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un grand helleniste disparu

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Disparition d’un grand helléniste et d’un homme engagé

Avec Jean-Pierre Vernant, décédé mardi 9 janvier 2007, disparaît une grande figure intellectuelle française. Les travaux sur la Grèce ancienne de ce philosophe devenu historien et anthropologue ont renouvelé la perception du monde grec et font autorité au niveau mondial. Pour lui, faire vivre l’héritage de la Grèce c’était aussi défendre la démocratie, la raison et la liberté, dans le droit fil de l’engagement qui fut le sien toute sa vie contre l’injustice et le fascisme, aux côtés du Parti communiste, dans la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et comme militant pour la paix et contre tous les dogmes. Un souci de liberté, de vérité et de rigueur qui l’a aussi amené à s’élever contre toute tentative de transformer l’Histoire en vérité officielle.
Le dernier combat mené par Jean-Pierre Vernant, c’était il y a à peine plus d’un an, lorsqu’avec une vingtaine d’historiens de renom, il avait signé l’appel «Liberté pour l’histoire», pour protester contre l’ingérence de l’Etat dans le travail des historiens et demander l’abrogation de plusieurs textes de loi allant dans ce sens. Le dernier en date était un amendement à la loi du 23 février 2005, visant à inscrire dans les programmes scolaires «le rôle positif» de la colonisation.
L’histoire n’est ni une religion, ni une morale, ni un objet juridique, elle n’est pas non plus l’esclave de l’actualité, disait en substance l’appel des historiens. Devant l’ampleur du débat suscité dans l’Hexagone par ce texte, et les réactions en Algérie et dans les DOM-TOM, le texte fut finalement retiré. Un exemple, parmi beaucoup d’autres, de la manière dont, pour Jean-Pierre Vernant, l’engagement intellectuel était inséparable de l’engagement citoyen, la vie de militant politique inséparable de celle du chercheur.
Des maquis toulousains au Collège de France
Né en 1914 à Provins, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle et républicaine, Jean-Pierre Vernant s’engage dans le combat anti-fasciste dès son arrivée à Paris, au début des années 30. On est en pleine montée du fascisme, en France et en Europe. Cet engagement obéit à «une façon d’être fondamentale» qui le fait entrer en 1933 au Parti communiste (qu’après plusieurs allers-retours il quittera définitivement en 1969) et en fera pendant la Seconde Guerre mondiale un résistant actif, colonel des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), dans la région de Toulouse. Après la guerre, celui qui a été reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1937, redevient professeur quelques années avant d’entrer, en 1948, au CNRS (le Centre national de la recherche scientifique). Il fait de la Grèce ancienne son domaine de recherche : une manière de conserver un espace de liberté intellectuelle que les penseurs de l’époque contemporaine ont du mal à se ménager au sein de l’orthodoxie du PCF.
En fait, un domaine dont l’exploration va nourrir sa soif de comprendre «l’homme», jadis et maintenant, là-bas et ici, en philosophe devenu historien et anthropologue, avec des va-et-vient entre le passé et le présent qui se nourrissent mutuellement. Il fallait entendre Jean-Pierre Vernant expliquer comment il a mieux compris l’épopée homérique pendant la résistance.
En 1964, il fonde le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes et en 1975, il est élu à la chaire d’études comparées des religions antiques du Collège de France. Il reçoit la médaille d’or du CNRS en 1984. En 1996, c’est avec modestie et réserve qu’il publie un premier ouvrage de Mémoires avec Entre Mythe et politique, (éditions du Seuil).
«Back to the Greeks»
La Grèce, Jean-Pierre Vernant l’a découverte à l’été 1935. Pour le jeune homme de vingt ans qu’il était alors, ce fut - dans un pays qui n’était pas encore devenu une destination touristique de masse et qu’il parcouru sac au dos - la rencontre avec une certaine «méditerranée paysanne» et une forme d’hospitalité qui, disait-il, manifestait «le bonheur du contact avec l’étranger». Pour le philosophe, la Grèce c’est le berceau de la pensée rationnelle occidentale, la pensée «positive». Mais quelles sont les conditions qui en ont permis l’apparition ? C’est le travail auquel va se livrer l’historien, s’appuyant d’emblée sur la psychologie historique, science alors récente qui s’attache à «l’histoire de l’homme intérieur, solidaire de l’histoire des civilisations» et dont les bases ont été jetées par des historiens de l’école anglo-saxonne. C’est à l’un d’entre eux qu’il emprunte le mot d’ordre «Retour aux Grecs» (Back to the Greeks).
Pourquoi les Grecs ? Comme il l’explique dans la préface de Mythe et pensée chez les Grecs, publié en 1965 aux éditions Maspéro (et réédité par La Découverte), les œuvres que la Grèce ancienne nous a transmises sont à la fois suffisamment différentes de celles de notre univers actuel pour nous donner «avec le sentiment de la distance historique, conscience d’un changement de l’homme», sans nous être trop étrangères puisque «elles sont encore vivantes dans des traditions culturelles auxquelles nous ne cessons de nous rattacher», que ce soit sur le plan de la démocratie, du droit, des sciences, des arts, de la philosophie.
Des domaines où la Grèce ancienne a effectué des transformations décisives en l’espace de quelques siècles et sur lesquels «l’historien de l’homme intérieur» va se pencher sans exclusive, en faisant appel aussi aux faits religieux (mythes, rituels, représentations) pour tenter d’appréhender de manière globale ce «monde grec», «cet homme grec ancien, qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur et le produit». Un monde qui a fixé les fondements d’un nouvel ordre humain, qui n’est pas un modèle pour l’humanité, mais une certaine forme de pensée rationnelle qui, entre autres, fait du «politique» une catégorie à part entière.
Miroir des temps actuels
«Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont». C’est sur ces mots que s’achève La Traversée des frontières, le dernier livre publié par Jean-Pierre Vernant en 2004. Des mots qui figurent aussi sur une borne du Pont de l’Europe qui relie Strasbourg à Kehl. Tout un symbole qui résume les travaux d’une vie et les pistes qu’ils ont ouvertes. Car si l’oeuvre de Vernant a, à ce point, marqué de son empreinte la recherche historique, c’est qu’en étudiant l’évolution de l’homme et du monde grecs, du religieux au politique, du mythe à la pensée rationnelle, elle nous renvoie aux transformations de notre société et à ses «crises», comme le retour du religieux dans la politique, les nationalismes ou encore la violence et les dérives sécuritaires, tous phénomènes susceptibles de porter atteinte à la démocratie.
Comprendre était une passion, transmettre également, avec un don oratoire qui captivait ses étudiants. Le 23 octobre dernier, il était dans un lycée à Aubervilliers, dans la banlieue parisienne, pour raconter Ulysse aux élèves.
Jean-Pierre Vernant avait vu disparaître, l’an dernier, l’historien et helléniste Pierre-Vidal Naquet. «Il n’a jamais fait de la Grèce un modèle intemporel», disait-il alors, en évoquant celui avec qui il avait partagé cinquante ans de compagnonnage intellectuel. Il ajoutait «Il n’oubliait pas qu’à côté il y avait la Chine, l’Inde, l’Amérique précolombienne, par exemple, et qu’on ne pouvait pas comprendre les Grecs si on ignorait ces civilisations».
Des propos qui s’appliquent aussi à lui-même.

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