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Bélisaire, de Marmontel (1790) suite (5)

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[i] « Vous voulez donc, lui répondit Bélisaire, après un silence, qu'il ait eu raison de me faire crever les yeux ? Il y a longtemps, Seigneur, que Bélisaire a refusé des couronnes. Carthage et l'Italie m'en ont offert. J'étais dans l'âge de l'ambition ; je me voyais déjà persécuté ; je n'en restais pas moins fidèle à mon Prince et à ma Patrie. Le même devoir qui me liait, subsiste, et rien n'a pu m'en dégager. En donnant ma foi à l'Empereur, j'espérais bien qu'il serait juste ; mais je ne me réservais, s'il ne l'était pas, ni le droit de me défendre, ni celui de me venger. N'attendez de moi contre lui ni révolte ni trahison. Et que vous servirait de me rendre parjure ? De quel secours vous serait un vieillard privé de la lumière, et dont l'âme même a perdu sa force et son activité ? Votre entreprise est au-dessus de moi, et peut-être au-dessus de vous-même. Dans le relâchement des ressorts de l'Empire, il vous paraît faible ; il n'est que languissant; et pour le relever, pour ranimer ses forces, il serait peut-être souhaité pour lui qu'on entreprit ce que vous méditez. Cette Ville, que vous croyez facile à surprendre, est pleine d'un peuple aguerri ; et quels hommes encore il aurait à sa tête ! Si le vieux Bélisaire est au rang des morts, Narsès est vivant ; Narsès a pour rivaux de gloire, Mundus, Hermès, Salomon et tant d'autres qui ne respirent que les combats. Non, croyez-moi, n'attendez que du temps la ruine de cet Empire. Vous y ferez quelques ravages ; mais c'est la guerre des brigands, et votre âme est digne de concevoir une ambition plus noble et plus juste. Justinien ne demande plus que des alliés et des amis ; il n'est point de Rois que ces titres doivent honorer, et il dépend de vous...»
« Non, reprit le Bulgare, je ne serai jamais l'ami, ni l'allié d'un homme qui te doit tout, et qui t'a fait crever les yeux. Veux-tu régner avec moi, être l'âme de mes conseils et le génie de mes armées ? »
« Voilà de quoi il s'agit entre nous. Ma vie est en vos mains, dit Bélisaire ; mais rien ne peut me détacher de mon Souverain légitime ; et si dans l'état où je suis, je pouvais lui être utile, fut-ce contre vous-même, il serait aussi sûr de moi que dans le temps de mes prospérités. »
« Voilà une étrange vertu, dit le Bulgare ! »
«Malheur au peuple à qui elle paraît étrange, dit Bélisaire. Et ne croyez-vous pas qu'elle est le fondement de toute discipline ; que nul homme, dans un État, n'est juge et vengeur de lui-même, et que si chacun se rend arbitre dans sa propre cause, il y aurait autant de rebelles qu'il y aurait de mécontents ? Vous qui m'invitez à punir mon Souverain d'avoir été injuste, donneriez-vous à vos Soldats le droit que vous m'attribuez ? »
« Le leur donner, dit le Bulgare ! Ils l'ont, sans que je le leur donne: mais c'est la crainte qui les retient. »
« Et nous, Seigneur, c'est la vertu dit Bélisaire ; et tel est l'avantage des mœurs d'un peuple civilisé, sur les mœurs d'un peuple qui ne l'est pas. Je vais vous parler avec la franchise d'un homme qui n'espère et qui ne craint plus rien. À quels sujets commandez-vous ? Leur seule ressource est la guerre ; et cette guerre où ils sont nourris, leur fait négliger tous les biens de la paix, abandonner toutes les richesses du travail et de l'industrie, fouler aux pieds toutes les lois de la nature et de l'équité, et chercher dans la destruction une subsistance incertaine. Pensez avec effroi, Seigneur, que pour ravager nos campagnes, il faut laisser les vôtres sans Laboureurs et sans moissons ; que pour nourrir une portion de l'humanité, il faut en égorger une autre, et que votre peuple lui-même arrose de son sang des pays qu'il vient désoler. »
« Hé quoi, la guerre, dit le Bulgare, n'est-elle pas chez vous là-même ? »
« Non, dit Bélisaire, et le but de nos armes, c'est la paix après la victoire, et la félicité pour gage de la paix. »
« Il est aisé, dit le Bulgare, d'être généreux quand on est le plus fort. N'en parlons plus. J'honore en toi, illustre et malheureux vieillard, cette fidélité digne d'un autre prix. Repose près de moi cette nuit dans ma tente. Tu diras demain où tu veux que je te fasse ramener. »
« Où l'on m'a pris, dit Bélisaire » et il dormit tranquillement.

Le lendemain le Roi des Bulgares, en prenant congé du Héros, voulut le combler de présents.
« C'est la dépouille de ma Patrie que vous m'offrez, lui dit Bélisaire : vous rougiriez pour moi de m'en voir revêtu. »
Il n'accepta que de quoi se nourrir lui et son guide sur la route, et la même escorte le remit où elle l'avait rencontré.

[center][u]Chapitre IV.[/u][/center]

Il n'était plus qu'à douze milles du château où sa famille s'était retirée ; mais fatigué d'une longue course, il demanda à son jeune guide, s'il ne voyait pas devant lui quelque village où se reposer.
« J'en vois un lui dit celui-ci, mais il est éloigné ; faites-vous y conduire. »
« Non, dit le Héros, je l'exposerai à être pillée par ces gens-là » et il renvoya son escorte.

Arrivé au village, il fut surpris d'entendre :
« Le voilà, c'est lui, c'est lui-même. »
« Qu'est-ce, demanda-t-il ?»
« C'est toute une famille qui vient au-devant de vous » répondit son conducteur.
Dans ce moment un vieillard s'avance.
« Seigneur, dit-il à Bélisaire en l'abordant, pouvons-nous savoir qui vous êtes ? »
« Vous voyez bien, répondit Bélisaire, je suis un pauvre, et non pas un Seigneur.»
« Un pauvre, hélas ! C'est ce qui nous confond, reprit le paysan, s'il est vrai, comme on nous l'a dit, que vous soyez Bélisaire. »
« Mon ami, lui dit le Héros, parlez plus bas ; et si ma misère vous touche, donnez-moi l'hospitalité.»
À peine il achevait ces mots, qu'il se sentit embrasser les genoux ; mais il releva bien vite le bon homme, et se fit conduire sous son humble toit.
« Mes enfants, dit le paysan à ses deux filles et à son fils, tombez aux pieds de ce Héros. C'est lui qui nous a sauvé du ravage des Huns. Sans lui le toit que nous habitons aurait été réduit en cendres ; sans lui vous auriez vu votre père égorgé, et vos enfants menés en esclavage, sans lui, mes filles, vous n'auriez peut-être jamais osé lever les yeux : vous lui devez plus que la vie. Respectez-le encore davantage dans l'état où vous le voyez, et pleurez sur votre patrie.»

Bélisaire, ému jusqu'au fond de l'âme, d'entendre autour de lui cette famille reconnaissante le combler de bénédictions ne répondait à ces transports qu'en pressant tour-à-tour dans ses bras le père et les enfants.
« Seigneur, lui dirent les deux femmes, recevez aussi dans votre sein ces deux innocents dont vous êtes le second père. Nous leur rappellerons sans cesse le bonheur qu'ils auront eu de baiser leur libérateur, et de recevoir ses caresses. »
À ces mots, l'une et l'autre mère lui présenta son fils, le mit sur ses genoux ; et ces deux enfants souriaient au Héros, et lui tendant leurs faibles mains, semblaient aussi lui rendre grâces.
« Ah ! dit Bélisaire à ces bonnes gens, me trouvez-vous encore à plaindre ? et croyez-vous qu'il y ait au monde en ce moment un mortel plus heureux que moi?mais dites-moi qui m'a fait connaître. » (À suivre) [/i]

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