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Bélisaire, par M. Marmontel suite 9.

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[i] Si vous me croyez digne de ce commerce, reprit Tibère, pourquoi ne le serais-je pas de vous posséder tout-à-fait? Mes aïeux seront honorés de voir leur héritage devenir votre bien, et leur demeure votre asyle. Vous y serez révéré, servi avec un saint respect par tout ce qui m'environne; et c'est à mon exemple qu'on s'empressera de remplir ce pieux devoir.

Jeune homme, lui dit Bélisaire, vous êtes bon; mais ne faisons point d'imprudence. Dites-moi (car il y a dix ans que je vis éloigné du monde) quel est l'état de votre père, et quelles vues il a sur vous. - Nous sommes issus , lui dit Tibère, de l'une de ces familles que Constantin appela de Rome, et qu'il combla de bienfaits. Mon père a servi sous le règne de Justin, avec assez de distinction. Il était estimé et chéri de son maître. Sous le nouveau règne, on obtint sur lui des préférences qu'il croyait injustes ; il se retira ; il s'en est repenti , et il a pour moi l'ambition qu'il n'eut pas assez pour lui-même. - Il suffit, lui dit Bélisaire : je ne veux mettre aucun obstacle à l'avancement de son fils. En suivant le mouvement de votre cœur, vous ne sentez que le plaisir d'être généreux; et, en effet, c'est une douce chose ; mais je vois pour vous le danger de vous envelopper dans la disgrâce d'un proscrit. Mon ami, que la cour ait raison, ou qu'elle ait tort, elle ne revient pas. Elle oublie un coupable qu'elle a puni ; mais elle hait toujours un innocent qu'elle a sacrifié : car son nom seul est un reproche, et son existence pèse, comme un remords, à ses persécuteurs.

- Je me charge, dit le jeune homme, de justifier ma conduite. L'empereur a pu se laisser tromper ; mais il suffira qu'on l'éclaire.

- Il ne faut pas même y penser, dit le héros. Le mal est fait : puisse-t-il l'oublier, pour le repos de sa vieillesse !

- Hé bien donc, insista Tibère , soyez encore plus généreux : épargnez lui le reproche éternel de vous avoir laissé languir dans la misère. L'indigne état où je vous vois est un spectacle déshonorant pour l'humanité, honteux pour le trône, révoltant pour les gens de bien, et décourageant pour vos pareils.

- Ceux qu'il découragera, répondit Bélisaire, ne seront point mes pareils. Je crois au surplus, comme vous, que mon état peut inspirer l'indignation avec la pitié. Un pauvre aveugle ne fait point d'ombrage , et peut faire compassion. Aussi mon dessein est-il de me cacher ; et si je me suis fait connaître à vos compagnons , c'est un mouvement d'impatience contre de jeunes étourdis, qui m'a fait commettre cette imprudence. Ce sera la dernière de ma vie; et mon asyle sera mon tombeau. Adieu. L'empereur peut ne pas savoir que les Bulgares sont dans la Thrace ; ne négligez pas de l'en faire avertir.

Le jeune homme se retira bien affligé de n'avoir pas mieux réussi, et il rendit à l'empereur ce que lui avait dit Bélisaire. Justinien fit marcher quelques troupes; et peu de jours après on l'assura que les Bulgares avaient été chassés. - A présent, dit-il à Tibère, nous pouvons aller sans danger voir ce malheureux vieillard. Je passerai pour votre père ; et vous aurez soin de ne rien dire qui puisse le désabuser. Une maison de plaisance, à moitié chemin de la retraite de Bélisaire, fut le lieu d'où l'empereur, se dérobant aux yeux de sa Cour, alla le voir le lendemain.

[u][center]CHAPITRE VII.[/center][/u]
- VOILA donc, où habite celui qui m'a rendu tant de fois vainqueur, dit Justinien en avançant sous un vieux portique en ruine ! Bélisaire, à leur arrivée, se leva pour les recevoir. L'empereur, en voyant ce vieillard vénérable dans l'état où il l'avait mis, fut pénétré de honte et de remords. Il jeta un cri de douleur, et s'appuyant sur Tibère, il se couvrit lés yeux avec ses mains, comme indigne de voir le jour que Bélisaire ne voyait plus. - Quel cri viens-je d'entendre, demanda le vieillard ? - C'est mon père que je vous amène, dit Tibère, et que votre malheur touche sensiblement. - Où est-il, reprit Bélisaire, en tendant les mains ? Qu'il approche, et que je l'embrasse ; car il a un fils vertueux. Justinien fut obligé de recevoir les embrassements de Bélisaire ; et se sentant pressé contre son sein, il fut si violemment ému, qu'il ne put retenir ses sanglots et ses larmes. - Modérez, lui dit le héros, cet excès de compassion : je ne suis peut-être pas aussi malheureux qu'il vous semble. Parlons de vous et de ce jeune homme, qui vous donnera de la consolation dans vos vieux ans. - Oui, dit l'empereur, en s'interrompant à chaque mot ; oui. ... si vous daignez me permettre ... qu'il vienne recueillir les fruits de vos leçons. - Et que lui apprendrais-je, dit le vieillard, qu'un père sage et homme de bien n'ait pu lui apprendre avant moi ? - Ce que peut-être je connais le moins, dit l'empereur, c'est la cour, c'est le pays où il doit vivre ; et depuis longtemps j'ai si peu communiqué avec des hommes, que le monde est pour moi presque aussi nouveau que pour lui. Mais vous, qui avez vu les choses sous tant de faces diverses, de quel secours ne lui serez-vous pas, si vous voulez bien l'éclairer ? - S'il voulait apprendre à fixer la fortune, dit Bélisaire, il s'adresserait mal, comme vous voyez ; mais s'il ne veut être qu'un homme de bien à ses périls et risques, je puis lui être de quelque utilité. Il est bien né, c'est l'essentiel. - Il est vrai, dit Justinien, que sa noblesse est ancienne. — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire; mais cela même est un avantage, pourvu qu'on n'en abuse pas. Savez-vous, jeune homme, poursuivit Bélisaire , ce que c'est que la noblesse ? Ce sont des avances que la patrie vous fait sur la parole de vos ancêtres, en attendant que vous soyez en état de faire honneur à vos garants. Et ces avances, dit l'empereur, sont quelquefois bien hasardées. N'importe, reprit le vieillard, ce n'en est pas moins une très-belle institution. Je crois voir, lorsqu'un enfant de noble origine vient au monde, faible, nu, indigent, imbécille comme le fils d'un laboureur ; je crois voir la patrie qui va le recevoir, et qui lui dit : Enfant, je vous salue, vous qui me serez dévoué, vous qui serez vaillant, généreux, magnanime comme vos pères. Ils vous ont laissé leur exemple; j'y joins leurs titres et leur rang : double raison pour vous d'acquérir leurs vertus. Avouez, continua le vieillard, que parmi les actes les plus solennels, il n'y a rien de plus magnifique. - Cela l'est trop, dit Justinien. - Quand on veut élever les âmes, dit Bélisaire, il faut en agir grandement. Et puis, croyez-vous qu'il n'y ait pas de l'économie dans cette magnificence ? Ah ! quand elle ne produirait que deux ou trois grands hommes par génération, l'État n'aurait pas à se plaindre ; il serait bien dédommagé. Mon ami, dit-il au jeune homme, il faut que vous soyez un de ceux qui le dédommagent. Là, s'adressant à l'empereur : Vous m'avez permis, lui dit-il, de lui parler en père? - Ah ! Je vous en conjure, lui dit Justinien. Hé bien, mon fils, commencez donc par vous persuader que la noblesse est comme la flamme qui se communique, mais qui s'éteint dès qu'elle manque d'aliment. Souvenez-vous de votre naissance, puisqu'elle impose des devoirs; souvenez-vous de vos aïeux, puisqu'ils sont pour vous des exemples; mais gardez-vous de croire que la nature vous ait transmis leur gloire comme un héritage, dont vous-n'ayez plus qu'à jouir : gardez-vous de cet orgueil impatient et jaloux, qui, sur la foi d'un nom, prétend que tout lui cède, et s'indigne des préférences que le mérite obtient sur lui. Comme l'ambition a un faux air de noblesse, elle se glisse aisément dans le cœur d'un homme bien né; mais cette passion, dans ses excès, a sa bassesse tout comme une autre. Elle se croit haute, parce qu'elle range au-dessous d'elle tous les devoirs de l'honnête homme ; et si vous voulez savoir ce qu'elle en fait, regardez un oiseau de proie planer le matin sur la campagne, et choisir d'un œil avide entre mille animaux tremblants, celui dont il lui plaira de faire sa pâture : c'est ainsi que l'ambition délibère à son réveil, pour savoir de quelle vertu elle fera sa victime. Ah ! mon ami, la personnalité, ce sentiment si naturel, devient atroce dans un homme public, sitôt qu'elle est passionnée. J'ai vu des hommes qui, pour s'avancer, auraient jeté au hasard le salut d'une armée et le sort d'un empire. Envieux des succès qui ne leur sont pas dus, ils ont toujours peur qu'on ne leur enlève l'honneur d'une action d'éclat : s'ils osaient même, ils feraient échouer celle dont il n'ont pas la gloire : le bien public est un malheur pour eux, s'il ne leur est pas attribué. Voilà l'espèce d'hommes la plus dangereuse, soit dans les conseils, soit dans les armées. L'homme de bien fait son devoir sans regarder autour de lui. Dieu et son âme sont les témoins dont il va mériter l'aveu. Une bonne volonté franche, un courage délibéré, un zèle prompt à concourir au bien , voilà les signes d'une grande âme. L'envie, la vanité, l'orgueil, tout cela est petit et lâche. C'est peu même de ne pas prétendre à ce que vous ne méritez pas ; il faut savoir renoncer d'avance à ce que vous mériterez : il faut supposer votre souverain sujet à se tromper, car il est homme ; regarder comme très-possible que votre patrie et votre siècle vous jugent aussi mal que lui, et que l'avenir ne soit pas plus juste. Alors il faut vous consulter ? et vous demander à vous-même : Si j'étais réduit au sort de Bélisaire, m'en consolerais-je avec mon innocence et le souvenir d'avoir fait mon devoir ? Si vous n'avez pas cette résolution bien décidée et bien affermie, vivez obscur : vous n'avez pas de quoi soutenir votre nom.

- Ah ! c'est trop exiger des hommes, reprit Justinien avec un profond soupir ; et votre exemple est effrayant. Il est effrayant au premier coup-d'oeil, dit le vieillard, mais beaucoup moins quand on y pense. Car enfin, supposons que la guerre, la maladie, ou la vieillesse, m'eût privé de la vue, ce serait un accident tout naturel, dont vous ne seriez point frappé. Eh quoi ! les vices de l'humanité ne sont-ils pas dans l'ordre des choses, comme la peste qui a désolé l'empire ? Qu'importe l'instrument que la nature emploie à nous détruire ? La colère d'un empereur, la flèche d'un ennemi, un grain de sable, tout est égal. En s'exposant sur la scène du monde, il faut s'attendre à ses révolutions. Vous-même, en destinant votre fils au métier des armes, n'avez-vous pas prévu pour lui mille événements périlleux ? Eh bien, comptez-y les assauts de l'envie, les embûches de la trahison , les traits de l'imposture et de la calomnie ; et si votre fils arrive à mon âge sans y avoir succombé, vous trouverez qu'il à eu du bonheur : tout est compensé dans la vie. Vous ne me voyez qu'aveugle et pauvre, et retiré dans une masure ; mais rappelez-vous trente ans de victoires et de prospérités, et vous souhaiterez à votre fils le destin de Bélisaire. Allons, mon voisin, un peu de fermeté : vous avez les alarmes d'un père ; mais je me flatte que votre fils me fait encore l'honneur de me porter envie. - Assurément, s'écria Tibère ! Mais, c'est bien moins à vos prospérités, dit l'empereur, qu'il doit porter envie, qu'à ce courage avec lequel vous soutenez l'adversité. - Du courage , il en faut sans doute, dit Bélisaire ; et il ne suffit pas d'avoir celui d'affronter la mort : c'est la bravoure d'un soldat. Le courage d'un chef consiste à s'élever au r dessus de tous les événements. Savez-vous quel est pour moi le plus courageux des hommes ? Celui qui persiste à faire son devoir, même au péril, aux dépens de sa gloire, ce sage et ferme Fabius , qui laisse parler avec mépris, de sa lenteur, et ne change point de conduite ; et non ce faible et vain Pompée, qui aime mieux hasarder le sort de Rome et de l'univers, que d'essuyer une raillerie. Dans mes premières campagnes contre les Perses, les mauvais propos des étourdis de mon armée me firent donner une bataille, que je ne devais ni ne voulais risquer ; je la perdis : je ne me le pardonnerai, jamais... Celui qui fait dépendre sa conduite de l'opinion, n'est jamais sûr de lui-même. Et où en serions-nous, si, pour être honnêtes gens, il fallait, attendre un siècle impartial et un prince infaillible ? Allez donc ferme devant vous. La calomnie et l'ingratitude vous attendent peut-être au bout de la carrière ; mais la gloire y est avec elles ; et si elle n'y est pas, la vertu la vaut bien. N'ayez pas peur que celle-ci vous manque : dans le sein même de la misère et de l'humiliation, elle vous suivra. Eh, mon ami ! si vous saviez combien un sourire de la vertu est plus touchant que toutes les caresses de la fortune! [/i]

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