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Un constat lucide...

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Journal "Liberation" du 19 Decembre 2008

Takis Théodoropoulos - écrivain

[b]Les enfants de la corruption.[/b]

Le samedi 6 décembre, quelques heures après la mort d’un adolescent de quinze ans « descendu » par un policier, alors même que le centre d’Athènes brûlait des premiers feux des voitures incendiées, le ministre de l’Education nationale allait noyer son chagrin dans une de ces boîtes qui font la gloire des nuits athéniennes. C’est le genre d’établissement où, sous l’effet d’un whisky de qualité médiocre, on croit bon d’afficher sa générosité en claquant des billets de banque - de grosses coupures de préférence - pour acheter des corbeilles de gardénias que l’on jettera ensuite sur la piste ou sur les femmes qui, dans une transe bien programmée, sinon bien tempérée, montent sur les tables pour danser.
Le lendemain soir, le même ministre a couru au stade de foot pour soutenir son équipe préférée. Les photos publiées dans les journaux le montrent rayonnant de bonheur : on peut supposer que ce fut au moment du premier but. Un peu plus tard, de jeunes « encagoulés » mettaient le feu à la bibliothèque de l’Ecole de Droit, à la Bibliothèque Nationale ainsi qu’au Musée archéologique d’Athènes, lequel ne fut épargné que grâce aux efforts méritoires des pompiers qui intervenaient sous un déluge de pierres.
Le ministre dont je parle n’a pas eu un mot de regret pour le jeune adolescent, il n’a pas jugé nécessaire de présenter ses condoléances à la famille, il n’a pas exprimé sa solidarité avec les condisciples du défunt. Son attitude peut paraître scandaleuse mais elle n’a rien d’atypique. Elle est conforme à l’image d’un gouvernement qui, dès le début, s’est mis à jouer à cache-cache pour éviter de devoir assumer ses responsabilités.
Une preuve d’incompétence ? Sans aucun doute, mais également une réaction symptomatique de l’arrogance et de la suffisance qui caractérisent une classe politique élevée dans un népotisme et un clientélisme aux franches couleurs balkaniques. Le comportement du ministre est à la mesure du déficit démocratique dont pâtit la vie politique.
Et c’est bien ce déficit qui est la cause première de l’implosion sociale que l’on observe en Grèce. Depuis des années, nous suivons comme un triste feuilleton la vague de scandales qui déferle jour après jour dans les médias. Après les écoutes téléphoniques illégales, nous avons eu droit au spectacle porno offert par l’ex-secrétaire du ministère de la Culture. Sont venus ensuite les pots de vin de Siemens et les millions d’euros détournés par les moines du Mont Athos avec l’appui de la signature ministérielle. Mais tout cela n’est que la partie visible d’une corruption qui, répandue à travers les vaisseaux capillaires d’un Etat incapable de se moderniser, est devenue notre lot quotidien.
La Grèce n’est pas cet Etat policier décrit par la langue de bois de la gauche bien-pensante. La balle qui a tué un pauvre adolescent n’est jamais qu’un symptôme de plus de cette déglingue sociale en vertu de laquelle un contrôleur des contributions peut se permettre, froidement, de faire chanter les contribuables, y compris les plus pauvres, s’ils attendent de lui la délivrance d’un certificat. Le policier a exercé une forme de violence analogue à celle dont se rend coupable le chirurgien, lorsqu’il vous demande un pot de vin pour sauver la vie d’un de vos proches. A chacun ses armes, mais quand le cynisme devient la seule monnaie d’échange, la société risque bien de s’effondrer, victime d’une bavure généralisée. Rien de nouveau sous le soleil, me direz-vous. Le mal date de l’antiquité la plus lointaine. Le vieux Platon en parle longuement.
Le hasard a fait que j’étais présent, il y aura bientôt quinze jours, lors de la razzia qui s’est déchaînée contre les voitures et les magasins de l’une des rues du centre d’Athènes, la rue Skoufa. Les trois jeunes pétroleuses dissimulées sous la cagoule n’avaient pas l’âge de ma fille qui vient d’atteindre ses vingt-quatre ans. Mais elles avaient les gestes précis des professionnels aguerris : elles choisissaient calmement et judicieusement leurs cibles, les voitures les plus chères, une Porsche, une Jeep (j’ose avouer à ma grande honte que lorsque je vois les 4X4 bloquer les trottoirs ou les passages pour piétons, l’envie me prend souvent d’y bouter le feu moi-même.
Les ados qui manifestent dans les rues d’Athènes sont les enfants de la corruption. Ils ne sont ni les enfants du ghetto, ni ceux des couches défavorisées des banlieues populaires. Ils sont les enfants de la classe moyenne, impliquée elle-même dans la corruption du secteur public et qui, à cause de la crise économique, fait face au spectre de la misère, forcée désormais d’admettre que les moyens traditionnels de sa survie, y compris le clientélisme, sont devenus obsolètes. Le pauvre député censé les représenter ne peut plus rien pour eux au temps de la globalisation. La classe moyenne n’est plus en état de promettre à ses enfants la sécurité du fonctionnariat, la planque, la sinécure, couronnée par une retraite juteuse.
Les ados qui manifestent dans les rues d’Athènes sont les produits d’une éducation déficitaire. Vouée à la production de diplômes de plus en plus dévalorisés, servante des illusions qu’entretient vaille que vaille un secteur public qui ne peut plus tenir ses promesses, l’éducation nationale se nourrit de son propre cynisme. Elle n’est même pas capable de fournir le strict nécessaire, une connaissance suffisante de la langue grecque.
Je ne sais si l’expression « explosion de colère » nous permet de saisir ce qui se passe réellement en Grèce. Je parlerais plutôt de l’implosion d’une société privée de souffle. La société grecque est fatiguée : elle a consenti d’énormes efforts pour s’adapter à la démocratie après le régime des Colonels, pour se guérir des multiples ankyloses causées par les traumatismes de la guerre civile, pour se plier en un temps record aux exigences fonctionnelles de l’Union Européenne. Après l’organisation des Jeux Olympiques en 2004, elle est à bout de force.
Il ne lui reste plus qu’une sorte de nervosité qui découle de son désir contradictoire d’appartenir pleinement à l’Europe tout en refusant de sacrifier si peu que ce soit de son ascendance balkanique. Il ne lui reste plus que la dépression nerveuse que fait naître en elle le constat de tous ses déficits, économique, démocratique, éducationnel.
Mais la Grèce n’est pas le seul pays d’Europe à souffrir de ses particularités. Les déficits qui sont les siens, elle les partage à des degrés divers avec les autres pays européens. Et, de ce point de vue, à l’heure de la crise commençante, le malaise social dans lequel elle est plongée sonne peut être, pour l’ensemble de l’Europe, comme un avertissement inquiétant.

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