies et ses peines, sa superficialité et sa profondeur".
"C'est comme au théâtre, en Grèce il y a toute la dimension de l'épopée, de la tragédie, toute la source de l'art théâtraux elle se retrouve dans le quotidien. Ce sont des éléments qu'on trouve aussi dans la spiritualité orthodoxe, comme dans la Philocalie des Pères neptiques(1). La liturgie orthodoxe, son hymnographie qui suit le calendrier, a gardé quelque chose de profondément humain et intelligent avec un respect pour le cycle de la vie, des saisons… "
Frédéric a beaucoup appris par lui-même, mais il tient à rendre hommage aux contributions aussi simples que celle de Gabriel, un vendeur de la Fnac, spécialiste du rayon Musiques du Monde. "C'était au temps où les vendeurs connaissaient leur rayon", dit-il avec une pointe de regret, "Gabriel, était amoureux de ce qu'il faisait, il connaissait la Grèce et sa musique ; c'est lui qui m'a fait découvrir Rosa Eskenazi !"
Cette synthèse entre culture et vie quotidienne, entre tradition et créativité, Frédéric aimerait bien la faire sienne, la vivre plus profondément. "En Grèce, j'y retourne pour des contacts, sur place je connais des gens, mais si l'opportunité d'y travailler se présentait, je retournerais vivre là-bas", dit-il sans hésitation. En attendant, tout en assurant la promotion de son CD(2) avec Delphine, Frédéric pense déjà aux nouveaux projets. "La musique grecque sera au centre de ma démarche", nous confie-t-il, "mais il se pourrait aussi qu'on travaille sur des chansons française mais avec toujours une musicalité grecque". Cette fois, il aimerait faire connaître au public français un autre compositeur grec, Linos Kokotos, et pourquoi pas, un jour, il chanterait Tsitsanis, son rêve !
A. E.
Paris, mai 2002
(1) Anthologie d'écrits spirituels centrés sur l'hésychasme et la Prière de Jésus, par les grands maîtres de la spiritualité de l'Église d'Orient entre le IVe et le XIVe siècle, publiés en grec à Venise en 1782.
(2) Duo Fotini Zôi interprète les chansons de Manos Hadzidakis, Aigéo Productions, 2002.