[i] Ali avait alors près de quatorze ans. Son esprit turbulent et son extrême vivacité s'étaient manifestés de bonne heure. En vain son père avait voulu fixer son attention et le porter à l'étude ; il échappait de ses mains et de celle de son précepteur, se dérobant à la maison paternelle, allant courir les montagnes, errant tantôt au milieu des neiges, tantôt dans les forêts. On remarquait en lui une pétulance peu ordinaire aux jeunes Turcs, naturellement composés et altiers. Ce ne fut que après avoir perdu son père, que tournant toutes ses affections vers sa mère chérie, il se soumit à ses volontés, apprit à lire, parut s'apprivoiser, et n'eut plus d'autres règles que les conseils de Khamco.
« Je dois tout à ma mère, dit-il un jour au consul-général de France, car mon père en mourant ne m'avait laissé qu'un trou et quelques champs. Mon imagination enflammée par les conseils de celle qui m'a donné deux fois la vie, puisqu'elle m'a fait homme et visir, me révéla le secret de ma destinée. Dès-lors je ne vis plus dans Tépéleni que l'aire natale de laquelle je devais m'élancer pour fondre sur la proie que j'avais en idée. Je ne rêvais plus que puissance, trésors, palais, enfin ce que le temps a réalisé et me promet encore ; car le point où je suis arrivé n'est pas encore le terme de mes espérances. »
En effet, Khamco élevant Ali pour être son appui et le restaurateur de sa fortune, l'entretenait dans des maximes qu'il n'était que trop disposé à suivre.
« Mon fils, lui disait-elle sans cesse, celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu'on le lui ravisse. Souvenez-vous que le bien des autres n'est à eux, que parce qu'ils sont forts ; et si vous l'emportez sur eux il vous appartiendra. »
Telles étaient d'ailleurs les mœurs des chefs de l'Albanie, qui n'était point encore soumise à l'autorité d'un vizir absolu. Chaque canton, souvent même chaque ville et chaque village, formait une sorte de république divisée en phares ou partis. Au milieu de ces associations anarchiques, de grands feudataires contrebalançaient l'autorité des Pachas envoyés par la Porte ; ils se réunissaient pour empêcher les empiétements et surtout l'inamovibilité de ces gouverneurs, dont les commissions n'étaient jamais délivrées que pour une année lunaire, et ils les faisaient souvent déposer à leur gré. À peine libres des craintes que leur inspiraient des Pacha mal affermis, les Albanais tournaient leurs armes, peuplades contre peuplades, familles contre familles. Cet état de guerre intestine qui coûtait peu de sang mais qui attaquait la propriété, avait d'un autre côté l'avantage d'entretenir l'esprit belliqueux d'un peuple chez qui la Porte-Ottomane recrutait ses meilleurs soldats.
Favorisée par les progrès de l'anarchie, la veuve de Véli-Bey, loin de plier sous les coups de la fortune, et méditant de redonner à sa maison sa splendeur première, s'éleva au-dessus de la faiblesse de son sexe. On la vit renoncer aux douceurs du harem, et, nouvelle amazone, prendre le mousquet, monter à cheval, réunir les partisans de son mari et ceux de ses vassaux qui lui étaient restés fidèles, leur montrer le rejeton sur qui elle fondait ses espérances ; et remplissant à la fois les devoirs de général et de soldat, essayer dans des escarmouches, ses forces contre les ennemis de sa maison. En même temps elle donnait à son fils Ali une éducation toute militaire, l'accoutumant à tous les exercices d'un palikar ou guerrier albanais, et à l'aide d'une vie active et de la tempérance, elle fortifiait sa constitution naturellement vigoureuse. Les progrès d'Ali répondaient aux espérances de sa mère. À quatorze ans, aidé par quelques vagabonds, il avait commencé ses premières armes en volant des chèvres. Prenant bientôt un plus grand essor, il fit des courses et du butin dans les terres des ennemis de sa famille et se vit ainsi en état, avec l'argent qu'il amassait et avec les économies de sa mère, de solder un parti pour former des entreprises plus sérieuses. Khamco animait son zèle et entretenait son émulation, en lui racontant l'histoire et les exploits de ses ancêtres. Elle avait soin aussi d'éclairer sa témérité impétueuse par les lumières de l'expérience. Dans ses excursions, elle se faisait accompagner à cheval par son fils, lui montrant de loin les terres qu'on lui avait enlevées, et les lieux où résidaient les ennemis qu'il aurait à combattre.
Cependant les peuplades voisines de Tchormowo et de Gardiki, alarmées de ces préparatifs et de cette influence extraordinaire d'une femme, craignant pour leur indépendance, se préparèrent au combat et prirent l'initiative en déclarant la guerre à Khamco. Sans étonner, la mère d'Ali parut elle-même à la tête de ses bandes, et sut résister aux attaques de ses ennemis confédérés. Mais ces succès ne furent pas sans mélange de revers : elle éprouva même toute la rigueur d'une destinée affreuse. Dans une surprise nocturne, les habitants de Gardíki, ville assez considérable située non loin d'Argyro-Castron, au milieu des âpres montagnes de Liakuria, réussirent à enlever de Tépéleni, elle et sa fille Chaïnitza, qui était toute dans la fleur de sa beauté et de sa jeunesse. Ali leur échappa ; il se trouvait absent pour une expédition, selon les uns ; et suivant d'autres, attiré par les fêtes d'un mariage. Traînées en triomphe à Gardiki, sa sœur et sa mère qu'on accusait d'avoir empoisonné sa rivale, et immolé même son enfant pour concentrer tous les droits de succession sur Ali, furent enfermées dans un cachot d'où chaque jour on les retirait pour les exposer à tour de rôle à la brutalité des principaux habitants : ils semblaient ne leur laisser la vie, que pour les abreuver des plus sanglants outrages. L'horreur de leur captivité excita la compassion d'un Bey de la famille de Dosti, appelé aussi à les déshonorer à son tour. Cet homme généreux, aidé par des domestiques fidèles, les prenants en pitié, les fit sortir de la ville à ses risques et périls, et les ramena en sûreté à Tépéleni. Là, on trouva bouillant d'indignation et de colère, Ali, occupé à réunir toutes ses forces pour voler au secours de sa sœur et de sa mère. Les Gardikiotes s'apercevant de la fuite de leurs captives, se mettent à leur poursuite ; mais ne pouvant les atteindre, ils retournent sur leurs pas. En rentrant dans leurs murs, ils livrent aux flammes et réduisent en cendres la maison de celui qui les avait délivrées.
Ali furieux, regarda cette tache faite à l'honneur de sa maison, comme ne pouvant être effacé que par le sang. Tout l'ascendant que sa mère avait sur lui et les perpétuelles doléances de sa sœur, héritière des qualités de sa mère, nourrirent de plus en plus dans son cœur, la flamme de la vengeance. Khamco ne cessait de conjurer son fils de ne prendre aucun repos avant d'avoir exterminé une race coupable ; Chaïnitza, dans toutes les conversations avec son frère, finissait toujours par lui dire qu'elle ne mourrait sans regret qu'après avoir rempli les coussins de son appartement, de la chevelure des femmes gardikiotes. On verra dans le cours de cette histoire, que la vengeance de ces deux furies offensées, ne fut assouvie qu'après un laps de quarante ans : mais il fut terrible.
Rendue à elle-même, Khamco ne s'occupa qu'à élever le jeune Ali pour être son vengeur. Elle lui présenta comme premier but, auquel il devait atteindre, de se concilier l'attachement de sa tribu ; il y réussit en cultivant avec assiduité la société et de ses Albanais fidèles, en écoutant leurs plaintes, en se faisant l'arbitre de leurs querelles, en adoptant leurs coutumes et en flattant leurs préjugés. (à suivre) [/i]