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L'archipel en feu, chap.I suite

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[i][/i]«C'est un chébec! disait l'un des marins. Je viens de voir les voiles carrées de son mât de misaine!
- Eh non! répondait un autre, c'est une pinque! Voyez son arrière relevé et le renflement de son étrave!
- Chébec ou pinque! Eh! qui prétendrait pouvoir les distinguer l'un de l'autre à pareille distance?
- Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles carrées? fit observer un autre marin, qui s'était fait une longue-vue de ses deux mains à demi fermées.
- Que Dieu nous vienne en aide! répondit le vieux Gozzo. Polacre, chébec ou pinque, ce sont autant de trois-mâts, et mieux valent trois mâts que deux, lorsqu'il s'agit d'atterrir sur nos parages avec une bonne cargaison de vins de Candie ou d'étoffes de Smyrne!»
Sur cette observation judicieuse, on regarda plus attentivement encore. Le navire se rapprochait et grossissait peu à peu; mais, précisément parce qu'il serrait le vent de très près, on ne pouvait l'apercevoir par le travers. Il eût donc été malaisé de dire s'il portait deux ou trois mâts, c'est-à-dire si l'on pouvait espérer que son tonnage fût ou non considérable.
«Eh! La misère est pour nous et le diable s'en mêle! dit Gozzo, en lançant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait toutes ses phrases. Nous n'aurons là qu'une felouque...
- Ou même un speronare!» s'écria le caloyer, non moins désappointé que ses ouailles.
Si des cris de désappointement accueillirent ces deux observations, il est inutile d'y insister. Mais, quel que fût ce bâtiment, on pouvait déjà estimer qu'il ne devait pas jauger plus de cent à cent vingt tonneaux. Après tout, peu importait que sa cargaison ne fût pas énorme, si elle était riche. Il y a de ces simples felouques, de ces speronares même, qui sont chargés de vin précieux, d'huiles fines ou de tissus de prix. Dans ce cas, ils valent la peine d'être attaqués et rapportent gros pour une mince besogne! Il ne fallait donc pas encore désespérer. D'ailleurs les anciens de la bande, très entendus en cette matière, trouvaient à ce bâtiment une certaine allure élégante, qui prévenait en sa faveur.
Cependant, le soleil commençait à disparaître derrière l'horizon dans l'ouest de la mer Ionienne; mais le crépuscule d'octobre devait laisser assez de lumière, pendant une heure encore, pour que ce navire pût être reconnu avant la nuit close. D'ailleurs, après avoir doublé le cap Matapan, il venait d'arriver de deux quarts afin de mieux ouvrir l'entrée du golfe, et il se présentait dans de meilleures conditions au regard des observateurs.
Aussi, ce mot: sacolève! S’échappa-t-il, un instant après, de la bouche du vieux Gozzo.
«Une sacolève!» s'écrièrent ses compagnons, dont le désappointement se traduisit par une bordée de jurons.
Mais, à ce sujet, il n'y eut aucune discussion, parce qu'il n'y avait pas d'erreur possible. Le navire, qui manœuvrait à l'entrée du golfe de Coron, était bien une sacolève. Après tout, ces gens de Vitylo avaient tort de crier à la malchance. Il n'est pas rare de trouver quelque cargaison précieuse à bord de ces sacolèves.
On appelle ainsi un bâtiment levantin de médiocre tonnage, dont la tonture, c'est-à-dire la courbe du pont, s'accentue légèrement en se relevant vers l'arrière. Il grée sur ses trois mâts à pibles des voiles auriques. Son grand mât, très incliné sur l'avant et placé au centre, porte une voile latine, une fortune, un hunier avec un perroquet volant. Deux focs à l'avant, deux voiles en pointe sur les deux mâts inégaux de l'arrière, complètent sa voilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures vives de sa coque, l'élancement de son étrave, la variété de sa mâture, la coupe fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux spécimens de ces gracieux navires qui louvoient par centaines dans les étroits parages de l'Archipel. Rien de plus élégant que ce léger bâtiment, se couchant et se redressant à la lame, se couronnant d'écume, bondissant sans effort, semblable à quelque énorme oiseau, dont les ailes eussent rasé la mer, qui brasillait alors sous les derniers rayons du soleil.
Bien que la brise tendît à fraîchir et que le ciel se couvrît d' « échillons» - nom que les Levantins donnent à certains nuages de leur ciel - la sacolève ne diminuait rien de sa voilure. Elle avait même conservé son perroquet volant, qu'un marin moins audacieux eût certainement amené. Évidemment, c'était dans l'intention d'atterrir, le capitaine ne se souciant pas de passer la nuit sur une mer déjà dure et qui menaçait de grossir encore.
Mais, si, pour les marins de Vitylo il n'y avait plus aucun doute sur ce point que la sacolève donnait dans le golfe, ils ne laissaient pas de se demander si ce serait à destination de leur port.
«Eh! s'écria l'un d'eux, on dirait qu'elle cherche toujours à pincer le vent au lieu d'arriver!
- Le diable la prenne à sa remorque! répliqua un autre. Va-t-elle donc virer et reprendre un bord au large?
- Est-ce qu'elle ferait route pour Coron?
- Ou pour Kalamata?»
Ces deux hypothèses étaient également admissibles. Coron est un port de la côte maniote assez fréquenté par les navires de commerce du Levant, et il s'y fait une importante exportation des huiles de la Grèce du sud. De même pour Kalamata, située au fond du golfe, dont les bazars regorgent de produits manufacturés, étoffes ou poteries, que lui envoient les divers États de l'Europe occidentale. Il était donc possible que la sacolève fût chargée pour l'un de ces deux ports - ce qui eût fort déconcerté ces Vityliens, en quête de déprédations et pillages.
Pendant qu'elle était observée avec une attention si peu désintéressée, la sacolève filait rapidement. Elle ne tarda pas à se trouver à la hauteur de Vitylo. Ce fut l'instant où son sort allait se décider. Si elle continuait à s'élever vers le fond du golfe, Gozzo et ses compagnons devraient perdre tout espoir de s'en emparer. En effet, même en se jetant dans leurs plus rapides embarcations, ils n'auraient eu aucune chance de l'atteindre, tant sa marche était supérieure sous cette énorme voilure qu'elle portait sans fatigue.
«Elle arrive!»
Ces deux mots furent bientôt jetés par le vieux marin, dont le bras, armé d'une main crochue, se lança vers le petit bâtiment comme un grappin d'abordage.
Gozzo ne se trompait pas. La barre venait d'être mise au vent, et la sacolève laissait maintenant porter sur Vitylo. En même temps, son perroquet volant et son second foc furent amenés; puis, son hunier se releva sur ses cargues. Ainsi soulagée d'une partie de ses voiles, elle était bien plus dans la main de l'homme de barre.
Il commençait alors à faire nuit. La sacolève n'avait plus que juste le temps de donner dans les passes de Vitylo. Il y a, de ci de là, des roches sous-marines qu'il faut éviter, sous peine de courir à une destruction complète. Pourtant, le pavillon de pilote n'avait point été hissé au grand mât du petit bâtiment. Il fallait donc que son capitaine connût parfaitement ces fonds assez dangereux, puisqu'il s'y aventurait, sans demander assistance. Peut-être aussi se méfiait-il - à bon droit - des pratiques Vityliens, qui ne se seraient point gênés de le mettre sur quelque basse, où nombre de navires s'étaient déjà perdus.
Du reste, à cette époque, aucun phare n'éclairait les côtes de cette portion du Magne. Un simple feu de port servait à gouverner dans l'étroit chenal.
La sacolève s'approchait, cependant. Elle ne fut bientôt plus qu'à un demi-mille de Vitylo. Elle atterrissait sans hésitation. On sentait qu'une main habile la manœuvrait.
Cela n'était pas pour satisfaire tous ces mécréants. Ils avaient intérêt à ce que le navire qu'ils convoitaient se jetât sur quelque roche. En ces conjonctures l'écueil se faisait volontiers leur complice. Il commençait la besogne, et ils n'avaient plus qu'à l'achever. Le naufrage d'abord, le pillage ensuite: c'était leur façon d'agir. Cela leur épargnait une lutte à main armée, une agression directe, dont quelques-uns d'entre eux pouvaient être victimes. Il y avait, en effet, de ces bâtiments, défendus par un courageux équipage, qui ne se laissaient point impunément attaquer.

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